Chapitre 42 - La fin d'un monde
Je ne tenais pas à faire un retour remarqué sur Vendomeland. C'était aussi pour ça que j'avais choisi cette destination particulière. Mais, à l'arrivée, ce fut soit trop facile, soit très effrayant. Peut-être les deux.
La folie au Cœur Noir était à son comble. Pourtant il n'y avait ni foule déjantée, ni chanteuse ensorcelante. Un court arrêt temporel, puis retirer le masque à temps sembla suffire à me fondre dans la masse. Des civils, des soldats, de Conseillers de tous les ordres rivés sur une paperasse qui leur tombait des mains, c'était un vrai carnaval.
Trois personnes me bousculèrent en même temps. Mains jetées au hasard, je tirai un foulard des épaules d'un jeune homme, pour l'entourer maladroitement sur mon armure utopienne. Les ordres fusaient dans la cohue pour nous faire évacuer. D'une façon où d'une autre, les civils semblaient bien moins inquiets que les soldats. L'armée voulaient qu'ils partent, mais personne ne semblait vouloir coopérer, surtout ces prisonniers, là-bas. Jambes ballantes aux anciens balcons du Cœur Noir, maintenant barricadés de tuyaux et de planches, ils fixaient les soldats comme des hallucinations tenaces, de la rancune dans le regard.
Les escadrons dégainaient leurs armes, figés sur l'ouverture des remparts.
Et derrière eux...
« Pleh ? »
Tunique blanche ceinturée au creux des hanches, son long cou à moitié rentré entre ses épaules, il alternait du regard entre un parchemin et les soldats, plus concentré que face à une assiette plaine. Même s'il habitait non loin, avec cette tenue, j'eus du mal à réaliser qu'il était là, dans cette fosse sale, de ce quartier sale, dans cette strate sale. Mes pieds craquèrent sur les planches inégales. J'avançai à grands pas entre les silhouettes, les armes, des bâtons, des arcs. Je haussai un sourcil. Il y avait bien plus de monde que je ne pensais.
J'arrivai sous l'épaule de Pleh. Son papier délaissé, il semblait à présent fixer l'ouverture des remparts, les rangs et les armes. Ma main se referma sur son poignet. Avant qu'il n'attire l'attention, je le tirai dans une galerie.
Ses grandes jambes se mirent en marche avec un temps de retard. Un cri de souris et des pas maladroit plus tard, nous étions dans l'ombre, loin des soldats.
— Je n'ai rien de valeur, s'empressa de bafouiller le Conseiller.
— Pleh, c'est moi.
Sa bouche ouverte se tordit en une drôle de grimace.
— Lyruan ?
— Qu'est-ce que tu fiches ici ? Pourquoi autant de soldats ?
— Lyruan, attends...
— Utopie arrive, Pleh.
Ses yeux s'écarquillèrent. Je les vis plonger sur le masque, lacé à mon bras, à moitié dissimulé par le foulard.
Ce serait du temps perdu que de lui expliquer.
— Peu importe, lâchai-je. J'ai besoin de trouver leur traître. Tu tombes à pic, il faut que tu m'aides !
— Lyruan...
J'avais eu le temps d'y penser en volant. Rien à faire qu'ils veuillent m'éliminer de nouveau, rien à faire qu'ils lancent Narayan, leur armée contre moi. S'ils gardaient l'identité de ce traître secrète à tout prix, c'était sûrement car quelque chose me dérangerait.
— Il s'appelle Rama, murmurai-je. Il me surveille de près, c'est certain. Rega...
Je plongeai déjà la main sous mon plastron, pour récupérer le parchemin que Krishna avait laissé près de l'Extracteur. Mais les grandes paumes de Pleh, plaquées sur mes épaules, m'interrompirent.
— Lyruan, souffla-t-il. Toute l'armée te cherche comme traîtresse à la Couronne.
J'avalai de travers.
— Mais... je sens que c'est pas toi, ajouta-t-il aussitôt. Quelque chose cloche. Partout, j'ai l'impression que quelque chose cloche de partout, mais je sais pas quoi.
— Tu as un doute.
Il s'arrêta dans son élan. Me fixa. Puis jeta un œil vers la fosse ; un premier ordre, glaçant, venait de retentir.
— Le-le traître doit être proche de toi, prononça-t-il à toute allure. Est-ce que t'as un ami collant ? Un supérieur sur ton dos ?
— Tu doutes, répétai-je.
— Non, Lyruan...
— Si, tu doutes.
Je regardai à peine les première ailes noires envahir les remparts, sous une pluie de flèches.
— Ce n'est pas moi, articulai-je.
Le parchemin froissé s'écrasa contre sa main. Yeux dans les siens, je le lui fourrai entre les doigts.
— Ce n'est pas moi.
— COUREZ !
Les hurlements fusèrent. Une centaine de pieds se précipitèrent vers notre galerie. Puis une immense déflagration annihila la ruée, suivi d'une deuxième. Le plafond, les parois, le sol, tout se mit à trembler, à craquer. Je basculai, heurtai le sol. Pleh s'était mis à crier.
Entre mes doigts, la poussière se levait en fumée. Des craquelures couraient vers la lumière de la ville, vers les bâtisses, vers les premiers visages atterrés. Derrière, le tranchant des lames résonnait entre les cris. Les voix se multipliaient, la fosse appelait, rugissait, dans une joie brutalement retrouvée.
Une ombre masquée passa sa tête dans la galerie. Sans réfléchir, je comprimai la main de Pleh, et le tirai vers les rues.
La poussière avait l'air de l'avoir rendu aveugle, mais mon ancien collègue me suivit sans lutter, tête baissée. Nos pieds franchirent la fin de la galerie. A peine entrés dans une haute cavité couverte de maisons, des rires de victoire se mirent à nous talonner, à résonner autour de nous.
Je guidai Pleh au hasard. Jusqu'à ce qu'il prenne le relai. Soufflant comme un bœuf, ses longues jambes le tirèrent à mon niveau, puis il m'entraîna entre les maisons, vers une ruelle loin des artères principales. Les rues les plus praticables s'envahissaient de courses et de cris.
Dans un croisement sale, il se retourna face à moi, le parchemin comprimé dans son poing.
— Nous les attendions par le Cœur Noir, expira-t-il, rouge. Mais pas aussi nombreux. Leurs rangs vont déjà grossir avec les mécanos, s'ils atteignent les prisons, c'est foutu.
Les portes claquaient dans une rue proche de nous. Les pas accéléraient encore, des gens chantaient.
Les mains du Conseiller tremblaient.
— L'Armée Blanche est plus nombreuse, lui rappelai-je. Il faut bloquer les...
Un affreux doute me prit au moment de lui confier mon idée.
Rama était stratège. Peut-être le meilleur stratège des cieux. Manipulateur, aussi. S'il était proche de moi, il parvenait à me tromper, depuis longtemps.
Mais c'était impossible...
— Les Cordes, termina-t-il avant moi. Il faut bloquer les Cordes.
Personne ne pouvait jouer un double-jeu pareil.
— Il faut leur dire, vibra-t-il.
Je ne répondis pas. Mon attitude sembla le calmer un instant, il se perdit sur les parois humides.
— Mais... je peux pas y aller. Ma p'tite sœur est encore chez moi. Je-je peux pas...
« Galliem. »
J'acquiesçai avant même de réfléchir.
— J'y vais.
— Non, attends !
Mes dents grincèrent quand je me retournai.
— Je pense savoir ce que je trouvais bizarre, confia-t-il, voix cassée. P't-être que tout... p't-être que tout est déjà perdu.
— Pas tout.
Non, cette lueur dans son regard. Cette mine abattue, qui semblait, un tout petit peu, reprendre espoir. Ce ne pouvait pas être Rama. A moitié convaincue, je fermai la main sur le pommeau de l'épée, et murmurai :
— Va chercher ta sœur.
Puis sans un regard en arrière, je commençai une course contre le sablier.
Planche sur dalle, mes pieds remontèrent le labyrinthe dans lequel nous nous étions enfoncés. Les reflets de l'épée dégainée m'ouvraient la voie. Les sandales rendaient l'âme ; je m'en débarrassai, courus pieds nus dans la poussière, les copeaux de bois, les flaques. Quand apparurent les premières ailes noires, le masque quitta mon bras, pour se plaquer sur ma figure. Je m'infiltrai au cœur de rangs éparses, dans la rue principale, où personne ne portait le même uniforme.
Des masques et armures de cuir, des guenilles, toutes sortes d'armes, des bâtons de l'armée, des cordes, des dagues, des épées plus fines qu'un parchemin. Des centaines de personnes couraient à perdre haleine, et à perdre voix, car tous hurlaient et chantaient. La ruée du Cœur Noir s'amplifiait, gagnait les maisons, convainquait des âmes errantes à en sortir, pour rejoindre des flots qui se transformaient en déferlante.
L'une après l'autre, les silhouettes se mettaient à verdir. Les peaux sales, les têtes décoiffées, je ralentissais les personnes devant moi pour les dépasser. Rang après rang, je tentai de rattraper la tête du cortège. Je reconnaissais le chemin que les gens empruntaient. Nous avions pris le même pour livrer le filet aux Cordes. Je jurai, en crachant mes poumons. Ils allaient bien tenter de rejoindre la Prairie par l'intérieur.
Les ailes noires tentaient de me dépasser par les airs. Elles aussi se figèrent, non sans des exclamations surprises venues de l'arrière. Poings serrés, je ne pris pas le temps de me retourner. Il fallait avancer, ne pas croiser les regards. Mes jambes reprirent la course de plus belle, après qu'une légère vague frétillante les a parcourues.
Enfin arriva la grande galerie qui menait aux Cordes. Elle s'ouvrait à une vingtaine de mètres, grande et sombre, faussement paisible. A l'intérieur s'entrechoquaient les lames et le bois. Des ombres dansaient, certaines valsaient sur le sol. L'armée de fous se précipitait à la rencontre d'escadrons pris au dépourvu, armes levées.
L'air du centre était tiède, mais on aurait dit que les flammes qui habitaient ces gens embrasaient bien plus l'atmosphère. Quand j'entrai à mon tour dans le tunnel sombre, des dizaines de vies s'étaient déjà éteintes. Les yeux sur les corps mélangés des soldats et des civils, il fallut que je le veuille, pour que le pouvoir fige quiconque voulu mettre les plumes dans la galerie.
La sueur dégoulina sur mon front. La main qui tenait l'épée se mit à trembler. Les vies suspendues par le pouvoir se multipliaient. Mon temps était compté ; sans ralentir, je frappai le sol, droit vers la lumière. Mes pieds longèrent des mains désarmées, des yeux aux espoirs déçus. Une épée passable capta un rayon de soleil, je jetai la main dessus, avant de contourner les dernières ombres de duels acharnés.
J'arrivai au Cordes envahies par le chaos.
On voyait presque tout depuis le plancher de départ. Quelques nouveaux mécanismes avaient été rattachés, ils tournaient à plein régime, sans personne sur les étriers. Des combats par dizaines faisaient rage auprès des embarquements, sur le sol, dans les airs. Une centaine d'ailes noires furetaient contre les parois infinies, épée tendue vers le bas, œil de verre rivé sur les galeries des prisons centrales. Cœur serré, je levai une main vers eux, avant d'aussitôt abandonner, souffle court. Je voyais trouble. La pression du pouvoir redoublait à chaque seconde, je retenais toujours un flot ininterrompu de fougue et de folie à l'entrée de la galerie.
Je voulais bien rejouer avec mes limites, mais des choses me restaient impossibles. J'avais besoin d'aide.
Epée levée, je m'élançai vers un soldat de l'Armée Blanche. Un sergent. En plein dans un duel, son couteau paraissait si ridicule face à son adversaire que même lui ne le tenait qu'à moitié.
Avant même de réfléchir, je m'interposai. Mon épée heurta celle d'une soldate Utopienne qui s'attendait vraisemblablement à administrer le coup de grâce. Les yeux dans son masque, je tentai de me concentrer, mais la possibilité que le sergent m'attaque par derrière ne voulait pas quitter mon esprit.
L'Utopienne parut décontenancée par mon uniforme. Sans vergogne, je renvoyai les coups du plus fort que je le pouvais. L'arme était plus légère que mon ancienne épée, j'aurais pu lâcher une main pour me donner de l'élan, mais je ne le fis pas, le pouvoir faisait trembler mes bras jusqu'aux épaules. Les lames tournoyèrent pour quelques échanges. Puis, vite, apparut la première ouverture.
Je n'attendis pas la seconde occasion. Telle une lance aiguisée, ma lame s'élança vers le cuir, sous l'épaule de l'Utopienne. Je sentis l'armure se percer. Puis mon coup être amorti par la chair.
Un cri retentit. Il interrompit mon geste. Les genoux de l'Utopienne s'écrasèrent sur le plancher, je me figeai, en sentant non loin de la pointe de mon épée un cœur battre, fort.
Je revis le Colonel, alors que je plaidais pour des armes létales. Je revis Narayan, ce combat à quelques dizaines de mètres d'ici. A mes pieds, les yeux derrière le masque me fixaient avec ardeur. Ils voyaient que j'hésitais.
Fébrile, je tirai la lame à moi, arrachant un hoquet à l'Utopienne. Le pommeau de mon épée s'écrasa derrière sa tête ; elle s'effondra avant d'avoir pu serrer sa blessure. Je ne la regardais plus. L'épée se retournait déjà vers le sergent, qui se mettait en garde.
— Il faut barricader l'entrée, lui intimai-je, sans me perdre en explications.
— Comment croire une ennemie ?
En sueur derrière le masque, je voulus lui hurler « Je suis de votre côté ! ».
Je n'y arrivai pas.
— Si les autres arrivent aux prisons, ce royaume est perdu.
Il loucha sur l'épée quand je la rengainai. Je me jetai déjà sur les caisses de matériaux en attente d'être remontées. Des ailes noires s'élevaient toujours plus haut entre les cordes, mais il n'y avait rien d'autre à faire. Vite, agir, avant que je ne cède, avant que le passage ne soit envahi sans retour en arrière possible. Quelques corps m'échappaient déjà dans la galerie. Le gros des troupes avançait sans relâche.
Je ne voyais que des planches. Pas le temps de construire quoi que ce soit, je gainai mes bras et soulevai une caisse, dans l'idée de les empiler dans la galerie.
— Vous êtes Walkaerys ! s'écria-t-on.
Mains tremblantes, je lâchai mon premier fardeau, courus vers un autre.
— Au nom de la Couronne, arrêtez-vous !
— Mais le respect des ordres vous empêche-t-il à ce point de réfléchir ? m'exclamai-je en me retournant.
Les soldats valides étaient plus nombreux que je ne le pensais. Une courte dizaine de visages me toisa à distance, puis de plus en plus proche. Fébrile, je marmonnai des injonctions sans finir une phrase. Je tirais à moi une deuxième caisse débordante de bois et de verre sans réaliser que certains n'avaient rien dans la tête, qu'ils ne voyaient pas le monde labouré par la pression, qu'ils ne sentaient pas la fin les tirer par les chevilles.
Une première main se serra sur mon bras. Les poignes étaient solides, moins que celles de Narayan, mais n'avaient rien à envier à ce que j'étais moi-même capable de faire. La surprise laissa place à la révolte. Je hurlai sur les soldats – des ordres, des injures – me contorsionnai sans abandonner la caisse. Des rires résonnèrent dans les Cordes, des cris ralentis dans la galerie sombre. Il n'y eut pas une barricade de plus. Mes mains se firent arracher de la caisse, mes poignets se retournèrent dans mon dos, je sentis le pouvoir fondre sur les assaillants.
C'en était trop. Je devenais incontrôlable.
La magie qui retenait les insurgés disparut.
Un hurlement unanime jaillit des tréfonds de la galerie, envahit le souffle du vent, les rires, les combats, comme si tout n'avait été qu'une bulle de silence. A peine le temps de sentir les soldats reculer, je dus oublier qu'ils me retenaient, pour ravaler cette puissance qui tambourinait dans ma poitrine. Un bout de ma conscience tentait encore de figer les auras libérées. Impossible. Elles se démultipliaient dans la galerie, toujours plus nombreuses, toujours plus rapides.
Les pieds faisaient trembler le sol. Les pulsations de mon propre corps me donnaient le tournis. Un gémissement siffla entre mes dents serrées, des flots de silhouettes floues avancèrent vers nous.
Il y eut des cris, des coups, des sifflements de lame. Avant de réaliser ce qui se passait, je m'effondrai sur le plancher, pour aussitôt être tirées sur mes pieds par des mains gantées. Je repris contenance face à des masques. Et des pouces levés. Les corps de mes assaillants abandonnés au sol, les Utopiens partirent dans les airs.
Ils ne furent pas les seuls.
Jamais la joie n'avait autant fusé dans cette strate. Les ailes décollaient dès le passage franchi. Sans armes, sans même savoir voler, toutes les âmes partaient à la conquête de l'inatteignable.
L'anneau doré crépita douloureusement à mon doigt. Quelques kilomètres au-dessus attendait la Prairie et le château, peut-être inconscient de ce qui arrivait sous ses pieds.
« Angelina... »
Une colère sourde ancrée dans le cœur, je m'envolais à mon tour, alors qu'il était sans doute déjà trop tard.
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