
Chapitre 53 - L'Angevert
C'était peut-être ce sentiment qu'on ressentait, lorsqu'un rêve se terminait. Mais impossible de savoir si je m'extirpais du cauchemar ou si j'étais en train d'y plonger. Les cris et le vent remplaçaient le vent et les cris. Des cris plus métalliques. Un vent plus hargneux.
L'esprit déchiré entre deux réalités, j'ouvris des yeux plus lourds que des haltères.
Derrière les paupières, l'apocalypse était sans nom. Une tempête verdoyante se déchaînait, entraînée dans la rotation de centaines de sphères. Le vortex infernal soulevait les chaînes, balayait un corps inerte au loin, dans des nuées de particules. Le sol tremblait, un grondement sourd courait du dallage au lointain sommet.
Au centre des éclairs, l'Extracteur tournait encore et toujours. Sa cime semblait penchée, comme si l'énorme machine s'était foulé la cheville. Ses sphères voltigeaient avec maladresse. Des éclats d'un vert agressif s'échappaient de l'intérieur, lacéraient les parois, les socles, les dalles, dans des déflagrations amplifiées par les échos. Partout, la pierre se craquelait, le sol se fendait, l'air d'imploser sous une pression invisible. Je crus un instant que tous ces phénomènes étaient dus à l'emballement des mécanismes, avant de baisser la tête.
Ce devait être un miracle que je ne sois pas éblouie. Une lumière fluorescente courait du bout de mes pieds à la pointe de mes doigts, en passant par mes jambes, le dessous de la chemise battue par les vents. Des arabesques vertes s'embrasaient sans cesse, se reflétaient sur la pierre polie, les chaînes, les sphères déséquilibrées devant moi.
Je fixai cette image étrange, déformée par le mouvement. Un nouveau fantôme était apparu dans la salle. Sa silhouette verte semblait briller au milieu des torrents, du vent et des éclairs. La tempête ne semblait pas le gêner. A moitié agenouillé, il regardait devant lui, incandescent et immobile.
La couleur de ses yeux aurait fait pâlir celle des éclairs.
Une nouvelle secousse fissura la pierre du socle. Vues de près, les craquelures n'en étaient pas vraiment. Ces déflagrations, dignes de tremblements de ciel, réduisaient les dalles en poussière. Mes pieds étaient leur point de départ.
L'Extracteur pencha un peu plus, avalé par le sol. L'esprit dans les fraisiers, je mis quelques secondes, avant de réaliser que la caverne était en train de s'effondrer.
Mes jambes se dressèrent. Les attaches des chaînes, sur la pierre, cédèrent comme si elles étaient en papier. Je tirai sur les maillons, les anneaux se désagrégèrent en une vague de poussière emportée par les bourrasques. Les anciennes attaches terminèrent leur course dans les sphères emballées.
Un cri de protestation s'éleva de la machine quand les premières sphères s'emmêlèrent aux chaînes. Je n'y fis pas attention, pas plus qu'aux grondements sourds qui s'élevaient de plus belle. Mes pieds bondirent sur le sol. Le froid de la pierre ne m'atteignait plus, j'eus l'impression de courir sur du sable.
Dans les tourbillons d'étincelles, sa tête tanguait, désarticulée au bout de bras amorphes. Je l'appelai ; ma voix hurla dans la tempête sans qu'elle ne lève les paupières.
Elle ne pouvait pas avoir abandonné. Elle ne pouvait pas être tombée sous leur folie. Je l'appelai de nouveau. Son nom résonna parmi les éclairs, les crissements, les fissures. Je criais, sans savoir au fond si je n'implorais pas les cieux, les Divins, qui sais-je encore. Les bas-reliefs s'écroulaient. La terre tremblait un peu plus à chaque pas que je faisais.
Je sautai sur son socle. La pierre crissa sous mes pieds, quand la caverne, elle, se décomposait toujours plus.
A ses côtés, je pris une seconde, pour réaliser que c'était bien elle, mon Angelina, ma déesse. Alors que je saisissais doucement son corps frêle par la taille, les torrents verts qui s'extirpaient de mon corps dissimulèrent jusqu'aux plus fines broderies de sa robe.
L'Extracteur extrayait toujours, il tirait mon corps et mon âme jusqu'à lui. La force que j'avais retrouvé serait éphémère.
Angelina contre moi, j'étendis une main vers ses longues chaînes, qui montaient vers les hauteurs de la caverne. Mais à peine un doigt posé sur le métal, je me figeai. Ces chaînes-là, elles ne cèderaient jamais.
Un immense craquement coupa court à ma surprise. Ce n'était plus seulement le sol, mais des parois entières qui s'effondraient. Je resserrai Angelina, le menton enfoncé dans ses cheveux. Le sol sous mes pieds se nervurait de fissures, toujours plus longues, toujours plus nombreuses. Elles couraient vers la lumière du dôme d'où pleuvaient des gravats. Au milieu des socles ensevelis, l'Extracteur nageait entre une brume verdâtre et une marée d'étincelles rougeoyantes. Sa vitesse semblait ralentir, à mesure que montait un vrombissement énervé des entrailles de la terre.
Nous devions monter. Nous devions voler. Je le savais, mais cette idée eut beau se répéter dans mon esprit, je restai aussi immobile qu'Angelina, les yeux plongés dans l'apocalypse. Je ne savais pas ce que j'attendais. Ce n'était qu'un sentiment, qui me disait que quelque chose restait à comprendre. Mais qu'y avait-il de plus ? La machine emballée ponctionnait ma vie, avide jusqu'à la fin. Sa propre folie la faisait sombrer un peu plus à chaque instant, nous avec.
Les plaques qui empêchaient à mes ailes de se déployer volèrent en éclats. Les plumes retournées par les vents, je tentai de maintenir Angelina, ballante, coinçai ses genoux dans mon coude.
Mais au moment de quitter le sol, quelque chose d'autre me revint.
Ma tête se riva immédiatement au-delà de l'Extracteur. Derrière les torrents, un cristal brillait doucement d'un vert éteint. Les dalles l'avaient à moitié avalé, les anneaux d'or qui l'encerclaient s'étaient dégondés. Aucun fantôme ne volait autour de lui, pourtant, je savais qu'il était là. Je le sentais.
« La Voix ! » l'appelai-je de toute la force de mon esprit.
Les fissures qui s'ouvraient sur le sol ne présageaient rien de bon. Je m'étais précipitée vers Angelina sans penser à lui.
Cet être, quoi qu'il soit, m'avait sortie de la solitude et du poids du secret. Et il était là, maintenant, coincé dans ce drôle de mécanisme, qui l'avait maintenu face à l'Extracteur sans qu'un Détenteur ne soit à ses côtés.
Aucune lumière, aucune silhouette, aucun regard venu d'ailleurs. Lèvres mordues, je comprimai les genoux anguleux d'Angelina, m'élançai vers le haut.
Mes ailes battirent contre des vents plus puissants qu'entre les îles. Les vagues de pouvoir se dispersèrent en volutes chaotiques. La tête de mon Altesse cogna contre mon buste, je la serrai de toute la force de mes bras, et pris plus de hauteur. Une grande chaîne dorée tombait dans le vide jusqu'à elle, montait face à moi, jusqu'aux sommets ensoleillés du dôme.
« Mon ange. »
Un cri s'étrangla dans ma gorge. Des parois de pierre et de dalles menaçaient à chaque instant de nous barrer la route vers le soleil, je ne pouvais plus chercher son fantôme du regard.
Je ne savais même pas quoi lui dire.
« Je ne peux pas mourir, mon ange, puisque je n'existe pas. »
Malgré moi, sa rengaine favorite m'arracha un sourire amer. J'esquivai un pan de mur fendu en gravats, pour concentrer le pouvoir faiblissant dans mes bras. La chaîne devenait de plus en plus lourde. L'Extracteur nous rappelait à lui. Jamais je n'avais autant volé à contre-courant.
« Je ne saurai donc jamais qui tu es, pensai-je entre deux souffles. Ou qui tu aurais pu être, si tu avais existé. »
Je n'attendais pas de réponse. C'était un constat. Mais il y avait tant de vie dans cet esprit lumineux, que je ne pouvais m'empêcher d'imaginer qu'il avait un véritable corps, quelque part.
« Autres temps... autres... réalités. »
Je ne pris pas le temps de comprendre. Le poids de la chaîne devenait insoutenable. Elle étincelait encore longuement au-dessus de nos têtes, longue liane de lumière qui nous guidait hors de l'enfer. Au-dessus des derniers maillons se tenaient une poulie rudimentaire, des décors de pierre, des colonnades. Mes bras se gainèrent une nouvelle fois, frais et neufs, comme si le poids venait tout juste d'être posé entre mes mains.
Contre l'appel du gouffre, le pouvoir se déploya à flots. Les tremblements s'invitèrent jusque dans mes pensées.
La lumière du jour nous illumina. J'arrachai des derniers battements à mes ailes. Nos pieds dépassèrent la rambarde d'une passerelle.
Et je nous laissai tomber sur le marbre. Les mosaïques se mirent à trembler, les colonnes à se dédoubler. A peine mon corps se relâchait-il, je resserrai en panique les bras autour d'Angelina, emportée vers le fond par les chaînes.
Son visage, en premier, finit par se stabiliser sous mes yeux. Il était serein, immobile. L'observer me rendit une force que je ne pensais plus avoir ; sans réfléchir, je tirai les maillons sur la passerelle.
Où que je pose les yeux, il y avait du vert. Sur les mosaïques, les chaînes, la pierre lisse des rambardes. Une drôle de nausée me courait dans l'estomac, pourtant, la sensation d'arrachement semblait moins forte ici. Plus aucune vapeur fluorescente ne flottait dans l'air. Les arabesques brillaient un peu moins sur ma peau, bien qu'elles tremblent toujours, comme si le pouvoir n'attendait qu'une invitation pour s'envoler de nouveau.
Mains fébriles, je levai une nouvelle volée de mailles plus épaisses que le poing, qui se fracassèrent sur les dalles. Activer ses muscles avait le don de laisser de côté les pensées superflues. Ce n'était pas le moment de flancher, pas maintenant que nous étions tirées d'affaire.
Je tirai encore, mètre après mètres, les bras en feu. Je voulais enfin souffler. Enfin réaliser que nous étions hors du piège.
Pourtant, plus la montagne de chaînes grandissait, plus montait en moi une sensation désagréable.
Nous venions d'en réchapper, et rien ne semblait fini pour autant.
Au contraire, j'avais l'impression que tout ne venait que de commencer.
Le dernier mètre de maillons tinta lourdement contre la rambarde. Une mauvaise odeur commençait à imprégner ma chemise ; j'espérai qu'elle ne dérangerait pas mon Altesse quand je la repris contre moi.
Elle devait dormir. Oui, dormir. Pas chancelants, je m'éloignai du bord de la passerelle. Mes pieds rencontrèrent le grand losange doré, ce qui provoqua des étincelles désagréables sur ma peau. En accélérant, je me fis la promesse de ne plus jamais toucher d'or de ma vie.
La chaîne sinuait derrière nous, tandis que j'avançais vers le trône de pierre, d'or et d'émeraude. Rien d'autre ici ne semblait plus confortable, ni plus digne de la recevoir.
Après les mosaïques revint le marbre, puis après le marbre revint la pierre. Marche après marche, je gravis l'escalier dépouillé de dorures que le Roi m'avait montré avec tant de fierté. Qu'avait-il dit, déjà ? Que ce trône était le mien aussi. Quelle impertinence. Quel irrespect.
Le corps d'Angelina s'allongea sur la pierre taillée aussi souplement que sur un lit. L'assise était trop grande pour elle, je pus y replier ses jambes. Doucement, pour ne pas la réveiller, je croisai ses bras enchaînés sur le large accoudoir, afin qu'elle puisse y apposer la tête.
Elle dormait profondément. Sans doute plus encore que lors de ses siestes interminables. Sa respiration ne soulevait pas sa robe. Les rêves ne vibraient pas sous ses paupières.
Je glissai une main dans ses cheveux, ramenai une mèche sèche en arrière.
Je ne voulais pas la sonder. Je savais pourquoi je ne voulais pas, et justement, ça ne se pouvait pas, donc inutile de le faire. Mais le pouvoir était devenu incontrôlable. Il me désobéit, et profita d'un contact avec son oreille, pour m'apprendre la vérité.
Elle ne dormait pas.
Elle n'était pas morte non plus.
Elle était dans le coma.
Le soulagement m'étreignit jusqu'au plus profond de l'âme. Elle était dans le coma. Donc elle se réveillerait. Je n'avais qu'à attendre. Mes pieds se croisèrent à côté du trône, je tombai assise sur la pierre.
Une minute passa. Puis une deuxième. Je sentais un sourire patient étirer mes joues. Pour passer le temps, je me perdais sur le dôme, ses losanges, dissimulés dans chaque relief, la hauteur du dossier du trône, qui donnait peur qu'il s'effondre. Vue de haut, toute la salle semblait à la fois plus immense et moins impressionnante. Comme si d'ici, elle était un peu plus à taille humaine. On s'y sentait moins écrasé, plus grand, plus libre.
Troisième minute.
Peut-être Angelina avait-elle envie de comater plus longtemps. Je dévissai ma tête dans sa direction. Elle n'avait pas bougé. Décevant, mais après tout, je m'y attendais.
— Reste ici, tu seras en sécurité, soufflai-je à ses paupières closes.
Ma voix semblait étrangement changée. C'était toujours la mienne, mais j'avais l'impression qu'une autre personne l'utilisait.
— Je sais où est allé Meyram. Il ne reviendra pas tout de suite.
Elle acquiesçait en silence, j'en étais sûre. Toujours souriante, je levai une main en signe d'au revoir — pourquoi mes doigts tremblaient-ils ? — et descendis une à une les marches de pierre.
Pierre, marbre, mosaïques. Je remontai le chemin sinueux de la chaîne, jusqu'au losange central, que j'esquivai, cette fois. Autrement, je ne faisais pas attention à mes pieds. Je tanguais. Mon esprit semblait perturbé. Jamais il n'avait été autant abreuvé d'informations, et aussi incapable d'analyser la situation.
Où devais-je aller ? Que devais-je faire ?
Qui étais-je ?
« La Voix... Tu m'entends ? »
Pas de réponse. Entourant la lumière du jour, les doubles portes me tendaient leurs bras d'or, dans les tumultes de l'île.
« Angelina est dans le coma, lui dis-je malgré tout. Je le connais, ce coma. Il se déclenche à l'arrêt des réserves de pouvoir. Un Détenteur doit compenser le temps d'utilisation avec du temps de sa propre vie. »
Les nuages étaient plus clairs ; ils m'éblouissaient.
« Elle est plus jeune que moi, me rappelai-je. Elle doit avoir seize ans. Elle est Angevert depuis sa naissance, donc elle se réveillera dans seize ans. »
A cette pensée, je sentis mon sourire s'affadir.
« Dis-moi... J'aurais une question. »
Mes pieds avançaient seuls désormais.
« Qu'entendais-tu par il te reste beaucoup de temps ? »
Je les sentais chanceler, se tordre un peu plus à chaque pas.
« Qu'entendais-tu, poursuivis-je, par rien ne te sera impossible ? »
Le vent portait des cris et des rires. La lumière s'était tordue, devenait floue, coulait hors de ma vue. A quelques plumes du dehors, mes jambes s'affaissèrent, mon dos s'abattit contre une porte.
Quand j'entendis de nouveau ma voix, elle était mordue par les sanglots.
— Dis-moi... depuis quand suis-je l'Angevert ?
Même yeux fermés, le monde refusa de se faire chaud et rassurant.
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