
Chapitre 56 - Compatir
« J'ai tué un homme. »
Ce n'était pas n'importe lequel. J'avais tué une ordure, un tortionnaire, un meurtrier.
« J'ai tué un homme. »
Il m'aurait tuée si je ne l'avais pas fait. Il se serait tué seul, à force de convoiter une force trop puissante pour lui.
Le vent se fit plus fort.
« J'ai tué un homme. »
J'attendis que le grincement s'atténue avant de penser de nouveau. Le panier tangua. Il fut porté dans un autre nuage, à en croire la pellicule d'eau qui se déposa sur ma peau, avant de lentement revenir à sa place. J'avais eu le temps de le remarquer ; Vendomeland avait perdu en altitude. Peut-être aurais-je la malchance de croiser un navion. Je laissai la corde grincer de nouveau, le dos collé contre les branches tressées, sans rouvrir les yeux.
Je ne savais pas depuis combien de temps je réfléchissais. Un jour, trois jours, peut-être plus. Depuis que Meyram avait disparu, en somme. S'il avait pu s'envoler de mes pensées par la même occasion, je lui aurais au moins été redevable pour quelque chose. A la place, je le revoyais lutter contre le pouvoir qu'il avait longtemps convoité. Ce pouvoir qu'il voulait sien avait signé sa perte.
A cause de moi.
« J'ai tué un homme. »
Pas un homme. Un fou. Un fou qui rêvait.
Je rouvris les yeux.
La lumière ne m'éblouit qu'une fraction de seconde. Là-haut, au sommet de la corde, dissimulées dans un léger brouillard, les Poulies semblaient avoir repris de l'activité. J'entendais des éboulements, on devait déblayer.
Un instant, j'imaginai Trimidis, porté par les poignets et les chevilles.
Je revis le visage figé du caporal. Mais à la même vitesse que mes yeux s'étaient habitués au soleil, la tristesse s'évapora comme si elle n'avait jamais existé. C'était une sensation particulière. Je ne me sentais pas bien, et d'un autre côté, ça ne me faisait pas vraiment réagir.
A croire que toutes mes sensations, toutes mes émotions, étaient désormais éphémères.
Au fond, j'étais aussi partagée concernant Meyram. Un homme, c'était mortel. L'avoir tué ne changeait pas grand-chose. Mais dès que cet argument faisait surface, cette phrase revenait en boucle. « J'ai tué un homme. J'ai tué un homme. » « Oui, et alors ? » Une partie de moi n'en avait que faire, quand l'autre ne cessait de tergiverser. Je culpabilisais de l'avoir tué, sans le faire, je regrettais, sans le faire, alors je me rassurais, sans le faire. Quand le détachement l'emportait, je cherchais à me souvenir de cette sensation, lorsque la poussière sombre avait tourbillonné dans le vide. J'avais ressenti une étrange nausée, comme un dégoût profond, à la fois physique et mental, qui m'avait retournée à m'en faire oublier le vide. Je m'en rappelais. Mais, encore une fois, ça ne m'affectait pas.
Le panier tangua un peu plus fort, je comprimai le rebord.
Meyram. Meyram. Il me torturait l'esprit, mais dans un cas comme dans l'autre, j'avais l'impression que ce n'était pas pour la bonne raison.
Peu importe. Pour le moment, il y avait une chose plus urgente à mettre au clair.
Mon dos se décolla du panier. Le bois craqua, mais son état d'ancienneté dans un coin de la tête, je ne pris pas le temps de m'inquiéter. Plus haut, la corde grinçait de nouveau dans sa poulie. Les yeux ancrés sur ma destination, je me levai, et m'envolai au cœur de la chappe de brume.
Chaque mouvement d'aile fut plus léger que le précédent. Les courbatures brillaient par leur absence, comme si je me réveillais d'une sieste dans un bon lit. La réalité semblait s'être réellement détraquée – la pensée m'effleura, avant de disparaître sous un flot d'apathie.
C'était comme si le monde entier m'était devenu étranger. Et ce fut d'autant plus perceptible, quand je pris pied aux Poulies.
Il y avait beaucoup de monde. Des mécanos, des civils, des soldats, des Utopiens. Tous plus ou moins blessés, ils se tendaient des pierres, des planches, dans des chaînes aussi étranges dans leur composition que par leur organisation. Mais ce n'était pas ce qui m'intrigua le plus. Leurs gestes semblaient trop lents. Comme si la fatigue de l'invasion s'était ancrée dans leurs corps, pour perdurer encore des jours après.
Ici des paniers retournés, là des bibelots Terremediens à l'abandon. Personne de connu, aucune trace de Trimidis. J'y pensai, je ne savais pas qui avait perdu la vie, ou qui avait survécu. Ça me fit bizarre, juste après avoir à moitié avoué que la perte de Meyram ne me faisait ni chaud ni froid, de constater que certaines morts m'inquiétaient réellement. La rue que j'avais empruntée depuis les Cordes semblait toujours exister. Je m'y dirigeai.
— Hé, toi ! Tes yeux... ?
Aura inconnue. Une croissance normale, quoique des changements récents dans l'ossature de sa jambe droite. La prolétaire qui s'approchait me regarda de travers, toujours dans cette attitude ralentie que je n'expliquais pas.
Mes yeux. Quoi, mes yeux ?
Ah, oui. Mes yeux.
Vendomeland plongea hors du temps. Sans dire au revoir à la fille, je repris ma route entre des silhouettes d'un vert incandescent. Ce serait plus simple que d'expliquer à tout le monde.
Une centaine de milliers de vies signifiait sa présence par une pression sur mes mains. Je voulus en chercher quelques-unes parmi elles, mais ce fut l'occasion de constater que l'impossible existait toujours. Tant pis. Je vérifierais à l'ancienne.
Les éboulements que j'avais provoqués dans la galerie pour les Cordes avaient été consolidés avec précipitation. Je sentais encore les mortiers jetés dans les fissures en passant les pieds dessus. Les dégâts étaient titanesques, une vie suffirait-elle à rendre à ce royaume son apparence d'antan ?
Le soleil approchait. Plus cru, plus présent que dans mon souvenir. Une véritable lumière s'ouvrait au fond du couloir sombre, très loin de celles qu'on pouvait espérer au centre du nuage. J'accélérai le pas. Le vent aussi semblait différent. Je courus. Plus aucun mort sur le sol, plus aucune arme, juste de la détermination dans les piliers, de l'espoir dans les déblaiements, une envie dans cette galerie entière, de reconstruire.
Je quittai la galerie.
Le passage des Cordes n'existait plus.
Vendomeland n'existait plus.
Les fissures avaient traversé les parois, les maisons, les mécanismes. Le nuage entier avait cédé. Au bord du vide, je contemplais deux autres îlots flottants, tours vaporeuses illuminées de soleil, surmontées du chapeau brun de l'ancienne Prairie.
Était-ce possible ?
Les silhouettes verdâtres s'étaient figées aux quatre coins de ce paysage étrange. Elles étaient en vol entre deux îles, une corde à la main, ou visage vers le ciel, assises dans les restes d'une maison offerte à la lumière. Les constructions s'amoncelaient, à moitié ruines, à moitié plongées dans la brume, traversées de poutres et de mortiers, parsemées de sourires et d'étreintes.
Entre ces deux îles, plongées dans le brouillard, les hautes tours de l'Intemporel semblaient toiser de loin le nouvel archipel.
Pour la première fois, Meyram quitta mon esprit.
« Angelina. »
Le pouvoir fondit vers la pierre lointaine, par-delà les nuages, au cœur de ce dôme que je ne voyais pas d'ici. Je sentis les colonnes, le marbre, le trône. Puis je la sentis elle. Toujours endormie, rien n'avait changé, ne serait-ce ces nouvelles auras qui l'entouraient. Je cherchai l'animosité dans les postures. Pas d'armes. Avant d'être figé, on se grattait la barbe, on se tordait les mains, sans plus.
Pour l'instant, savoir qu'elle ne risquait pas sa vie me suffisait. Je raffermis ma prise sur l'île, qui semblait s'en extraire par la distance, en prenant soin de relâcher le temps pour mon Altesse. Elle n'avait pas besoin de ça.
Mes ailes battirent de nouveau. Je montai le long de la paroi à pic. Des galeries de prisons, des racines de plantations, chaque mètre était plus chaotique que le précédent. La deuxième strate s'ouvrit dans toute sa blancheur, tel un coquillage fracturé. Beaucoup de monde s'y trouvait, mais dans les tenues comme sur les oreilles, rien ne prouvait une appartenance à la noblesse.
Je montai encore.
Ils étaient là, les privilégiés. Une foule compacte s'était rassemblée sur les restes de l'esplanade non loin du château. Cette fois, il y avait des armes, beaucoup d'armes. Face aux nobles, dégainées dans les poings serrés, épées et dagues luisaient de reflets ravivés par le vert et le soleil.
Pieds dans la terre, je longeai cette bulle de tension pétrifiée. Les anciens de la deuxième strate n'étaient pas à leur aise, c'était peu de le dire. Ils vivaient toujours, mais qui sait, peut-être leur sort n'avait-il pas encore été décidé. Je m'attardai sur les visages, sans vraiment faire attention, quand je remarquai la surprise dans les regards. Tout le monde était tourné dans la même direction.
C'était un peu en retrait, au milieu de cette distance sécuritaire qui séparait les nobles de leurs gardiens. Une tête bouclée se dressait au-dessus de la foule, penchée sur une silhouette à la fois placide et décontenancée. Pleh regardait Fen. Il lui tendait la main.
Le temps d'arriver au château, j'avais perdu de vue tout ce que ce geste pouvait impliquer.
Je poussai les portes, qui fermaient un tiers de bâtisse en ruine. Du haut de leurs gonds, les battants protestèrent en silence. Le temps s'était arrêté ici aussi. Les arches, les trônes, les alcôves, toutes les ruines semblaient figées plus que jamais, comme délaissées depuis une éternité. Même l'écho de mes pas n'existait pas. Je marchais dans l'image figée d'une époque révolue.
Elle n'était pas là. Pourtant, je sentais son aura. Après une longue seconde d'hésitation, je finis par baisser les yeux. Elle se trouvait sous mes pieds.
Je sautai dans un escalier, puis dans un autre. Les plafonds auraient menacé de s'effondrer si je ne les tenais pas immobiles. J'avalai les marches luisant d'émeraude, tournai au détour d'un pilier jade, puis m'arrêtai face à cette porte. Elle semblait bien banale et reculée, pour ce qui se trouvait derrière.
Au moment de baisser la poignée, la lumière éclatante des paumes sembla vaciller. Les deux îles voulaient retrouver leur liberté. Quelle impatience... Une goutte glissa sur ma tempe quand je tentai de les retenir encore. Je finis par renoncer. Le temps repris son cours dans les cieux, seule la salle qui m'attendait resta pétrifiée. Je désenclenchai les verrous et fis un pas un avant.
C'était une pièce toute en pierre, vide. Peut-être un entrepôt, reconverti en geôle de prestige. Les Serviteurs s'étaient assis contre les murs, les mains en prière. De dos dans un angle, le grand chauve contemplait un encensoir doré. Et au centre, sous un puits de lumière, attendait cette femme, droite et belle, enveloppée dans une robe aux broderies décousues, et à la coiffe blanche sans couronne.
La Reine portait les mains en losange, regard vers le haut. Illuminé, son visage me frappa comme la première fois. Ses traits étaient plus jeunes, plus tendres, comme si Angelina adulte se tenait devant moi. Je ne m'attendais pas à être autant bouleversée. Meyram lui avait bien fait quelque chose avec son pouvoir, je ne savais pas pourquoi, mais je l'en détestai un peu plus à cause de ça.
J'attendis encore un instant, main sur le cœur, oreille dans les escaliers. Prudente, je pris soin de refermer la porte, au cas où quelqu'un aurait envie de s'inviter. La salle figée étouffa le bruit de mes pas sur la pierre. J'approchai de la Reine. M'arrêtai. Puis, d'un mouvement de doigt, la libérai.
Elle resta tournée vers le haut. Les yeux dans la lumière, elle mit quelques secondes à réaliser que quelque chose avait changé. Ses sourcils blancs se froncèrent. Elle se tourna sur les Serviteurs, avant de, lentement, écarquiller les yeux.
Elle me remarqua. Elle pâlit.
En silence, l'une après l'autre, ses jambes se plièrent.
La Reine était tombée à genoux, tête baissée. Je ne prononçai pas le moindre mot pour qu'elle se relève.
— Pourquoi ?
Ne plus voir son visage faisait resurgir ce que je gardais enfoui. Pourquoi m'avoir menti ? Pourquoi me l'avoir caché ?
Pourquoi avoir fait porter ce fardeau à Angelina ?
— Pourquoi ? répétai-je, fort.
La Reine courba l'échine.
— Pour vous protéger.
— Ne pouvais-je pas me protéger seule ? grinçai-je. Aviez-vous besoin d'impliquer autant de personnes ? De condamner votre fille ?
Elle ne répondit pas tout de suite, ce qui fut sage. Ma colère eut le temps de retomber. Mais le ressentiment était toujours là, et j'attendis sa réponse, qui sembla mettre des années à arriver.
Voix pâle, la Reine murmura :
— Avez-vous entendu parler du précédent Angevert ?
Sa question me surprit. Malgré moi, je fouillai mes souvenirs.
— Angelina m'a fait lire un conte à son sujet. Elle ne savait pas son nom.
— Personne ne sait son nom, souffla-t-elle sans grandeur. Personne ne sait rien de lui. Pourtant, il a bien existé avant vous.
Elle sembla hésiter à se redresser. Mon pouvoir à cran fondit sur elle, ses épaules s'affaissèrent d'elles-mêmes.
Difficile de dire qui de moi ou Meyram l'effrayait le plus.
— L'ancien Angevert vivait dans l'Intemporel, continua-t-elle, vibrante. Il n'en sortait jamais, ne recevait jamais. Puis un jour, vous êtes née, mais les Serviteurs n'ont pas annoncé son décès.
Ses doigts se serraient dans sa robe.
— Il s'est passé quelque chose. L'Angevert semblait avoir... disparu. Personne ne se souvenait de lui, même ces détails que j'ai pu vous donner, vos parents les avaient oubliés. L'Ordre restait silencieux. Nous nous inquiétions. Alors, c'est en accord avec Jemelrys et Marane que j'ai pris une décision.
Cette fois, son visage se releva, sans que le pouvoir ne pense à réagir.
— Une machine d'extraction existait, unique, qui permettait la transmission du pouvoir de l'Angevert à une autre personne. J'étais enceinte. Nous voulions tenter de créer l'illusion avec mon enfant à naître, pour vous éloigner de l'Intemporel.
— Mon père n'aurait pas pu le tolérer.
Les mots m'avaient échappé. Même face à ce visage déroutant, entendre parler de Papa me retournait l'esprit.
Je sentis mes poings se serrer.
— Mon père n'aurait pas pu accepter d'échanger la vie d'une enfant contre celle d'une autre.
— Vous étiez tellement plus importante...
— Vous, vous l'avez proposé, m'exclamai-je en ignorant sa réponse. Comment avez-vous pu ? Votre propre fille ! Vous saviez ce qu'elle risquait avec cette histoire d'Intemporel, et regardez en plus dans quelle horreur ça l'a amenée.
Maintenant, la Reine devait regretter de m'avoir sous les yeux.
— Vous l'avez forcée à endosser ce rôle. Vous avez fait de sa vie un enfer. Jusqu'au dernier moment elle aura souffert, par votre faute ! Vous avez été pire que Meyram pour elle !
Elle soutenait mon regard en silence. Ses lèvres tremblaient, le bleu de ses yeux avait pâli. Malgré tout, je me sentis atterrée. Elle ne semblait pas triste. Elle ne semblait pas regretter.
Je la voyais sous un nouveau jour.
— Vous n'aimez pas votre fille.
Le constat était amer. Toujours silencieuse, la Reine ne démentit rien, et profita de cet instant pour relever un genou du sol.
Mais elle ne me vit pas plus longtemps. Le temps la pétrifia de nouveau. La rage remontait dans mon âme comme si on avait soufflé sur ses braises, je décrochai le regard de son visage de porcelaine, marchai dans la salle.
Son oncle, deux royaumes, maintenant sa mère. Jusqu'au bout, le monde aurait été cruel avec elle. Tout ça pour soi-disant « me protéger ». Ce qu'il ne fallait pas entendre. Qu'aurais-je craint de la part de quelques guignols en robes ?
Mes pieds frappèrent les dalles au hasard. Le pouvoir battait dans mes tempes, il voulait m'apaiser, mais il avait du mal. Une par une, je toisai les silhouettes vertes des Serviteurs, jugeai leurs visages inexpressifs, leurs postures soumises.
Et puis vint le chauve.
Comme les autres, il était resté immobile. Des lueurs le parcouraient de la toge aux colliers. Son regard était posé sur l'encensoir, qui pendait depuis sa main. Il semblait imperturbable, fixe, comme s'il le contemplait depuis longtemps. Je le fis à mon tour.
Ses yeux rencontrèrent les miens. Acérés, ils semblaient plongés à la surface de l'objet, comme s'ils cherchaient à en voir l'intérieur. L'encensoir doré lui offrait une vue déformée sur ce qui se trouvait dans son dos, la salle, et en particulier la Reine, qui n'était plus en position de prière.
Je fis un pas en arrière.
Non, ce regard fondu sur l'or, il ne voulait rien dire. Peut-être ne regardait-il pas la Reine. Peut-être ne guettait-il pas ma venue, comme j'aurais pu le croire. Peut-être était-il juste perdu dans la nostalgie, avec cet objet dont il ne se servirait plus jamais.
Dans le doute, je voulus altérer le reflet de la Reine, pour le ramener à ce que le Serviteur avait vu en dernier. Mais il suffit d'une tentative pour que je m'en rappelle. L'or ne bougerait pas.
Son regard perçant repassa devant le mien.
— Tu pourras toujours courir pour me retrouver.
Je n'attendis pas la réponse. Le pas ferme, je tournai le dos à l'encensoir, aux toges, aux prières, à la Reine et à ses mensonges.
Sans m'inquiéter d'une quelconque discrétion, je revins dans la salle du trône et quittai le château détruit par les airs.
Ma prochaine destination était toute trouvée.
Plus que jamais, je devais la voir elle.
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