Chapitre 57 - La proposition
Remettre les plumes sur Utopie fut assez simple. Les foules se déchaînaient dans les rues, les airs, et chacun semblait bien trop occupé à hurler sa joie pour observer une ébouriffée de plus. Les chants envahissaient chaque bourrasque. Les danses débordaient sur chaque toit. Survolant les fusées éclairantes, j'avais l'impression d'observer le Cœur Noir à l'échelle de toute une île.
A l'opposé, entouré par le tumulte, l'Intemporel semblait plus abandonné que jamais. Les nuages avaient envahi ses vieilles tours, ses galeries, comme s'il souhaitait lui-même se faire oublier. Seule à me diriger vers le temple, je remontai les hordes de fêtards sans prendre la peine de slalomer. « Fais gaffe ! » finit-on par crier. Le conseil venait de bouches prêtes à rendre leur alcool, j'y prêtai encore moins attention.
Finalement, les longs escaliers qui menaient au dôme apparurent dans la brume. Je jetai un œil aux alentours ; réflexe inutile. Les seules auras à la ronde, je les avais depuis longtemps en ligne de mire.
Mes ailes disparurent, je tombai sur les marches. Voler m'avait lassée, je terminerais à pied.
Les tours dantesques, les bas-reliefs. Mètre après mètre, la ville de pierre se dévoilait un peu plus entre les nuages. Les galeries, les fenêtres en losanges. Mon regard courait sur chaque détail, inlassablement. J'étais à la recherche d'un autre sentiment, mais tout me paraissait fade, au point de me laisser indifférente.
Ces marches, si elles représentaient la distance entre mortels et toute-puissance, elles ne seraient jamais assez nombreuses. Ces portes, si elles prétendaient accueillir un dieu, elles ne seraient jamais assez décorées. La réalité avait ses limites, en dépit de ses efforts, elle se heurterait toujours à l'incommensurable.
Et pourtant, comme au moment de quitter Angelina, quelque chose dans cet édifice se mettait à me déranger. Mon ventre se tordait un peu plus à chaque marche. Ma respiration s'accéléra quand apparut le parvis. Meyram revint hanter mes pensées, plus précis, plus présent que jamais.
Quand j'atteignis les doubles portes, une partie de moi voulait faire demi-tour.
Ce fut l'aura d'Angelina qui me retint. Allongée sur le trône, loin de l'entrée, je ne voyais d'elle qu'une tâche blanche dont s'effilait une liane dorée. Une lumière pâle illuminait le dôme par le bas, le vent semblait y danser jusqu'au sommet.
Au bas des marches du trône, des soldats Utopiens discutaient. Parfois, ils levaient les yeux sur la Princesse endormie, puis ils repartaient dans des interrogations dont ils ne semblaient parvenir à se défaire. L'air sentait la confusion. Mes pas résonnèrent longtemps au milieu des théories, jusqu'à ce qu'enfin, une première tête se tourne vers moi.
— J'espère que je n'ai pas été trop longue, soufflai-je.
Je passai au milieu des Utopiens verdoyants.
— Ta mère m'a tout raconté. Et, tu sais, je crois que ce n'est pas moi que tu aurais dû haïr.
Les marches du trône défilèrent sous mes pieds. Parvenue au bord de l'assise, je m'arrêtai, menton penché. Recroquevillée, toute lissée de soie, Angelina se transformait en un bouton de rose blanche prêt à éclore.
Le dôme se fendit d'un écho quand je m'assis à côté d'elle. Un instant, j'hésitai, avant de soulever quelques mèches qui barraient son visage d'albâtre. Ses paupières ne vibraient d'aucun rêve. Malgré moi, je me mis à l'imaginer avec les yeux de la Reine, bleus, clairs, sans la moindre lueur verte.
Ma gorge se noua.
— Au final, murmurai-je, ça aura quand même été de ma faute.
Elle ne me contredit pas.
— Meyram, la guerre, les mensonges, c'est à cause de ces fichues lumières sous ma peau.
Finalement, peut-être qu'Utopie avait raison. Les mortels auraient pu être plus sages s'ils avaient obtenu ce qu'ils voulaient.
Et en même temps, une voix s'éleva au fond de moi. Non, ce pouvoir, personne ne méritait de le posséder. Personne d'autre ne méritait de s'asseoir au sommet du monde, d'être maître de tout pour toujours. « Non », pensai-je, avec un nœud dans le cœur.
Non, personne ne méritait ça.
Je me tournai vers le vide entre les passerelles, là d'où nous avions fui l'Extracteur. A la place des ténèbres de la caverne jaillissait désormais la lumière du jour.
— Il est tombé sur Terremeda, réalisai-je.
Contenait-il encore du pouvoir ? L'idée ébranla mon apathie. Tour à tour, je pensai à Vendomeland, à Fen et Pleh, à Galliem que je n'avais pas revu, puis à Emile et Jeanne, à leur vie paisible, à Terremeda entière.
Que se passerait-il si d'autres mortels découvraient l'existence de cette magie ?
— L'Angevert précédent a disparu, réfléchis-je avec des sueurs froides. Il doit bien y avoir un moyen de faire disparaître ce pouvoir aussi...
— Major ?
Je bondis vers les colonnades.
Il était à moitié dans l'ombre. Un homme blond me dévisageait, regard vif, sans cape, sans insigne, sans arme.
Le pouvoir l'enveloppa à la seconde. Mais une résistance imprévue me déconcerta, Rama eut le temps de glisser, calme :
— C'est ma dernière pile.
Un pendentif de pouvoir. Sous sa manche. Enroulé autour de son poignet.
— Vous pourriez dire la vérité, je ne vous croirais pas non plus, répliquai-je dents serrées.
— Je ne mens pas. Je ne vous mentirai plus. A quoi bon, tout ce qui était à faire est fait.
Il parvint à faire un pas vers le trône. Le pouvoir se rua sur son autre pied avant qu'il ne l'avance.
Lui plus que la Reine, je ne savais pas ce qui me retenait de le faire rejoindre Meyram.
— Etrange affaire, souffla Rama en me parcourant du regard.
Il prit quelques secondes à me toiser. Puis il amorça un mouvement arrière. Ses pas reculèrent, lentement, jusqu'aux colonnes d'où il venait. Je consentis à lui laisser du répit. Ma haine devait grandir.
— Une proposition que vous ne pourriez pas refuser, déclara-t-il dans l'écho. Voilà ce qui pourrait vous convaincre de m'épargner. J'en ai une, mais...
Il sembla réfléchir. Et, sans le vouloir, je sentis un frisson courir sur mon échine. Ses yeux se plantaient dans les miens.
— Je vous demanderai autre chose. Mettez votre pouvoir au service des mortels.
Ce n'était pas une demande, il me donnait un ordre. Impossible de répondre qu'il en était hors de question.
— L'Angevert est la pire injustice de ce monde, asséna-t-il en me regardant droit dans les yeux. Mais il ne l'est plus si les mortels reprennent leurs droits sur lui. Ce pouvoir apporte des bienfaits, il sauve des vies. Il n'est pas une expression divine à adorer, mais une source de bonheur et de longévité à partager. Sa Majesté Meyram en a accumulé une certaine quantité ici, mais un jour, il viendra à manquer.
Rama sembla remarquer qui dormait sur l'assise. Un violent réflexe m'interposa entre lui et Angelina.
Le souvenir de leur ancienne proximité fit exploser ma colère. J'oubliai mes hésitations. Son existence glissa entre mes mains, je serrai les poings, paumes battantes.
— Quelle est cette proposition que je ne peux pas refuser ?
Je devais le savoir avant de le faire taire. Mais au moment où je terminai ma question, je le sentis. Mon pouvoir ancré dans son corps le transmis avec une précision absolue.
Imperceptiblement, il souriait.
— Si vous me laissez en vie, je la sauverai.
Ses yeux glissèrent de nouveau sur les cheveux blancs qui pendaient du trône. Je me sentis exploser.
— Comment osez-vous...
— Je suis le seul à connaître les attentes des deux royaumes, coupa-t-il avec flegme. Je suis le seul à pouvoir tempérer les ardeurs et trouver un compromis pour Son ex-Altesse.
Il ne se détournait pas d'Angelina. Je ne savais pas quel sentiment traînait dans son regard, mais je n'avais aucune envie de le savoir.
Cet homme l'avait trahie de la pire des façons.
— Vous n'êtes pas irremplaçable, grondai-je, sans qu'il ne se tourne vers moi. Je pourrais...
— Partir avec elle, termina-t-il. Trouver la clé des chaînes ne devrait pas vous prendre bien longtemps... A vrai dire, la voici.
Il lâcha une longue clé dorée sur le marbre.
— Mais laissez-moi vous donner mon avis, major, poursuivit-il. Vous savez qu'en seize ans de coma il pourrait lui arriver malheur. Et vous ne le ferez pas.
L'écho de ses paroles frappa plus fort que ne l'avait fait celui de la clé.
— Si vous voulez bien m'excuser.
D'un geste, il me tourna le dos, pour avancer d'un pas ferme en direction des colonnades. Je ne savais plus ce que je devais faire. Le tuer. L'écouter. Oublier ce que j'avais senti chez lui, et qui me retournais bien plus que je ne voulais l'admettre.
De la sincérité.
Rama plia les jambes, s'adossa contre une haute colonne de pierre.
— Contre sa vie, soufflai-je. Vous auriez pu tout proposer contre sa vie, même ma reddition.
Sa voix me répondit au loin, placide.
— Vous n'auriez peut-être pas accepté. Et je nous préfère en vie tous les deux, Son ex-Altesse et moi.
Il croisa les doigts sur son habit.
— En ce qui vous concerne... j'emprunterais une phrase que Sa Majesté avait pour coutume de dire. « Ce n'est qu'une question de temps. »
Ses yeux se fermaient. Le pouvoir de son pendentif touchait à sa fin. Rivée sur lui, je décomptais les secondes qui lui restait, avant qu'il ne cesse enfin de parler. Chaque mot de ce mortel me faisait trembler de rage, de frustration.
D'inquiétude.
— On se reverra, Rama.
Il souleva une dernière fois les paupières.
— J'y compte bien, major.
Son menton heurta sa poitrine. Le coma l'avait emporté. A peine fut-il parti, ma fébrilité, que je pensais diminuer, monta dans des hauteurs vertigineuses.
Il était vulnérable. Si vulnérable. Endormi à quelques battements d'ailes de moi, la clé d'Angelina devant lui. Le dos à peine voûté, on l'aurait dit très calme et sérieux, presque prêt à écouter le rapport d'un subordonné. Mais, partout en lui, je ne voyais que ce sourire, ce léger sourire, que le pouvoir avait trahi chez lui.
Jamais je n'avais essuyé pire provocation.
En quête de calme, mes yeux arpentèrent les soldats figés, le début du vide derrière la rambarde. Puis Angelina. Rien de tout ce qui venait de se dire ne l'avait affectée. Elle attendait, immobile, en confiant silencieusement son destin entre mes mains.
Toute sa vie, des gens avaient décidé pour elle. Voilà que je me mettais à le faire à mon tour. Cœur nauséeux, je m'appuyai sur l'assise.
— ... Tu as toujours été forte.
Son visage paisible n'eut pas l'air de me juger. Mes mains vibraient contre la pierre, je dus m'y reprendre à deux fois pour dégager son front d'une mèche rebelle. Je ne voulais pas m'éloigner. Mais mes jambes se levèrent. Je la regardai une dernière fois. Puis, sans réfléchir davantage, je tournai le dos au trône, dévalai les marches.
Les Utopiens brillèrent à mes côtés, puis les rambardes les remplacèrent, le marbre, les mosaïques. Arrivée au centre du dôme, j'ignorai mon reflet lumineux sur le losange doré, montai sur la balustrade de pierre.
Un gouffre sans fin crachait son air glacial sous mes pieds. Des particules de lumière voletaient dans les bourrasques. Mes paumes s'enflammaient, dégageaient une chaleur qui m'aidait à tenir debout. Le vert grandissant finit par m'éblouir. Je fermai les yeux.
Il fallait que je m'oublie.
Ma peau crépita sous les arabesques. Mes cheveux décolèrent de ma nuque. Une à une, les émotions quittèrent mes pensées, les regrets, la colère, la peur. Galliem je ne savais où, Angelina sur son trône. Les derniers visages s'évaporèrent. Je glissai dans le devoir.
Le vent était déchaîné.
Bruyant, assourdissant.
Pourtant, jamais il n'avait été si accueillant.
Les mètres défilaient et le pouvoir s'éloignait des convoitises, des ambitions, des vies innocentes. Il ne fuyait pas, il protégeait, même s'il n'aurait jamais l'occasion de le prouver.
Certains souvenirs remplaçaient les tempêtes de lumières, les cyclones, avant de se perdre parmi les nuages. De la lumière perçait la brume, partout, au sommet du ciel, depuis ce soleil lointain, en bas sur les montagnes, la neige, les lacs, la mer.
Mes yeux se perdaient sur Terremeda, si calme vue de haut. Je ne pensais plus qu'à cet Extracteur, tombé quelque part.
Et à ces mots, qu'eux seuls, je ne parvenais pas à oublier.
« Je te promets de revenir. »
FIN
L'ANGEVERT – PARTIE II
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