Chapitre 43 - « Adieu, ma rose »
Les déflagrations retentissaient, toujours plus proches. Martellements inéluctables de la Destinée, elles faisaient trembler le marbre dans ses gonds, les perles et les pierres précieuses sur les baldaquins. Les cris perçaient les bruits sourds. Les explosions crépitaient dans l'air glacial de la chambre. L'air perdait ses dernières fumées d'encens, chassées par l'odeur des cendres.
La vue obscurcie par ses cheveux, l'Angevert leva les yeux de ses doigts joints.
Des milliers d'étoiles naquirent sur les pendeloques quand elle glissa son regard sur la chambre. Les lueurs vibrèrent sous les détonations, jusqu'à ce que deux soleils d'émeraude se figent sur le mur en face d'elle, à la surface d'un miroir.
Elle fixait ce corps, ces os saillants, couverts d'un voile de peau blafard. Elle fixait cette claire lumière de jade, qui dévorait ses joues raides, son front plissé de migraines, et envahissait ses yeux, couleur mortelle. Seules ses lèvres semblaient s'en protéger. Elle les voyait chercher de l'air, encore, encore.
Une pluie lumineuse coula du plafond. La déflagration avait été plus forte que les précédentes, les colliers de perles s'effondraient sur les draps brodés. Un filet de poussière s'échappa au-dessus de la fenêtre, un crissement résonna dans la chambre. Une épée contournait le marbre, se plantait contre la fenêtre.
Elle fixait le miroir.
Si seulement le pouvoir du temps donnait des visions de l'avenir. Si seulement elle pouvait comprendre ce qu'elle ressentait. Elle avait ce sentiment étrange, qu'en dépit de ce que disait le Général, la Destinée des mortels était sur le point de se réécrire.
Elle s'était depuis longtemps refusé de réfléchir. Parfois, penser était plus douloureux que d'embrasser d'autres volontés. Des mains l'avaient guidée dans cette direction. Des voix l'avaient convaincue d'y rester. Elle savait que tout reposait sur son rôle. Elle savait ce qu'elle protégeait. Elle le savait. Mais, à cet instant, elle ne pouvait s'empêcher de se regarder.
Elle fixait le miroir.
Et elle ne se voyait pas.
« Tu regrettes. »
Il n'y avait rien à regretter. Jamais plus elle ne regretterait. A quoi bon, à présent, le temps s'accélérait. Son heure approchait. Menton levé, elle quitta son reflet, comprima ses doigts de plus belle dans un losange de prière. Ses pensées s'échappaient du gouffre sans fond où elle plongeait. Elle voulait fuir, se souvenir, et lentement, elle parvint jusqu'à elle.
Elle se souvint de sa force. De sa détermination. De sa volonté inaltérable.
« Je te promets de revenir. »
Seule dans ce tombeau vide, une goutte glissa le long de sa joue. La mémoire, non, ce n'était pas une bénédiction. Elle était cruelle, elle lui rappelait qu'elle s'était tenue ici, à ses côtés, sourire sur leurs visages, insouciance dans leurs esprits. De la Destinée de chacune, elles n'en avaient que faire. Elles riaient. Elles vivaient.
Une nouvelle lame frappa contre la fenêtre.
Lyruan lui avait déjà promis de revenir. A l'époque, elle avait compris où elle se rendait. Mais quelle ironie, ne put-elle s'empêcher de penser. Ce monde ne connaissait pas d'être plus puissant, pourtant, elle ne lui était jamais revenue.
Pour son plus grand bien.
Les épées criaient contre les gonds de marbre.
Peut-être Lyruan était-elle retournée sur cette île. Qu'importe, ses choix ne regardaient qu'elle. Mais perdue dans sa prière, l'Angevert laissa ses pensées dériver un peu trop loin. Elle vit l'Intemporel, son oncle, les Serviteurs.
Ses doigts se comprimèrent.
« Quelle pensée que voilà, mon ange. »
Oui. Derrière la peur qu'elles provoquaient, les choses étaient finalement plus claires qu'elles ne paraissaient.
Que la Destinée s'accomplisse. Que Lyruan condamne ce royaume, si elle en décidait ainsi.
Mais que ce royaume condamne Lyruan, cela, elle ne saurait le tolérer.
Des éclats de verre carillonnèrent contre le marbre quand les épées percèrent les carreaux. Du vent, des cris, des coups, la chambre devint plus bruyante qu'elle ne l'avait jamais été. L'Angevert n'avait pas d'oreille à prêter aux élucubrations mortelles. Lèvres pincées, mains fébriles, elle rompit sa prière, saisit les draps de ses mains osseuses, pour les tirer au-dessus de ses jambes.
Les coups d'ongles rageurs rebondissaient sur le verre. Les lames grinçaient contre les gonds. Son corps glissa sur le matelas, si faible, et pourtant plus lourd d'une stèle de pierre. Les crissements des armes résonnaient autour d'elle. Elle les ignorait, forçait pour déplacer une jambe, une hanche. Les coups rebondissaient avec hargne, lui soufflèrent que quoiqu'elle fasse, cela ne servait plus à rien.
— Y'a du vert ! hurla-t-on.
Le temps s'accélérait. Les coussins, les couvertures, tout ce qui la gênait se fit écarter sans déférence. Tirée au bord du lit, elle laissa ses chevilles pendre vers le sol. Le poids de ses pieds enflammait ses articulations. Le froid se glissait sous les drapés de sa robe, ses tempes se couvraient d'eau.
Le sol était loin. Les reflets de ses yeux tanguaient à sa surface, parterre fantomatique. Ses doigts s'enfoncèrent dans les draps. Elle se voyait au bord du vide.
Le temps s'accélérait.
Ses hanches glissèrent hors du matelas, ses pieds nus chutèrent, chutèrent, jusqu'à rencontrer du froid.
Debout sur le marbre, elle s'arrima à son lit comme à la vie.
— Y'a quelqu'un !
A l'extérieur, la voix qui avait crié se tut. Derrière le fin interstice des plaques de marbre, un regard brun, entouré d'une peau sale, se plantait dans le sien, envahi de lumières dansantes.
L'Angevert se tourna vers la porte. Les cris redoublèrent. Une dernière fois, elle serra ses couvertures, avant de les lâcher. Un premier pied avança sur le marbre. Puis un autre. La pièce entière tournait autour d'elle, les lueurs sur les murs, les reflets verts sur la poignée dorée. Elle tituba, manqua de s'effondrer, mais ses mains se levèrent à temps, se comprimèrent sur l'encadrement.
Souffle court, elle resta un instant arrimée à ses yeux dans la poignée, qui la fixaient d'un air hagard. La porte vibrait sous les coups de la fenêtre et les déflagrations, tandis que les voix s'agitaient de plus belle. Les auras se dispersèrent. Elle cessa de les compter. Ereintée, avachie, elle leva une main. Pria les Divins. Et abaissa la poignée.
Ses pieds tremblants suivirent les rayons qui se déversèrent dans le noir. D'entrouverte, la porte continua son chemin, jusqu'à offrir une grande voie sur la coursive. Le jour venu des voûtes, loin au-dessus des jardins, frappait ses pupilles engourdies. Elle se sentait repoussée, renvoyée à cette chambre-écrin, qui l'avait contenue tant d'années.
Seule au centre des jardins, la grande statue ne la regardait pas. Son visage d'albâtre fixait les arches de balcons à l'avant, au-dessus des plus hautes coursives, ses mains avenantes tendues pour d'autres. Venus du sommet des voûtes, des filets de poussière se déversaient autour d'elle, tombaient sur les fleurs délicates comme une pluie de nuage. Des déflagrations poignardaient le silence serein, retentissaient au fond des couloirs blancs, au-dessus des voûtes, dans les entrailles du sol.
Mains le long du mur, elle avança.
Ces dessins sur le sol, ces portes alignées... Le sentiment était étrange dans cette situation, mais pas après pas, il lui semblait plonger dans un monde perdu. Des souvenirs se ravivaient, les uns après les autres, à mesure que ses yeux se posaient sur cette fine rambarde, sur cette large tunique figée dans la pierre, sur ces arcades en arabesques.
Elle vit le piédestal de la statue. Elle se rappela de ce jour, quand Veban était venue la rejoindre.
Une explosion fit trembler la coursive. Un semblant de cri lui échappa, ses chevilles se tordirent, elle se pencha vers le sol. Des échos de pierre fissurée coururent bruyamment dans la salle.
Recroquevillée sur ses jambes, elle entendit un sanglot s'étouffer dans sa gorge.
Elle prit conscience qu'il n'y avait personne. La Garde, les châtelains, les Serviteurs, la Reine, tous avaient disparu. Elle voulait que Veban soit là. Elle voulait qu'il lui donne la force d'accomplir son ultime volonté, qu'il continue de la rassurer, même si plus rien n'y parviendrait. Il lui avait assuré que les troupes Utopiennes étaient moindres, que le Sagevert défendrait le royaume. Mais l'imprévisible semblait se réaliser. La salle était vide. Elle était seule. Le monde s'effondrait, elle était abandonnée.
— Mère...
Même face à elle, la Reine ne l'aurait pas entendue. Pourquoi donc essayer de la rejoindre ? Elle savait ce que sa mère lui répondrait. Mais peut-être parviendrait-elle à la convaincre, peut-être accepterait-elle. Peut-être déciderait-elle de s'en charger, puis, peut-être, la livrerait-elle à Utopie, pour gagner du temps.
Le visage de son oncle passa de nouveau devant ses yeux, plus tangible que jamais. Une décharge glacée la saisit. Ses pieds nus se comprimèrent sur le marbre, elle voulut rebrousser chemin, se terrer sous ses draps, ne plus jamais croiser la lumière du jour.
Ce fut donc étrange qu'un nouveau sentiment la transcende. Que ses jambes se redressent. Sous la sueur et les mèches décoiffées, son regard se figea droit devant elle. Tant bien que mal, elle se dépêcha, avança jusqu'à un pilier d'albâtre, derrière lequel un escalier plongeait dans l'ombre.
Ses bras se couchèrent sur l'épaisse rambarde. Marche après marche, elle commença à descendre.
Des heurts réguliers secouaient la cage du sol au plafond. Elle avait chaud, elle avait froid. Le pouvoir frappait dans sa poitrine, elle tremblait. Ses jambes ne la portaient plus. Elle redoubla d'efforts, s'allongea sur la rampe de pierre, tenta de soulager son propre poids. Les marches s'égrainaient une à une sous ses pieds. Le couloir inférieur se rapprochait. Elle y arriverait, la Reine ne pouvait pas être bien loin, elle y arriverait.
Des cris de joie explosèrent.
— Fouillez partout !
Des dizaines de pas tambourinèrent le sol, puis d'autres, et d'autres, et encore d'autres. Les hurlements se déployaient en bas, en haut, dans la grande salle, sur la coursive, dans les couloirs. Pétrifiée, elle laissa ses pieds tomber de la dernière marche. Puis elle eut à peine le temps de sentir son cœur se glacer. Des ombres apparaissaient au fond du couloir qu'elle venait de rejoindre.
Elle se crut dans un cauchemar. C'étaient des monstres. Des armures sans visage, aux yeux vitreux, lames tendues à leurs mains. Ils avançaient dans un nuage de poussière, rivés sur elle.
Ils s'arrêtèrent.
— Alors... c'est ça ?
Les inconnus avaient des sourires dans la voix. Elle, ne prononça pas un mot, et restait figée, mains comprimées sur la rampe.
Elle voulait courir.
— Tout ça pour ça ? rit-on.
Le pouvoir pouvait lui permettre de courir. Mais le prix à payer était trop élevé. Les inconnus, dans le couloir, ne connaissaient pas ce genre de dilemme. Droits sur leurs jambes, ils avancèrent de nouveau, lames relevées. Les mains de l'Angevert lâchèrent la rampe. Elle fit un pas en arrière ; au deuxième, ses chevilles brûlantes se dérobèrent. Elle s'effondra sur le marbre dans une valse de soie.
Des rires retentirent de plus belle. Le sol vibrait de pas lourds. Le froid du marbre la mordait à travers la robe, tandis que le pouvoir brûlait ses veines, battait avec son cœur à tout rompre. Souffle court, elle se força à oublier les armes qui approchaient. Sa main déplia doucement ses doigts engourdis.
« Ça n'aurait été qu'une question de temps, mon ange. »
La paume de sa main vibra, raide, blanche. Un losange l'illumina une fraction de seconde. Des auras se penchaient sur ses épaules, les inconnus la surplombaient. Mais à peine firent-ils un geste vers elle, la lumière fondit dans les regards de verre. Dans le même temps, les jambes de l'Angevert se gainèrent, ravivées. Ses bras se plièrent sous son torse, la relevèrent du sol. Lancés sur le marbre, ses pieds la portèrent au loin dans le couloir.
Elle courait.
Derrière elle, la stupéfaction laissa vite son règne. Libérés par la distance, les inconnus crièrent. L'Angevert ne perdit pas de temps à réfléchir. L'esprit empêtré dans les cris, son cœur, le pouvoir, elle se dépêchait vers la salle du trône.
Les sensations la comblaient autant qu'elles l'horrifiaient. Mais un œil en coin sur ses mains, elle ne tarda pas avant de voir les premières craquelures courir sur sa peau, ouvrir un gouffre noir au centre de ses paumes. Immédiatement, l'allégresse disparut, remplacée par un nouvel éclair glacé, qui la traversa de part en part. Oui, c'était un cauchemar. Ses craintes prenaient vie. Qu'elle en réchappe ou non, ces marques ne s'effaceraient pas.
C'était fini.
La poussière se soulevait sur son passage. Des éclats de pierre se plantaient sous ses pieds. Les craquelures cachées dans ses poings serrés, elle courut encore, jusqu'à percevoir dans l'ombre les gravats qui s'amoncelaient dans le couloir et condamnaient la salle du trône.
— Mère !
Elle ne savait pas crier, mais son âme le pouvait. Suppliantes comme en prière, ses mains se plantèrent entre les blocs de marbre brisés.
— Mère !
Seuls les rires répondirent à ses appels. Les inconnus la rattrapaient, silhouettes noires dans les décombres. Le sommeil l'engourdissait, le temps accélérait encore, elle se força à courir vers la dernière issue qui s'offrait à elle : les jardins de la statue.
La salle était vide plus tôt. Elle était aussi vide dans ses souvenirs ici. Mais cette fois-ci, jambes affaiblies, elle manqua de tomber à l'entrée de jardins, coursives, corridors, plus bondés qu'une esplanade lors de la revue des troupes.
Bras chargés de vases, de miroirs, de dorures, de couvertures, des armées de haillons sautaient entre les chambres de la coursive. Les ailes noires se déployaient sur tous les étages, une pluie de plumes sales ruisselait entre les nuages de fumée pour couvrir les boutons de roses. Au sommet des voûtes, des cordes tombaient par des failles instables, desquelles coulaient des corps masqués. Les hurlements se jetaient dans l'écho sans pudeur. Les pas, les déflagrations semblaient écraser l'histoire de cet endroit, sa paix, tout ce qu'il avait été jusqu'à présent.
Durant un instant, elle sembla passer aussi inaperçue qu'un brin d'herbe entre les fleurs. Menton levé à toutes les hauteurs, elle recula à petits pas fébriles vers le centre des jardins. Les visages commencèrent à se tourner vers elle quand ses poursuivants pénétrèrent à leur tour dans la salle.
Les cris se firent rares. Les voix se fondirent en murmures. Tous les regards, nus, luisants, sales, n'étaient plus que pour elle. Le pas de l'Angevert se fit maladroit. Chaque once d'attention l'oppressait jusque dans ses entrailles, elle voulut disparaître, se changer en fleur, s'envoler par les fissures.
Son dos heurta le socle de la statue dans un silence de plomb.
Respirer, elle avait toujours été rassurée de pouvoir le faire. Mais à cet instant, ce fut différent. Sa respiration emballée s'était coupée. Plus tremblants que jamais, ses poings comprimés se collèrent contre la pierre. Ses paupières se fermaient ; elle eut un espoir fugace, en pensant que les autres ici ignorerait la couleur de ses yeux si elle s'endormait. « Futile. » De toutes les coursives, des ailes se déployèrent. Les plumes valsèrent de nouveau. Les armes quittèrent les fourreaux, on enjamba les rambardes, dans un ravivement de cris. La salle se refermait sur elle comme les nuages sur les Tombés ; son cœur rompu bondit dans sa poitrine.
A ce moment retentit une cacophonie d'instruments.
La stupeur dut suspendre les envies comme elle acheva la respiration de l'Angevert. Sur tous les étages, elle vit les regards se détourner d'elle, pour se river sur ce couloir sombre et fissuré, au fond de la salle. Des percussions résonnaient entre des cors enrhumés, des cordes grinçantes. A la lumière apparut une troupe de musiciens couverts de crasse, des instruments tordus dans les mains. Une machine étrange montée sur roues paradait au centre de la procession, avec, assise à son sommet, une jeune femme. Jambes croisées sous une robe déchirée, elle souriait. Menton levé. Cheveux courts. Roses.
Sautant de l'engin, la femme attrapa une boîte longée d'une ficelle, pour la porter à sa bouche.
— Adieu ma rose, tendre fleur d'or
« Mon trésor vénéré
« Nous deux, ça n'a pas toujours été fort
« Mais bientôt ce sera du passé
« J'ai été proche de toi, ma rose
« Où que j'ailles tu étais
« Le monde ne suit que ta volonté.
Si elle avait été dans sa chambre, peut-être aurait-elle été étonnée de ce chant cristallin, pur comme de l'eau, plus puissant que les ordres du Général. Mais chaque mot de cette femme la faisait trembler de plus belle. La voix de la chanteuse résonnait jusqu'aux plus hautes voûtes, criait hors de la machine avec une impudence qui comprimait sa faible poitrine.
L'engin à musique roulait, poussé par un petit homme aux cheveux noirs hirsutes. Il courait presque pour suivre la femme, qui levait ses bras vers les balcons, accaparait les centaines de regards.
— À jamais, je t'aimerai
« Peu importe ce que je ferai
« À jamais, je te chérirai
« Peu importe si tu restais
« Loin, loin, très loin de moi
« Adieu ma rose, je dois te quitter
« Même si c'est sans raison, c'est vrai...
L'Angevert aurait voulu lâcher la statue pour se couvrir les oreilles. La salle hurla encore de milliers d'échos quand les plébéiens laissèrent éclater une joie déplacée. Des sifflements à donner des migraines se joignirent à la cacophonie de la musique. Collée au socle de la statue, elle souffla à grand-peine, oppressée par le monde, par le bruit, par les lourds battements de son cœur. Un monstre semblait bondir dans son ventre chaque fois qu'elle prenait une inspiration, la tête lui tournait, sa vision continuait de s'obscurcir.
A quelques parterres d'elle, la chanteuse faisait tournoyer sa robe et ses boucles rose. Ses pieds nus s'avançaient entre les boutons de fleur, elle marchait fièrement dans sa direction. La grille métallique qu'elle tenait à la main vint frôler ses lèvres entrouvertes ; elle y souffla comme dans un baiser :
— Adieu ma rose, ma petite chose
« Étoile dans les étoiles
« Les gens ne savent pas, dehors
« Ce que je ressens vraiment pour toi
« Oui ma fleur, ma beauté
« Je te suis reconnaissante, car je sais
« Tu m'aimes donc tu me laisses aller.
Les pieds frappaient le sol. Les mains se joignaient dans l'air. Les corps se jetaient dans le vide, se suspendaient aux fins barreaux des coursives, mains en porte-voix, bouches grandes ouvertes. Une fête se déchainait autour d'elle, déesse du silence. Le blanc devenait gris, les rayons se ternissaient. Sous les regards, au centre des jardins, la femme semblait une fleur parmi les fleurs, mais vénéneuse. Ses pas légers éloignaient les ombres, son corps dansant capturait la lumière. L'ensorceleuse remplaçait l'Angevert au centre des attentions, au centre des convoitises, au centre de l'univers.
Elle aurait rêvé de cet instant. Mais son cœur battait fort, et ce n'était pas d'espoir.
— À jamais, je t'aimerai
« Peu importe ce que je ferai
« À jamais, je te chérirai
« Peu importe si tu restais
« Loin...
Rêveuse vers les voûtes, la fleur descendit brutalement son regard.
— Loin...
Elle la fixait.
— Très loin de moi
Visage relevé, ses lèvres se parèrent d'un sourire.
— Adieu ma rose, je dois te quitter
« Même si c'est sans raison, c'est vrai.
Elle était si proche d'elle, à présent. Jamais un mortel ne s'était tenu à sa place, à part Veban et Lyruan. Plusieurs rangées de roses les séparaient encore, la femme ne semblait pas s'en soucier. Elle avançait toujours, pas apaisé, démarche chaloupée, ses yeux ancrés dans les siens avec une intensité à faire frémir un aveugle. Mais l'Angevert ne pouvait pas trembler davantage. Et ce regard, il se noyait dans les songes qui la prenait, doucement, irrémédiablement.
Enfin, entre deux clignements de paupières, elle se souvint de cette couleur.
Les cheveux roses.
C'était une... ?
— À jamais, je t'aimerai, lançait éperdument la chanteuse contre la grille de métal.
Ses yeux semblaient dévorer les siens.
— Peu importe ce que je ferai
Des centaines de cris la rejoignaient en chantant.
— À jamais, je te chérirai
Des ombres se massaient autour de la statue.
— Peu importe si tu restais
« Loin, loin, très loin de moi
Parvenue aux pieds de la statue, la chanteuse lui faisait face. Les voiles salis de sa robe battaient sous les yeux fatigués de l'Angevert, au bord des larmes.
Si la femme tendait le bras, elle la touchait. Elle n'en fit rien. Penchant son visage vers le sien, le rose de ses yeux s'enflamma d'un vert lumineux. La grille de métal trembla entre leurs deux visages ; plongée en elle, la chanteuse y murmura, dans d'ultimes notes de musique :
— Adieu ma rose, je dois te quitter
« Même si c'est sans raison...
La femme baissa la grille. La salle se souleva, marée humaine, qui hurla les dernières paroles du refrain. L'euphorie embrasait l'air, elle vibrait dans les voix, les armes frappées, les explosions qui retentissaient par-delà les murs.
L'Angevert ne voyait plus que cette chanteuse en face d'elle, ces grands yeux, qui semblaient la détailler jusqu'au plus profond de ses pensées. Ses iris limpides brillaient de milliers de sentiments, de fascination, de haine, de colère, d'exultation. Elle, face à cette attention dévorante, ne pouvait que trembler. Sa respiration se saccadait, elle se sentait happée dans des rêves libérateurs, mais qu'elle ne voulait pas rejoindre. La femme se rapprocha encore, son visage devint flou.
L'esprit dans les songes, elle l'entendit murmurer :
— C'est vrai ?
Et le monde plongea dans le noir.
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