Chapitre 41 - La seule question à laquelle il ne pouvait répondre
— Je suis croyant, Walkaerys, confia le Roi d'Utopie avec calme.
Ses longs doigts tapotèrent négligemment son épaule.
— Je crois en l'homme.
La pointe de ma lame frôlait déjà l'étoffe de sa cape. A quelque pas derrière lui, je tentai d'imaginer le torse maigre derrière les drapés. Il s'inquièterait sûrement de mon silence. Je devais faire vite.
Il était trop tard pour reculer, de toute manière.
Les poings serrés sur le pommeau, je repliai les coudes en arrière, le torse penché en avant. La lame fendit l'air sans un bruit, le percuta aussitôt.
Enfin, j'aurais voulu qu'il en soit ainsi.
La pression que je sentais se fit soudain plus dense qu'un mur de briques. L'air devint épais, à tel point que j'eus du mal à me mouvoir. L'aura d'une, non de deux, de trois Angelina venait de surgir du néant. Elle m'éblouissait, mon pouvoir qui tenait les soldats sembla disparaître ; je fis un pas en arrière, avec l'impression d'avoir eu le temps d'en faire dix.
Mes sens revinrent. Le toucher, la vue, la sensation des vies figées. Je sentis l'odeur du château de la Prairie, les roses, les fragrances délicates. Et le temps de me demander d'où venait cette sensation, je réalisai que dans ma main ne se trouvait plus qu'un pommeau sans lame, à quelques plumes de parures scintillantes.
Je levai la tête. Visage au-dessus du mien, l'homme-monstre me gratifiait d'un sourire tranquille.
— Tu n'as pas peur de la rédemption, observa-t-il en écarquillant ses yeux de nuit. Tu sais ce que cela fait, de pouvoir s'asseoir au sommet du monde. Non, nous ne sommes pas ennemis, Walkaerys, nous sommes semblables. Tu te considères à raison comme une déesse.
De la main, il désigna une longue descente de marches en pierre polie. De mon côté, j'hésitai encore sur la première chose à faire. Hurler pour mon épée. Ou hurler pour ce qui venait de se passer.
— Ce trône t'appartient aussi, glissa-t-il. Vas-y, monte, si tu veux. Il est à toi.
Tout bien réfléchi, le plus urgent était de prendre mes distances. J'obtempérai et me tournai enfin dans la direction qu'il indiquait, pour y avancer à grands pas. Quelques enjambées suffirent à y voir plus clair, mais face à ce qu'il montrait, je me sentis replonger dans un bain de confusion.
A mi-hauteur d'un chœur, culminant en tête d'une longue montée de pierre, se tenait une grande assise. Entourée de formes effilées, tels les rayons d'un soleil de jade, elle semblait le centre d'une sculpture sans fin. De longues vasques de forme ailée s'ouvraient de part et d'autre des accoudoirs, des rondes de losanges se propageaient sur les parois et les hautes marches, le tout envahi de détails plus fins les uns que les autres. Des souvenirs d'arabesques arrachées habillaient chaque pourtour, des bas-reliefs alentours priaient en direction du siège. Enfin, d'immenses statues en robe veillaient sur elle en retrait, visages pâles perdus dans les sommets du dôme.
Ce trône n'avait pas la moitié de la richesse de celui de la Reine, mais son importance semblait sans commune mesure. Je déglutis, en basculant de nouveau sur le Roi. Lui et son fantôme verdâtre attendaient en m'observant, encore bien trop proches à mon goût. L'air de spectateur qui flottait sur le visage craquelé fit trembler le pommeau entre mes doigts.
Je n'étais pas à l'aise. Et je le fus encore moins en réalisant que je me sentais impuissante.
Serein, le Roi d'albâtre soutint en silence le regard que je n'arrivais plus à décoller de lui. Cette blancheur, ce trône, ce pouvoir qu'il dissimulait...
L'espace d'un instant, je crus faire face à l'Angevert.
— Tu m'excuseras, murmura-t-il, quand il ne fut plus aucun doute que je garderais mes deux pieds sur le sol. Le sable s'écoule, il sera bientôt l'heure pour l'Intemporel d'accueillir sa grande invitée.
Un éclat éblouit le dôme. J'ouvris les yeux en catastrophe, mon arme raccourcie tendue vers le Roi.
Il n'était plus à sa place. Les longues mèches blanches se balançaient dans la cape au loin, sur la passerelle de marbre. En suspension autour du losange d'or, les ailes noires s'agitaient, décontenancées, libérées de mon pouvoir.
— Messieurs, mesdames, scanda le Roi, placide. Je vous prierai de ne pas abîmer notre amie.
Les têtes sursautèrent au son de la voix. En dépit du ton calme, chaque mot se fit amplifier jusqu'au plafond. Je vis un par un les visages se tourner vers la passerelle et, presque aussitôt, les regards se baisser. Les lames disparurent dans les fourreaux. J'eus une crampe au cœur en pensant à la mienne.
Le Roi s'éloignait. Mais il suffisait d'un mot de sa part pour que ma situation devienne inextricable.
Je me sentais sotte de m'être prise au jeu du pouvoir de l'Angevert. J'avais cru, même inconsciemment, que je ne risquerais rien face au meneur des Utopiens. Il convoitait le pouvoir d'Angelina, qu'il ait déjà goûté à sa puissance ne faisait plus aucun doute à présent.
Même s'il en donnait l'air, le Roi ne semblait pas m'avoir oubliée. Arrêté au croisement de deux passerelles de marbre, il fit signe à un soldat de se poser sur la rambarde, puis lui glissa quelques mots dont je n'entendis rien. Un regard en coin posé sur moi, le Roi d'Utopie m'adressa un dernier sourire, avant de s'éloigner vers les colonnades, sa cape doucement levée derrière lui.
Les cheveux blancs disparurent. Mais je ne relâchai pas ma garde. Le soldat, qui avait vraisemblablement reçu des ordres, sautait de sa rambarde. Ailes rentrées, il avançait dans ma direction.
Ses épaules étaient plus larges que les miennes, sa mâchoire taillée dans du roc. L'esprit lancé sur les dégâts potentiel d'un pommeau sans lame, je ne pris pas d'initiative. L'Utopien finit par planter ses pieds nus devant les miens, et ses yeux bruns dans les miens. L'air de me juger en silence, il détacha le masque près de son épaule, puis son armure de cuir, ses brassards. Son bras couvert de muscle se tendit, il m'offrait les pièces, à côté de mon pommeau levé.
Le Roi lui avait demandé de m'équiper.
— Je garde l'arme, déclara-t-il.
— Bien sûr, tu en auras besoin, répliquai-je, acerbe.
D'une main, je me saisis de son attirail. Puis je traversai le dôme en vitesse, droit vers l'extérieur, lame invisible tendue dans toutes les directions. Les Utopiens, peu bruyants, me dévisagèrent le long du chemin, curieux, amusés, inamicaux.
« Notre amie » avait dit le Roi.
J'aurais voulu que mon sentiment à l'égard de cette île soit aussi bien défini. Pour l'heure, je me sentais davantage comme ces soldats autour de moi : perplexe. Mais peut-être y repenserai-je plus tard. Le soleil brumeux d'Utopie s'ouvrait par-delà les doubles portes.
Un visage craquelé ancré en mémoire, je quittai ce dôme de l'invraisemblable.
— Tu étais avec Sa Majesté ?
Au centre du parvis devant les portes, poings sur les hanches, une silhouette noire avait l'air de m'attendre. Pommeau serré, je le rejoignis. Sa neutralité avait disparu. Tout comme sa nonchalance, sa légère suffisance.
Krishna me fusillait du regard.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? répliquai-je, en le contournant soigneusement.
Sans un mot, il m'observa coincer le pommeau sans lame entre mes jambes. Moi aussi, je le toisais en chien de faïence. Mes yeux se baladaient sur sa face troublée, sans s'empêcher de flirter sur la salle du dôme derrière nous, ou le paysage de fumées qui avalait progressivement l'escalier à quelques mètres de nos pieds.
L'armure du soldat Utopien passa finalement sur mon torse. J'enfilai les brassards de cuir et, d'un geste sec, tirai les lacets à ne plus en sentir mes bras. La chemise blanche de l'armée, le plastron de major, tout ce qui aurait encore pu me rattacher à Vendomeland disparut sous une nouvelle armure, un peu trop grande. Il ne restait plus entre mes mains que le masque brun, ajouré sur les côtés, ses orbites couvertes de verre.
A mesure que je m'équipais pour le combat, l'intendant changeait d'expression.
— Tu pourrais tout aussi bien te battre contre nous, fit-il la réflexion.
Je dévisageai le masque sans répondre. Puis, avant de changer d'avis, collai le cuir sur mon visage, laçai les lanières dans mes cheveux.
— Enfin, je sais pour qui tu vas te battre, sourit l'intendant avec calme.
— Krishna, avant de te dire adieu, j'ai une dernière question.
Ses yeux dorés clignèrent. Il attendit, plongé dans mon regard, par-delà le verre.
J'étais certaine qu'il devinait.
— Qui est Rama ? articulai-je.
— Bien sûr...
Ses lèvres noires s'étiraient d'une drôle de façon. Il se replaça sur ses pieds, perdit son regard sur les bicoques d'Utopie.
— Toi et moi, j'ai l'impression qu'on se ressemble, Walkaerys. Donc je vais te donner un conseil. Un conseil... d'ami.
Je ne bougeai pas d'une plume. Tête inclinée, Krishna jeta un œil entre les doubles portes. Puis ses tresses se firent balayer par le vent, il se pencha vers moi.
— Oublie Rama.
Il se recula vers l'intérieur.
— Pourquoi ? rétorquai-je.
Ma voix résonnait derrière ce masque. Mais Krishna dut saisir la sincérité de ma question. Perdues dans l'or de ses yeux, je vis ses pupilles se resserrer.
— Tu ne t'es jamais demandée pourquoi Narayan t'as faite tomber sur Terremeda ?
Une décharge glacée me foudroya.
— Trop de choses reposent sur lui. Oublie Rama, répéta-t-il. Et... prends soin de ta déesse.
La pointe de son menton se releva dans ma direction, avant que les grands yeux d'or ne se rivent devant lui. Des pas lents le portèrent sur les dalles, jusqu'à ce que sa cape franchisse les arches des doubles portes.
La vue pleine de reflets, je le fixai encore, lui et ses allures de mirage. Quand son ombre s'approcha du losange central, un filet envahit mes souvenirs. Puis une satanée chute. Un satané Narayan. L'image du long masque noir me hérissa, sans parler de ce sourire innocent dont il m'avait gratifiée pendant des semaines.
Krishna s'éloignait, il ne reviendrait plus.
« Oublie Rama. »
C'était donc à cause de Rama. Depuis le début. L'amnésie, les cauchemars, le silence d'Angelina, les doutes, les secrets, tout ça, c'était de sa faute. Il avait dû vouloir se venger de moi, juste parce que je m'intéressais un peu trop à lui.
L'intendant s'engagea sur une passerelle, vers les colonnes. Le pommeau comprimé entre les doigts, j'avançai vers ces nuages, qui semblaient s'éclaircir avec le soleil montant.
Trop d'intérêt pour Rama... Était-ce seulement cela ? Ils donnaient l'impression d'avoir besoin de moi, peut-être autant que de garder l'identité de leur stratège secrète.
« J'ai dû aller trop loin... »
Ce fut en y pensant que, doucement, une évidence commença à naître dans mon esprit.
Mes phalanges craquèrent sur la garde. Devant le dôme gigantesque d'un château gigantesque, au bord d'une avalanche de marches vers les torrents de la ville noire, je restai perdue sur le vide lointain, le cœur battant plus fort que face au Roi.
Je devais être allée plus que trop loin. J'avais dû percer Rama à jour.
A cette simple idée, mon cœur battait la chamade. Son visage se trouvait-il quelque part dans ma mémoire disparue ? Si c'était le cas, ma guérison devenait une bombe à retardement pour les plans d'Utopie. Ils devraient me faire disparaître sans attendre. Pommeau levé, je bondis vers le dôme.
Mais rien. Personne. Des ailes au loin, pas un regard pour moi. Je restai bête, en repensant à toute cette escapade. Les couloirs sombres, les soldats, ce Roi, son pouvoir. S'ils en avaient eu envie, ils auraient eu mille fois l'occasion de me rayer de l'équation.
« Trop de choses reposent sur lui » m'avait confié Krishna.
A l'évidence, trop de choses reposaient sur moi aussi.
Une impulsion sous mes épaules, puis les longues plumes blanches se déversèrent derrière mes bras. Je courus sur le parvis, pris appui sur le sol taillé. Mes pieds décollèrent à la naissance des premières marches.
La brume s'était levée. Des méandres vaporeux avalaient le long escalier avant qu'il n'atteigne la ville. D'Utopie la rêveuse, je ne percevais plus que des rires, des voix chaudes, grasses, fluettes, des tambours de machines et des crissements métalliques. Ici ou là, la toile d'un planeur fendait les nuages, tenue à bout de bras par une silhouette sans ailes. Le vide pouvait être à deux pas, ces gens semblaient toujours prendre le vent comme un jeu, et le brouillard comme le meilleur temps qui soit. Poings serrés, j'accélérai les battements, droit vers le soleil qui brillait derrière.
Il fallait que je m'active pour vider mon esprit.
Je retournais sur Vendomeland, sans vraiment comprendre pourquoi. La seule chose que je sentais me presser était cette île ; hors de question de rester ici un instant de plus.
Mais je ne savais plus quoi penser.
Pour qui devais-je me battre ? Pour un royaume qui exploitait sa déesse ? Pour une île prête à tout, et surtout au pire, pour soi-disant sauver l'Angevert, mais surtout obtenir son pouvoir ? Leurs bonnes intentions étaient-elles seulement sincères ? Je repensais à ce Roi étrange, à ses idées. Fallait-il vraiment laisser les mortels s'emparer d'une magie qui les dépassait ?
Les nuages continuèrent de défiler, bruyants, vaporeux, de plus en plus clairs. Les voix des chants me rappelèrent Valentesa, puis ce qui lui servait de scène, ce dernier maillon de la chaîne qui reliait autrefois Utopie et Vendomeland. Les deux îles étaient en guerre depuis des années, j'aurais été en mal de dire depuis quand exactement. Angelina vivait pour protéger le royaume. Des milliers de personnes mettaient leur vie en jeu dans les armées, mon père l'avait fait, Galliem et moi le faisions. Il fallait qu'un camp gagne pour arrêter ce massacre, mais lequel ? Fallait-il abandonner ces vies tombées contre Utopie, ou mon frère et ses convictions, juste pour soigner une Princesse à l'agonie depuis trop longtemps ? Princesse pour laquelle je me faisais décidément bien du souci, alors qu'elle m'avait crié qu'elle me haïssait...
Yeux humides, je battis violemment l'air.
Je faisais partie du plan de Rama. Donc je pouvais peut-être tout influencer.
« Si seulement, me répétai-je, si seulement cette maudite magie pouvait disparaître... »
Les bourrasques me happèrent de nouveau, sans couper ma respiration, protégée par le masque. Le vent battait les manches effilées de la chemise, sans atteindre la peau sous les brassards. J'avançai. A peine les dernières voix s'estompaient-elles qu'une immense forme sombre sembla se deviner derrière les nuages, droit devant moi.
Je ne mis pas longtemps à comprendre ce que c'était. Ni à réaliser que les deux îles étaient à portée d'ailes.
J'aurais aimé pouvoir ralentir l'univers. Empêcher le monde de tourner.
Alors que des cris s'élevaient dans le vent, je ne pus faire autre chose que de voler, sans savoir si je n'allais pas bientôt prendre la pire des décisions.
*
* *
Il revenait, le pas pressé. Mais au moment où le Roi releva la tête, il ralentit, pour approcher tranquillement le long des colonnes.
Sitôt Lyruan partie, Meyram n'avait eu d'yeux que pour ces chaînes, contre le mur.
Krishna n'avait d'yeux que pour tout autre chose.
— Tu lui as dit ce que Rama t'a demandé ? murmura le Roi.
L'intendant s'inclina – inutilement.
— Au mot près, Votre Majesté.
— Bien...
Il lâcha ce qu'il tenait, un long bracelet d'or en bout de chaîne, qui tinta fort sur les torrents de maillons sales. Sa tête se dressait, doucement, implacablement. L'ombre aux yeux d'or aurait pu être un autre fantôme, volant au-dessus de ses épaules, sans qu'il ne compte vraiment sa présence.
Cheveux dansants, le roi fixait l'extérieur.
— Il serait impoli de laisser notre amie rentrer sans escorte.
Un ton si léger. Une phrase anodine, presque empreinte de prévenance.
Et pourtant.
Quand Krishna s'éloigna, il devait savoir qu'il allait ordonner la fin d'un monde.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro