Chapitre 44 - Celle qu'elle haïssait
« Chers anciens Angeverts. Divins ancêtres, ou je ne sais quoi. »
Voler pour descendre les Cordes était plus simple que de les remonter.
« Je ne sais même pas si ça sert à quelque chose... »
Si un Narayan était à mes trousses, cela aurait peut-être pu se passer plus rapidement.
« Protégez Angelina. Laissez-moi la rejoindre. »
Chaque battement d'aile brûlait des muscles que je ne connaissais pas. Plusieurs fois, je maudis mon épée, pour son poids pourtant insignifiant.
« Ce serait... gentil de votre part. »
Dans le passage libre de cordes, libre de soldats, les cris fusaient toujours, même s'ils allaient en faiblissant avec la hauteur. Yeux accrochés au sommet, je refusai de tourner la tête, même pour contempler l'étendue de l'invasion. L'étendue du désastre.
« Allez... encore un effort... »
J'avais chaud. J'étais exténuée. Après un aller-retour sur Utopie, je me serais bien passée d'une telle épreuve. Les minutes semblaient durer des heures. Je n'avançais pas. Mais quand la première ouverture face au sol commença à apparaître, un regain força une dernière fois mes ailes. Je battis l'air vite, fort, jusqu'à planter les doigts sur des parois resserrées.
La corde qui partait ici n'avait pas été rattachée. J'attrapai l'épaisse poulie, ailes brûlantes en lutte contre le vide. Puis, d'un coup de pied, ouvrai le portillon blanc de l'ogive ajourée.
On était déjà passé avant moi. La porte ouverte bascula sans grincer, s'ouvrit sur un parterre de dalles claires et une chorale de cris. Des voix d'adultes, de gamins. Je bondis sur le sol, rentrai les ailes aussitôt, et claquai le portillon dans la foulée.
Les rues blanches s'étiraient autour de la petite place. Une centaine de silhouettes les traversait en courant ; je m'élançai à leur suite.
Les cris s'entendaient de l'extérieur des maisons. En dépit de ce qui les attendait plus haut, nombreux étaient les curieux à vouloir s'inviter chez les nobles. Ailes dehors, les Utopiens pianotaient sur le verre brisé de fenêtres barricadées. Pieds sur les fleurs, ils toquaient paisiblement aux portes, soulevant des pleurs au travers. Du haut des maisons lisses, au centre des rues dallées, des fissures, plus larges qu'une lame d'épée, serpentaient, grandissaient, effritaient ici le crépis ou l'albâtre, ouvraient là une brèche vers le gouffre sans fin. Les gens couraient. Des silhouettes affluaient de chaque niveau, de chaque quartier, depuis les ogives militaires, droit vers le fond des rues, et, surtout, vers les premiers escaliers.
Embarquée dans un torrent épars, je tentai de rattraper les soldats dans les marches. Je crachais mes poumons. Une main sur la paroi, je finis par ralentir. J'essayai de me hâter, mais mes pieds se trainaient de plus en plus. Ma vision se troublait, le masque n'était pas fautif. Un carnaval de joie me frôlait en hurlant, la tentation était dure, mais dents serrées, je m'économisai, plutôt que de tenter des croche-pieds.
De toute façon, certains trébuchèrent seuls contre des corps à l'abandon. Il y en avait quelques-uns, des résidents malheureux sortis au mauvais moment, qui baignaient dans leur sang en habits de fête. Des cheveux blonds, roux, rouges. Même dans cette course contre la montre, je vérifiai du coin de l'œil, que les An-Chenlei au sol n'avaient pas un bout d'oreille en moins.
Nouvel escalier. Je n'arrivais plus à respirer. Main sur le menton du masque pour le soulever, je me forçai à sauter les marches deux à deux, souffle plus court que jamais.
Les nuages apparurent au sommet.
— Attends-moi, m'étouffai-je.
Pieds nus dans la terre, je m'effondrai presque sur l'herbe.
Je m'attendais à voir plus de corbeaux. A entendre plus de rires. Malgré tout, ce n'était plus une Prairie, c'était un champ de brouillard. Ce n'était plus un château, c'était l'ombre d'une immense cheminée hurlante. Ce n'étaient plus des soldats, c'étaient des endormis à jamais, ou des possédés. La terre humide s'était retournée. Des explosions projetaient des rayons de lumière sur les remparts, ou au milieu des troupes défaites. Des planeurs battaient le vent au-dessus des ailes noires. Les rouleaux de brume avalaient tout, les bâtiments, les silhouettes, quelques mêlées.
Au loin, par-delà les nuages, une pointe de pierre familière s'élevait au milieu du ciel.
« ... Ils sont proches. »
Evidemment, qu'ils l'étaient. Plus proche encore que ce que je voyais. La Prairie ne supportait pas encore leurs flots féroces, mais cela ne saurait tarder. Perdue sur Utopie, mon dernier souvenir d'elle réveilla les forces du désespoir. J'inspirai, avant de rabattre le masque sur mon visage. Mes pieds s'enfonçaient dans la terre meuble. Je courais droit vers l'épicentre des explosions. Le château croulait sous les fumées, des tâches noires couvraient sa blancheur étincelante. La terre tremblait, les tours délicates qui s'élevaient sur ses toits semblaient sans cesse sur le point de s'effondrer.
Jamais la Prairie ne m'avait parue aussi immense. Je dépassai de loin notre petite maison de pierre, envahie par les ombres, sans aucune trace de Galliem. J'aurais voulu déployer mes ailes, gagner du temps, mais les tentatives ne firent que me déséquilibrer. Plusieurs fois, je plongeai jusqu'aux poignets dans des remous de terre liquéfiée, puis dus tirer mon épée hors de la boue, pour retourner franchir les monticules brunâtres, traverser les derniers carrés d'herbe. Je fixai la fenêtre du premier étage à m'en brûler les yeux. La brume l'enveloppait comme le reste, mais la distance se réduisait. Le vent se levait. Il finit par dévoiler la plaque de marbre dégondée, le verre brisé derrière.
Mon cœur retourna tomber dans les Cordes.
Je me jetai au pied des parois. Mon cœur battait si fort qu'il semblait vouloir sortir par mes oreilles. La chambre semblait vide, mais plus loin, une mêlée de guenilles et de masques s'agitait autour d'une large fissure qui scindait la tour du Sagevert. La brume semblait se lever sous les pas fébriles, qui piétinaient les flaques, les gravats, dans des cris de plus en plus puissants.
Je vis une mèche blanche.
L'épée faillit me glisser des mains. L'instant d'après, elle se fondait entre mes doigts, se comprimait contre ma peau, à ne faire plus qu'un avec elle.
Dans un amas grouillant, les mains s'arrimaient à ses bras squelettiques. Ils les tiraient dans un sens, dans l'autre. Des plumes noires la saisissaient par la taille, tentaient de l'emporter vers le ciel. Les cris attaquaient, mordaient, les voix vociféraient contre tous, les corps s'acharnaient vers le centre de la cohue, mains crispées, visages déformés.
La foule ne gesticula pas plus longtemps. Elle verdit, frappée par un éclair de jade.
— Angelina ! hurlai-je.
Tête ballante, yeux clos, elle tenait au-dessus du sol, enserrée de dizaines et dizaines de mains arrimées à ses poignets, sa robe, ses cheveux, ses pieds. Les cris de surprise dans le ciel ne me firent pas reculer. Je bousculai statue sur statue, éventrai cette masse compacte, pour refermer mes bras sur le trésor convoité. Emplie d'une rage sourde, je me forçai à attacher mon épée, et la dégageai de tous ces doigts, de toutes ces mains, de toutes ces bouches, figées dans leurs hurlements d'envie, de tous ces yeux, qui la dévoraient sans scrupules.
Son squelette s'effondra sur mes bras. Sans un regard en arrière, je m'enfonçai dans la brèche dont la foule semblait s'extirper, droit à l'intérieur de la tour aux étagères renversées. Je contournai le lustre écrasé, me faufilai, le long d'un couloir empli de fumée. Le pouvoir m'abandonnait déjà. Alors qu'un dernier sursaut me guidait loin des auras, celles à l'extérieur reprirent conscience, hurlèrent dans des échos rauques interminables.
Le visage d'albâtre pendait mollement sur mon bras. Ses mèches emmêlées se soulevaient dans ma course, se déversaient sur le brassard de cuir, sur son cou rougi de griffures. Je serrai les dents, courus plus vite, plus loin, traversai des pièces dévastées, des corridors fissurés.
— Angelina..., l'appelai-je chaque fois que mon regard croisait le sien. Angelina...
Les arcades fendues se succédèrent. Les marches effondrées. Je gravis plusieurs étages, pénétrai plusieurs chambres, sens en affut, mais aussi inexplicablement embrumés. Je m'arrêtai sur une coursive, lançai mes jambes sur les fissures jusqu'à une nouvelle explosion qui craquela le sol de plus belle. Des rambardes plongèrent vers le sol, un grondement des enfers secoua la bâtisse. Dans une avalanche de craquements, le passage que je venais d'emprunter s'effondra vers l'étage inférieur.
Je me jetai à genoux dans les gravats. Mes jambes et mes bras tremblaient, je n'avais plus de souffle. Sa tête prise à deux mains, je la redressai, le plus délicatement possible.
— Angelina...
Sous cette robe souillée de terre et de sang, je sentais son cœur battre, faiblement. Dans un nouvel effort, la lumière s'alluma sur mes paumes. Je vis les chauds losanges verts s'enfoncer entre ses mèches de neige, blanches et glacées. La déesse sembla briller, un instant, crépita sous la force que je voulais lui donner, à tout prix, quitte à en perdre conscience.
Perdus au milieu des poussières, ses doigts frémirent.
— Angeli...
Je pinçai les lèvres, tentai de détourner la tête, sans succès. Ses paupières se soulevaient. Des flammes de pouvoir dansèrent dans ses iris, curieusement bleus, comme le plus déchaîné des océans.
Une larme coula à l'intérieur du masque.
Et ma respiration se coupa. Alors que je pensai être au comble du soulagement, l'oubli, l'erreur me convulsa. J'aurais voulu remonter le temps. Abandonner cette preuve dans les Cordes ou sur le champ de bataille, pour ne pas qu'elle pense que j'avais trahi. Que je l'avais trahie. J'inspirai, longtemps. Puis, face à son silence, je dégageai une main d'entre ses cheveux, saisis le bas du masque utopien, pour le relever.
Elle me regardait. Que pensait-elle ? Alors que ceux qui portaient ce masque voulaient tous mettre la main sur elle, oui, que pensait-elle ?
« N'aie pas peur. »
J'aurais au moins voulu le murmurer. Mais ma gorge se tordait aussi bien que mon estomac. Mes lèvres tremblaient, je balbutiai, tandis qu'au loin une arche s'effondrait dans un grondement sourd. Elle me fixait toujours, sans un mot, cette force hypnotisante au fond du regard.
— Lyruan.
Ce n'était plus une voix. Elle redevint ce souffle, derrière la fenêtre du premier étage, qui avait expiré mon prénom. Ses yeux ne cessaient de danser, ils se transformaient en miroir lumineux. J'y vis les miens s'y perdre, lucioles vertes dans un tourbillon infini.
—Vous ne devez pas... rester, articula-t-elle.
Elle s'épuisait à chaque mot.
— Vous ne devez pas...
— N'ayez pas peur.
— ... avec moi.
J'eus du mal à réaliser ce qu'elle me disait. Mais sitôt ceci fait, j'eus l'impression que le château entier s'effondrait sur moi. Le désarroi submergea ce regard perdu dans le sien. Je crus voir une larme perler au coin d'un œil, ou plusieurs, les miens, les siens, je ne savais plus.
Elle referma sa main sur mon poignet.
— Partez.
Ses yeux me brûlaient.
— Fuy...
— Vous me haïssez donc à ce point ?
Dans les reflets verts, je vis les émotions m'échapper, se déverser sur mes joues.
— Vous me haïssez, articulai-je. Je sais. Mais même quand je vous sauve la vie, c'est la seule chose que vous me dites ? Partez ?
Je ne savais pas si c'étaient mes larmes ou les siennes, qui ruisselaient sur sa peau blanche.
— Vous ne vouliez pas non plus que je reste, l'autre fois, avec les Serviteurs. Vous m'avez rejetée, quand je vous suppliais de me parler de mon passé. Vous avez toujours été distante. Vous êtes une déesse, c'est normal, mais... Je ne vous pense pas comme ça, au fond. Donc, je sais, c'est moi le problème. Vous me haïssez.
Mon esprit se déconnectait. Elle restait là, avachie sur mes genoux tordus dans les gravats, mais je ne la sentais plus. Son visage disparaissait. Je parlais à deux lumières, perdues dans une mer floue.
— Je sais que vous êtes une personne comme nulle autre, continuai-je, gorge nouée. Vous endurez ce que personne ne pourrait endurer, pour des gens qui se fichent de vous. Vous criez, vous agonisez seule, personne n'en a rien à faire... Mais vous n'avez pas fui. Vous êtes restée dans ce royaume de fous, à souffrir pour des fous. Vous avez... Vous n'avez pas mis un terme...
J'en étais sûre, maintenant. Elle pleurait.
— Dehors, ils se battent tous pour vous, tremblai-je, en levant le bras. Ils s'entretuent pour votre pouvoir, pour le plier à la volonté d'une couronne. Ils courent tous après quelque chose qui les dépasse, mais ils l'ignorent, ils ne se préoccupent que leur cupidité, et ils vous entraînent dans leur folie.
La phrase se répéta plusieurs fois dans mon esprit, avant que je n'ose enfin prononcer :
— Je ne suis pas comme eux.
Je dus le dire une seconde fois.
— Je ne suis pas comme eux.
Elle écoutait. Ses yeux débordaient en maigres ruisseaux le long de ses tempes, se perdaient entre les longues mèches dans son cou. Des lueurs se rallumaient au fond de ce vert atroce, qui détruisait tant de mondes et de vies, la sienne en premier.
Mes mains terreuses plongèrent de nouveau dans ses cheveux. Je portai son visage face au mien.
— Est-ce que vous me haïssez ? murmura ma voix emplie de sanglots.
Elle tremblait, ruisselante. Ses longs doigts flous se levaient de mon poignet, s'agrippaient à ma joue.
— Est-ce que vous me haïssez ? répétai-je encore dans ses yeux, mains tremblantes.
Je voyais trouble. Mon corps ne répondait plus. Fébrile, secoué par l'effort, l'angoisse, la fatigue, je le sentis tirer toujours plus la déesse contre moi, ses doigts rigides comprimés contre ma peau. Le vert dansait, s'embrasait plus que jamais. Puis il s'éteignit. Il disparut dans une obscurité apaisante, à l'instant où des lèvres glacées se posaient sur les miennes.
J'avais fermé les yeux.
Et je serrai sa tête entre mes mains, cœur battant plus que jamais. Il n'était pas libre auparavant. Je le sentais, car doucement, des liens se rompaient, un à un.
Angelina se recula. Quand j'ouvris les yeux, ses ailes difformes étendues sur mes jambes m'aidèrent à réaliser que tout ça n'avait pas été un rêve.
Je ne savais plus où regarder. Ses yeux, ses lèvres.
Sa main, enroulée dans mes cheveux.
— Est-ce qu'il faut te retirer ton pouvoir pour te sauver la vie ?
D'où sortait cette présence d'esprit, je ne savais pas non plus. Sa bouche sèche s'entrouvrit, elle continua de me fixer en silence. Elle eut l'air de réfléchir. Puis, lentement, elle fit « non » de la tête.
Le visage de Krishna flamboya devant mes yeux.
— Qu'est-ce que tu veux faire ?
Elle me dévisageait toujours.
— Quelle vie veux-tu avoir, à partir de maintenant ?
Elle ne répondit pas. La question se contentait de lui écarquiller les yeux et de faire battre son cœur avec une intensité que je ne pensais pas sentir un jour chez elle. Au cours de cet instant, une salve de cris retentit dans les couloirs. Je me retournai ; personne, seulement les échos des courses effrénées, les appels éraillés à la recherche de la gamine aux cheveux blancs.
Le temps nous était compté.
— Nous allons nous mettre en sécurité, marmonnai-je.
Je tentai d'appeler le pouvoir, mais faute à la fatigue ou à mon cœur battant, jamais il n'avait été aussi affolé.
— Je ne peux pas nous faire fuir. Il faut gagner du temps. Ensuite, je te le promets, ta vie changera. Nous partirons loin, très loin. Les fous oublieront ce pouvoir, ils seront heureux, et toi aussi.
Peut-être fis-je une grimace, mais je tentai à tout prix de sourire.
— Tu as envie de voir Terremeda ?
Personne n'aurait eu envie d'y sauter. Moi la première. Mais sous les mèches blanches, les yeux d'émeraude se plissèrent, pour se mettre à briller de plus belle. Un léger sourire naquit sur ses lèvres tiraillées, rayon de soleil dans cette tempête.
Un instant, au milieu de la destruction, elle sembla revivre.
— Ils ont assez gâché ton temps, affirmai-je. N'en perdons pas plus.
Mon Altesse contre moi, le masque se décrocha de mes cheveux, partit au-delà de la coursive, rejoindre les ruines du château.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro