
Chapitre 50 - Mémoires (partie I)
Il frottait mes plumes du bout des doigts, un drôle de sourire sur la figure.
— Lyruan, Lyruan... Tu as de si belles ailes. Presque aussi belles que celles de ta mère.
Je sentis mes joues chauffer.
— On s'en fiche, Papa !
Mes petites mains se saisissaient des siennes. Un rire chaud vibra dans son ventre, je rebondis quelques fois.
Il était joyeux. Heureux. Ses yeux fondaient dans les miens, doux comme du chocolat.
— Ah..., se figea-t-il vers les escaliers. J'entends ton frère qui braille.
Il me souleva de son torse comme si je ne pesais qu'une poignée de plumes. Posée sur le mou du sofa, je ramenai les pieds frais dans mes mains, les ailes encore frémissantes. Un géant brun se dressait à côté de moi, losange scintillant à son cou.
— Attends-nous, on arrive.
Ses lourdes chausses s'éloignèrent sur le marbre. Je les suivis des yeux, de la tête, jusqu'à ce qu'elles disparaissent dans les escaliers.
L'entrée de la maison était pratique pour entendre Galliem. Les grandes fenêtres, les hautes colonnes, s'il y avait un petit bruit, on l'entendait du sol au plafond. Regard sur les marches blanches, je m'écrasai sur un coussin. Il ne revenait pas. Mes petites mains glissèrent vers le rebord. Je m'allongeai sur le ventre, laissai pendre une jambe vers le sol.
Mes pieds atterrirent dans les plis d'une grande cape posée sur l'accoudoir. J'avançai. Le marbre était froid, alors je me dépêchai sur ce tapis familier, étalé au centre des colonnes.
Seule dans la salle, je fixai le vide devant moi. Puis je mimai un cri, en lançant un poing mou en avant. Ma jambe suivit, cassée dans un cercle approximatif.
Je frappai. Je combattais les méchants, dissimulés dans mon imagination. Je faisais comme lui. Je faisais comme Papa.
— ... pauvre gazouille... Tout seul qu'il était, mon gazouillon...
J'étais en train de mordre une créature à six pattes. Elle s'évapora avec les voix dans l'escalier. Les murmures de Papa, les couinements de Galliem. Je m'assis sur le tapis, petit frère arrivait, tenu entre deux bras. Ses mini-mains se posaient sur la barbe brune, ou se perdaient dans les cheveux sous les épaules.
— Tu veux venir ?
Papa tendait une main. Je me levai aussitôt, rentrai les ailes, grimpai le long du bras qui me portait déjà contre son épaule. Ses grands pas berçaient. Galliem, à moitié endormi, mâchonnait le losange doré. Je me blottis. Si je fermais les yeux, je trouvais que le monde était tout petit.
Ça secoua quand Papa se laissa tomber dans le sofa. Il resta silencieux, un bras enroulé autour de nous. Galliem, yeux clos, le losange baveux entre ses lèvres. Moi, somnolente, les mains accrochées à sa tunique.
J'avais peur qu'il parte si je m'endormais.
— Papa ?
Mon doigt tournait dans les dessins des broderies. Le tissu bougea, il penchait la tête.
— Quand je serai grande, soufflai-je, je veux être soldat.
Un soupir. Ou un marmonnement.
— Ma fille... Quand tu seras grande, tu seras ce que tu voudras.
Il me serrait fort.
Très fort.
Peut-être presque aussi fort que cet autre jour, quand nous nous rendions au château.
Ce jour-là, j'avais tant grandi que je dépassais les hanches de Papa. C'était la première fois que j'allais la voir. J'étais nerveuse. J'avais tendu ma main, il l'avait serrée dans la sienne.
Je dansais sur place. Le pantalon était encore un peu trop grand, Papa l'avait ajusté avec une ceinture. J'avais des cheveux assez longs pour les avoir attachés sur la nuque. Le matin même, je les avais brossés pendant plusieurs minutes.
L'Angevert était plus jeune que moi, mais elle était beaucoup plus importante. Elle vivait dans une maison où on pouvait se perdre. Elle commandait à Papa, à la Reine, à tout le monde. Quand on était triste, on pouvait joindre les doigts et lui parler. Quand on était joyeux, quand on avait peur, quand on avait un souhait, tout le temps, on pouvait. Ce n'était pas Papa, qui me l'avait dit, c'étaient les autres enfants. Ils parlaient souvent avec l'Angevert. Papa, lui, il ne le faisait jamais.
Je croisai les pieds. Je regardai une dernière fois Galliem, debout sur ses petits pieds, à moitié caché dans la cape à quatre couleurs.
Les portes s'ouvrirent.
— Jemelrys !
Cette grande dame blanche portait beaucoup de bijoux.
— Lilifan, répondit Papa en avançant.
Ils avaient l'air contents, tous les deux. La dame n'avait pas baissé les yeux ; ils étaient étranges, ses yeux, bleus comme le ciel. Ses cheveux blancs, ses oreilles pointues, ça aussi, c'était étrange. Galliem s'était sorti de la cape. Son regard croisa le mien. Il fallait attendre qu'on nous présente, comme Papa avait dit.
Lèvres pincées, je levai la tête vers la salle, d'où était venue la dame blanche.
Elle était là.
Elle nous regardait. Elle aussi attendait. « Qu'est-ce qu'elle est bizarre », ce fut la première chose que je me dis. Ses yeux étaient remplacés par deux étoiles vertes. Ils étaient comme le soleil : ils attiraient, mais ils éblouissaient à la fois. Et ils avaient quelque chose d'étrange. Au début, je ne sus pas, puis, à force de les observer, je commençai à comprendre.
Ces lueurs vertes me dévisageaient, possédées par une rage silencieuse.
Elles s'intensifiaient. Envahissaient la salle coquette, les couloirs du château.
Elles dansaient. Se reflétaient dans un miroir, sur un sol dallé, brillaient dans le noir.
Elles étaient là tout le temps. Où qu'elle aille, elles la suivaient, la pourchassaient, jusque dans les yeux de tous ces gens, qui soi-disant lui apportaient du réconfort.
Son corps était léger. Moins assuré. Plus douloureux, aussi. Fondue sur son poignet, une grande main blanche la comprimait, et la tirait.
La grande femme devant elle levait des torrents de robe dans ses bras. Elle dévalait les marches, courait dans les couloirs, ses longs doigts serrés sur sa peau. Trainée à sa suite, elle boitait, trébuchait. Elle l'appelait « mère ». La couronne ne se retournait pas.
Entre les interstices des plaques, le ciel avait pris une teinte de marbre sombre. La Prairie pliait sous un vent qu'on entendait même derrière le verre. Dehors, les ombres valsaient avec les plumes, les mains avides se frayaient un passage vers les fenêtres.
Les mosaïques tournoyaient sous ses pieds nus. De furtifs reflets verts les traversaient quand elle se penchait. Devant elle, les sandales délicates de la femme volaient sur les dalles. Soudain, elles marquèrent un coup d'arrêt.
Femme et fille étaient arrivées dans la salle du trône. Aucun châtelain, aucun Garde, il n'y avait que le vent, qui soufflait derrière les portes entrouvertes, et cette silhouette en leur centre, cheveux envolés.
— Angelina.
Un mot. Des mains sur ses épaules. Alors qu'elle restait ancrée sur les portes, on la retourna, les yeux bleus de la femme se plantèrent dans les siens.
— Angelina, vous devez continuer. Vous comprenez ? Vous le devez !
Elle la lâcha, elle se sentit bousculée. Un bras lui barra le visage. Au loin, à pas lents sur le marbre, la silhouette avançait.
C'était un homme. Elle ne le connaissait pas, pourtant il avait un air familier. Ses cheveux blancs frappaient ses épaules dans une danse folle, qui ne se mariait pas avec le calme de sa marche. Raide, la grande femme la cachait de son corps, mais cela ne servait à rien. Le regard du nouveau venu était pour elle. Elle le fixait, il la fixait en retour, de ses yeux parcourus d'étranges fissures.
Les poings de la femme se serraient.
— Pars, articula-t-elle vers l'inconnu.
— Lilifan...
— Pars !
— Ma chère. Quel accueil. Tu sembles surprise, pensais-tu que j'entrerais chez moi autrement que par ces portes ?
— ... Pars...
— Décevant, s'affligea-t-il. Mais cela ne m'étonne pas. J'espère que tu auras tout de même l'obligeance de me présenter à cette chère petite, derrière toi.
Il la fixait de nouveau. Elle sursauta contre la robe, ramena des voiles sur son visage. Jamais quelqu'un n'avait parlé d'elle avec autant de bienveillance, avec autant d'empathie. L'homme avançait toujours, lui souriait avec douceur, comme l'aurait fait un père.
Alors, pourquoi son regard lui donnait-il des frissons dans le dos ?
— Ma nièce, souffla-t-il dans sa direction.
Ses yeux brillaient à mesure qu'il s'approchait. Son sourire chaleureux restait figé sur son visage comme un masque. Il s'apprêtait à parler de nouveau, quand soudain, le glissement d'une lame résonna. Pressée contre la robe de la femme, elle tourna la tête, ce que la grande adulte faisait aussi.
Hors d'un couloir latéral, un homme brun, essoufflé, dégainait une épée.
Les plis de la robe se mirent à trembler.
— Jemelrys, murmura la femme.
Cheveux soulevés par les bourrasques, regard figé devant lui, le soldat tendit sa lame en avant.
— Votre Altesse..., commença-t-il. Non, ex-Altesse. La Couronne vous a reconnu coupable de haute trahison. Ne faites pas un pas de plus.
— Ou sinon quoi, Walkaerys ? ricana l'autre.
Un pendentif se déroula entre les doigts de l'inconnu au sourire. Une petite lumière verte s'en échappait, elle l'hypnotisa aussitôt.
— Tu sais ce que ça veut dire, susurra-t-il vers l'homme brun. Je pourrais tout terminer maintenant. Ce spectacle de vos visages au bord de la défaite, c'est tout ce qui me retient.
Il rit.
— Rengaine cette épée. A genoux, et ta mort sera sans douleur.
— Gardez vos ordres, cracha le soldat.
D'un geste, il détacha sa cape. L'habit s'écroula au sol dans un long drapage de couleurs. De son autre main, il tenait une chaîne, terminée par une sphère métallique.
La femme bondit.
— Jemelrys, que faites-vous ?
— Un escadron est en route par la coursive supérieure, déclara-t-il avec une voix grave. Montez à leur rencontre.
— Je vous l'interdit. Vous entendez Jemelrys, je vous ordonne de ne pas...
— Pardonnez-moi.
Suivant le mouvement de sa main, la sphère se mit à tourner au bout de la chaîne. Aussitôt, une drôle de sensation lui serra les entrailles. Elle baissa les yeux. Des filins verts commençaient à s'échapper de ses mains, de ses bras, de ses jambes, parcourus de dessins lumineux. Elle voulut les attraper, mais ils passèrent entre ses doigts, filèrent droit vers l'objet, qui n'arrêtait pas sa rotation.
— Jemelrys, ne...
L'énergie verte atteignait le soldat.
— Si vous ne me permettez pas de le faire pour vous, Lilifan, laissez-moi au moins le faire pour Lyruan.
— Jemelrys... Non... Ne me désobéissez pas...
La femme tremblait comme jamais.
— Pour Vendomeland, prononça le Général.
— Ne... Ne...
Il s'élança à une vitesse fulgurante.
— Ne me désobéissez pas, Jemelrys !
L'inconnu ne portait pas d'armes. Il étendit ses bras vides, un sourire en travers du visage. Un éclair vert déchira la salle du trône. Les doigts de la femme se saisirent des siens. Eblouie, elle laissa ses pieds courir avec ceux de l'adulte, pensées confuses, cœur affolé.
Elle pleurait.
Nous pleurions toutes les deux.
Moi, je pleurais.
En boule dans un coin. Il y avait l'Angevert non loin, mais je n'en avais rien à faire. Je voulais que le monde redevienne tout petit, tout chaud. Je voulais qu'elle arrête de me regarder, que tout le monde m'oublie, que le temps s'arrête, qu'il revienne en arrière.
Elle ne disait rien. C'était encore pire que si elle disait quelque chose.
— Qu'est-ce qui a ? lui lançai-je en reniflant.
Je ne voyais d'elle qu'une tâche blanche au milieu de reflets dorés et de couvertures vertes. Non, après tout, qu'elle me laisse tranquille. Je n'avais jamais aimé ses regards. Si le monde pouvait disparaître, qu'elle disparaisse avec lui. Je ne voulais plus voir personne. Plus rien sentir, plus rien voir, plus rien toucher, plus rien vivre.
Je voulais juste mon Papa.
Elle voulait juste son Papa.
Et elle pleurait toutes les larmes de son corps, à quelques plumes de son lit.
Était-ce toujours elle ? Toujours la personne que sa mère lui avait dit qu'elle était ? Cet amas de cheveux décoiffés, ce nez coulant, ces yeux rouges, ce visage détrempé ? Dans l'immortalité, disait-on, il fallait rester insensible aux affaires mortelles. Alors, cet être si particulier, pourquoi pleurait-il ?
Sa mère avait-elle menti ?
Les minutes passaient. Elle restait inconsolable.
Elle, elle était condamnée à cette existence, par sa faute. Elle souffrait tous les jours, elle s'affaiblissait tous les jours. Elle savait maintenant que cet oncle, qui avait tant effrayé sa mère, finirait par prendre sa vie. Tout ça pour elle, pour la protéger, elle. Elle qui pleurait, elle qu'elle avait toujours haï, de tout son cœur, pour tout ce qu'elle lui faisait subir, tout ce qu'elle lui infligeait avec innocence.
Elle ne vivait que pour elle. Elle était son univers et son tombeau.
Mais à cet instant, c'était son univers qui souffrait, par sa faute.
Son père l'avait protégée de l'inconnu dans la salle du trône. Il avait assumé les conséquences du secret. Il avait accordé un répit à ce monde, mais elle qui pleurait, elle n'en savait rien. Tout ce qu'elle savait, c'était que son père ne la serrerait plus contre lui. Il ne la rassurerait plus quand elle aurait peur. Il ne lui ferait plus à manger, il ne viendrait plus la retrouver après sa journée. Il ne la ferait plus rire. Il ne l'encouragerait plus, il ne la taquinerait plus. Il ne veillerait plus sur elle.
Elle voulait juste son Papa. La déesse avait disparu. Sur le sol, à ses pieds, il y avait une humaine. Une fille sans parents, sans goût à la vie.
Elle la haïssait. Alors, pourquoi descendait-elle du lit ? Pourquoi avançait-elle, à pas feutrés, comme de peur qu'elle ne la remarque ? Elle ne savait pas d'où venait cette envie, irrépressible, qui la menait droit sur elle, alors que son corps souffrait de cet effort, encore par sa faute.
Ses genoux se posèrent à côté d'elle. Elle entendit un hoquet. Un visage grimaçant quitta des mains détrempées, mais elle n'attendit pas de croiser ses yeux. La tête enfoncée dans son cou, elle l'enlaça.
Elle la serrait. Elle laissait sa peine se déverser sur la sienne. Les hoquets redoublèrent, elle la sentit vibrer, hésiter. Puis son visage plongea dans ses cheveux. Ses bras se comprimèrent sur sa robe. Ses sanglots éclatèrent, elle hurla, la voix éraillée.
Pour la première fois de sa vie, elle, déesse du temps, sentit la Destinée s'arrêter d'elle-même. Le sentait-elle, elle aussi ? Elle reniflait dans sa robe, le visage mouillé.
J'avais le sourire aux lèvres. J'entrais dans la chambre de la Princesse un matin, puis un autre, et un autre, encore un autre. A chaque fois, je ne pouvais m'empêcher d'être heureuse.
J'étais heureuse de la retrouver. Elle était heureuse de me retrouver. Je vivais sa présence comme un privilège. Elle vivait la mienne comme un privilège. Nous étions honorées, comblées, attachées, de plus en plus, l'une à l'autre. A tel point que nous ne pouvions plus nous séparer.
La main perdue dans ses cheveux, l'Angevert surveillait cette jeune soldate endormie.
L'uniforme l'avait rendue fière. Dans ces premiers jours où elle l'avait porté, jamais elle n'avait eu la tête aussi droite, le pas aussi ferme, le regard aussi déterminé. Elle ressemblait à son père. Tout le monde se le disait. Peut-être elle aussi.
La soldate soupirait, le nez tordu contre les broderies en losange. Un filet de salive glissait entre ses lèvres pour se perdre dans les drapés. Ses traits étaient lisses, son corps détendu.
Elle, comme toujours, elle avait mal. Mais elle se sentait bien. Doucement, elle étira les doigts vers ce visage qu'elle fixait, remonta quelques mèches brunes qui pendaient sur ses paupières. Légers, les cheveux glissèrent derrière l'épaule, sur les losanges du plastron de cuir. Les mèches se défirent, se mélangèrent. Puis s'arrêtèrent. Une fine pointe blanche, qui perçait dans l'interstice de l'armure, les retenait.
Elle sentit son visage se contracter. Ses doigts posèrent une dernière mèche, puis descendirent vers le bord du plastron, à la base du cou, pour pincer la petite tige blafarde. Lentement, la pointe glissa hors de la chemise, laissa apparaître des filins sombres, ébouriffés, collés dans une forme de plus en plus familière.
L'Angevert cligna des yeux.
Du plastron de sa déesse, elle venait de retirer une plume noire.
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