Chapitre 38 - L'intendant
Les marches basses et lisses défilèrent sous mes sandales abimées. Plongé dans le noir, l'escalier finit par s'arrêter. Des reflets sur une rampe épaisse guidaient vers le suivant. Je me précipitai, un œil gardé sur la galerie obscure, que je traversai à pas vifs.
De passage en passage, les grandes bougies éteintes remplaçaient la lumière des vitraux. Seules quelques petites flammèches hésitantes, pendues dans un nid de métal entre deux arcades, ou oubliées dans un bougeoir débordant de cire, donnaient une idée du couloir dans lequel je m'enfonçai. Les dalles de pierre sur les murs étaient granuleuses. L'humidité refroidissait l'air de nouveau.
L'épée dans une main, j'avançai à tâtons.
« Que font des Serviteurs sur Utopie ? »
La question me fit un peu plus réaliser où je me trouvais.
Mais cet endroit ne ressemblait pas au château. L'Angevert n'était pas ici. Alors pourquoi ? Je bifurquai dans un nouveau couloir, plus lumineux. Au-delà de ses voûtes sombres se devinait une sorte de grande salle, à la lumière claire.
L'épée ouvrit la voie. Les sandales à plat sur les dalles, je fis un pas de plus vers le soleil. Les hautes arcades noires dévoilaient un plafond sans fin, un puits de lumière, traversé par une passerelle de pierre taillée.
Je m'y avançai.
Pour être passée aux Cordes, j'avais l'habitude des ouvertures démesurées. Mais celle-ci réussit tout de même à m'étonner. Plus hautes que la tour du Général, de larges fenêtres en losange laissaient passer air et soleil à son sommet, tandis que ses tréfonds se perdaient dans une ombre de plus en plus dense. Au-dessus de la passerelle, comme en-dessous, d'autres ponts de pierre traversaient le vide, parfois parcourus de squelettes de voûtes. Ils joignaient entre eux des couloirs en arcades, tous aussi sombres que silencieux.
Un regard un peu trop appuyé vers le fond suffit à me hérisser. Penchée sur la rambarde polie, je me redressai en vitesse. Mais le mal était fait. La passerelle me parut instantanément plus longue, comme si les dalles grises et inégales s'étaient multipliées, et les fines colonnes des rambardes affinées. La gorge nouée, je tentai de faire un pas.
— Tu es perdue ?
Je bondis en arrière, épée levée.
Un homme à la peau noire me fixait de ses yeux dorés.
— Ce n'est pas ici qu'on a besoin d'aide, soupira-t-il, sourcil en l'air.
« C'est un Utopien. »
Et le premier que je croisai, avec cette allure. Immobile, bras croisés, d'épaisses tresses noires frappaient ses coudes, parcourues de perles brillantes. Elles se perdaient dans la cape repliée sur ses épaules.
Le jeune homme louchait sur mon arme, pointée dans sa direction.
— Qu'attends-tu pour rengainer ?
— Je cherche Krishna, lançai-je.
Son autre sourcil se leva.
— Tu as de la chance, il n'est pas bien loin. Qu'est-ce que tu lui veux ?
— Il m'a écrit, répondis-je, sur la défensive. Un parchemin, que m'a donné... Narayan.
— Narayan ?
Il m'observa de plus belle, soudain suspicieux. Le plastron, les sandales, les protections rudimentaires contre le vent passèrent tour à tour sous son regard inquisiteur. Un pas en arrière, je resserrai la prise sur mon épée. Mais au bout de quelques secondes, une nouvelle lueur sembla s'allumer dans le regard brillant de l'inconnu. Un drôle de sourire souleva ses lèvres sombres, son expression changea du tout au tout.
— Je pensais que tu ne viendrais plus, Walkaerys. Suis-moi, j'ai à faire, mais nous pouvons discuter en marchant.
Et sans un regard de plus, il me contourna, pour poursuivre sa route sur la passerelle.
Seule ma lame le suivit.
— Allez, appela-t-il depuis les arcades. Je ne vais pas te tuer.
« Ça non, tu n'as pas d'arme. »
Je jetai un regard par-dessus mon épaule. Personne dans les couloirs. Il n'y avait que cet inconnu, de l'autre côté du pont, qui attendait, bras croisés.
Sur le qui-vive, je m'avançai à sa suite. Un soupir lâché vers l'épée, le jeune homme lissa distraitement sa cape, et continua son chemin.
— Ton voyage s'est bien passé ? résonna sa voix posée dans l'obscurité du couloir.
J'hésitai avant de répondre.
— On ne se connaît pas et tu te soucies de moi ?
— Bien sûr, qu'on se connaît, rétorqua-t-il. Et ce n'est pas moi qui me soucie de toi, c'est Rama.
— ... Il sait que je suis ici ?
— Il savait que tu viendrais.
Le claquement de ses pas m'indiqua qu'il bifurquait près d'un mur.
— D'ailleurs, il m'a dit de répondre à toutes tes questions. Sauf à une. Donc, ne te gêne pas. Je suis là pour ça.
Des raclements résonnèrent, puis des crépitements étincelèrent dans le noir. Les mèches de quelques cierges s'embrasèrent, en haut d'un chandelier de cuivre, que le jeune homme prit dans sa main.
— Par ici, m'invita-t-il.
Il s'enfonça dans un escalier. Une nouvelle fois, je passai derrière mon épée.
Les échos se mélangèrent, celui de mes pas feutrés, celui de sa démarche tranquille, sans souci pour la discrétion.
— Qui es-tu ?
Un pouffement de rire retentit dans la cage d'escalier. Tranquille, l'inconnu répondit :
— Krishna. Intendant de Sa Majesté.
— C'est toi, Krishna ?
— C'est moi, Krishna.
Le chandelier tourna dans une galerie. Quelques reflets passèrent sur des dorures courbées, plusieurs mètres au-dessus de nos têtes.
— Nous nous étions déjà rencontrés ? murmurai-je, regard levé.
— Oui, tu étais venue nous voir, il y a quelques années.
— Pourquoi ?
— Tu avais compris que nous avions le même objectif.
Il s'arrêta soudain, ouvrit une porte, qui déversa une vive lumière dans la galerie noire. Je levai une main, éblouie.
Le vent sifflait, empli de croassements rauques.
— C'est incroyable, soupira Krishna.
J'ouvris les yeux face à un petit balcon arrondi. Sur un rebord patiné, une dizaine d'oiseaux noirs battaient des ailes, becs ouverts, regards sombres penchés tantôt sur Krishna, tantôt sur moi. L'intendant se courbait vers leurs pattes, chandelier tenu à distance. Il en dérangea quelques-uns, qui crièrent de plus belle, regarda au loin dans le ciel, vers la ville noire qui bouillonnait. Puis, exaspéré, il tourna la tête dans ma direction.
— Tu es entrée par où ?
— ... Le sommet de la tour.
— Il n'y avait pas de corbeau avec une sphère ?
— Non.
Les yeux dorés se levèrent au ciel.
— Allons bon. Peut-être aux abords du dôme, alors ?
Il s'engouffra à l'intérieur, frôla presque mon épée, sans s'en soucier le moins du monde. Une fois que je me fus reculée, il ferma la porte, dans un claquement sec.
— C'est-à-dire, nous avons le même objectif ? le relançai-je mal assurée, alors qu'il s'éloignait.
— Tu veux sauver la Princesse, non ?
— ... Oui ?
— Eh bien, ce n'est ni plus ni moins que ce que je t'ai écrit. Ce pouvoir la tue, il faut l'en débarrasser, au plus vite.
J'en aurais laissé tomber mon épée sur le marbre. Les cris d'Angelina sifflèrent à mes oreilles. Je la revis amorphe dans son lit, regard vide, sans lueurs.
— Il... la tue ? soufflai-je.
Mais jamais elle n'avait autant semblé au bord de l'agonie, qu'après que les Serviteurs ne lui aient retiré du pouvoir.
— Mensonges, l'accusai-je, lame levée.
Il ne ralentit pas.
— Et tu veux vraiment me faire croire qu'Utopie se soucie de la vie de quelqu'un ? continuai-je. De la sienne, en plus ?
— Walkaerys, rit-il. Evidemment que non.
Les cierges du chandelier cessèrent de tanguer. Krishna s'était arrêté. Face à moi, dans le noir, la lumière éclaira son visage sombre, se refléta dans ses yeux, comme si deux flammes s'y embrasaient.
— Ce n'est pas la sauver, qui nous intéresse. Sa Majesté veut son pouvoir. Je pensais que ce n'était un secret pour personne, sur l'autre île...
Il reprit sa marche.
— Tu te ficherais qu'elle reste déesse, si ça lui sauvait la vie ? continua Krishna.
« Bien sûr que oui. »
— Tu aimerais qu'elle cesse d'agoniser jour après jour ? minauda-t-il. Tu aimerais qu'on la laisse en paix, peut-être ?
« On pourrait vraiment l'éloigner de ce pouvoir... ? Alors qu'il émane d'elle ? »
Je fronçai les sourcils.
— As-tu la moindre preuve, attaquai-je, pour affirmer que c'est ce pouvoir qui la rend malade ?
— Pourquoi ne l'utilise-t-elle pas pour se soigner ?
Le sourire s'entendait dans sa voix.
— Tu as ta réponse, termina-t-il.
Un loquet se déverrouilla près du mur. Puis, de nouveau, le jour envahit jusqu'aux arches de la galerie. A distance, j'observai attentivement Krishna répéter son manège, avec les oiseaux qui piaillaient sur le balcon. L'un d'eux, aux ailes plus épaisses que les autres, portait une sphère et deux parchemins, retenues à ses pattes par des ficelles résinées. Dès lors qu'il eut les yeux sur lui, j'entendis l'intendant soupirer de soulagement.
— Brave bête.
D'un geste, il dégagea quelques graines d'une bourse sous sa cape, qu'il présenta dans sa paume à l'oiseau. Le bec noir se mit à picorer avidement, bousculé par d'autres ailes, tandis que l'intendant rompait la ficelle de son paquetage d'un coup de couteau.
Je vérifiai l'endroit où disparaissait son arme, avant de réaliser que je connaissais la sphère amenée par le corbeau.
— C'était celle de Rama.
Krishna, déjà penché sur les parchemins, releva la tête. Il me fixa. Puis ses lèvres, doucement, s'étirèrent.
— Oui. Sans doute.
La porte du balcon claqua derrière lui.
— Tu as dit que tu répondrais à toutes mes questions, lançai-je, de nouveau dans son dos.
— Sauf une.
L'intendant avançait plus vite. La cape bruissait au-dessus du marbre noir, qui reflétait les couleurs diluées du feu.
— Quel est votre plan ?
Sans doute n'aurais-je pas de réponse.
— Nous allons envahir Vendomeland, déclara Krishna.
Je sentis mon cœur se serrer, et s'accélérer à la fois.
— Si tu veux nous aider, poursuivit-il sans se retourner, il faut sortir la Princesse du château. C'est l'endroit dans lequel nous mettrons le plus de temps à entrer, en particulier dans le sanctuaire, au sous-sol. Si certains décidaient de l'y emmener, cela pourrait même nous mettre en difficulté. Nous n'avons plus beaucoup de soldats, malheureusement...
Qu'aurais-je donné pour entrevoir son visage.
— Il faudrait l'amener à une personne de confiance. Soit à moi, soit à Sa Majesté.
« Parle, parle, je n'ai pas dit que je vous aiderai. » grommelai-je en silence.
Mais je ne le coupai pas.
— En tout cas, ne te fais pas de souci pour elle, lança-t-il avec entrain, ce qui fit tinter les perles de ses tresses. Sitôt avec nous, son pouvoir n'en aura plus pour longtemps.
— J'en doute, osai-je avouer.
— Ah bon ? Dans ce cas... je peux argumenter.
Il pencha les bougies vers une porte, à l'opposé de notre chemin dans la galerie.
— Par ici.
Et, épée levée à m'en donner des crampes, je le suivis le long d'escaliers interminables, de couloirs toujours plus obscurs. Il descendait ; aucune marche que nous gravissions n'était en sens inverse. Les rares fenêtres, couvertes de tentures, ou les quelques pans de murs écroulés entre des colonnes, progressivement, disparurent. Il n'y eut bientôt plus comme lumière que les flammes du chandelier de l'intendant, qui s'amenuisaient un peu plus à chaque étage.
En plein ciel, j'avais l'impression de m'enfoncer sous terre.
Les pas de l'intendant gardaient leur vitesse. Il avançait, nonchalant mais pressé, le chandelier et la sphère alternant entre ses deux mains. Autour de nous, le marbre laissait place à des pierres patinées, encastrées dans un vieux mortier, que la moindre brise aurait effrité. Les arches, les voûtes, toutes avaient l'air de se tenir là depuis une éternité. Je retenais ma respiration, et regrettai de ne pas pouvoir vérifier que rien n'allait s'effondrer sur nos têtes.
L'écho des pas et des gouttes de cire tombant sur les dalles s'étouffait, à mesure que les couloirs se rétrécissaient. Dans ce faux silence résonna un premier éclat de voix. Mes pieds se comprimèrent, ma lame se releva. Le geste dut attirer l'attention de Krishna, car ses tresses se tordirent dans ma direction.
— Nous n'allons pas déranger.
Et il continua sans un mot de plus. Sens en alerte, je laissai la distance augmenter entre nous. On parlait bien, plus loin, dans les galeries. Impossible de saisir le moindre mot, mais entre ces lourds raclements sourds, j'entendais des gens réfléchir, se contredire, ordonner. Ne pas pouvoir évaluer leur nombre m'incitait à la prudence.
Je suivis l'intendant. Une dizaine de mètres.
Dans ces souterrains, je ne m'attendais pas à recroiser la lumière du jour.
— Voilà, annonça Krishna.
Je laissai sa cape avancer sur les dalles de la caverne. Des souvenirs de soleil semblaient éclairer son sommet, dissimulé par les arcades de la galerie.
L'intendant se dirigeait vers une haute forme sombre au centre, sans un regard pour moi. Je penchai la tête hors du couloir. Loin au-dessus de nos têtes, une longue passerelle de pierre fendait de noir une lumière diffuse. De grandes colonnes la soutenaient, plantées dans cet antre décrépit. Les voix, les bruits, tout semblait provenir de cet endroit, dont on ne voyait finalement presque rien.
Les personnes, en haut, ne devaient pas nous voir non plus. J'avançai de quelques pas.
Mais à peine entrée dans la grotte, une étrange pression me serra les entrailles. Je fixai aussitôt les ombres des couloirs, vérifiai les trois socles de pierre, qui entouraient la caverne. Personne. Simplement quelques statues sur les murs taillés, visages tendus vers le soleil lointain, comme si elles en cherchaient les rayons.
Au centre de la salle, l'intendant gravissait des marches.
— L'Extracteur, Walkaerys.
Il s'arrêta, droit à côté d'une étrange armature pyramidale, recouverte de dizaines d'étoffes sales et effilées. Sans le quitter des yeux, je baissai l'épée, pour soulager mes bras.
Mon cœur battait fort. Je n'arrivais pas à le raisonner.
— Il ne paye pas de mine, comme ça, glissa Krishna. Mais il est efficace.
— Qu'est-ce que c'est ? le coupai-je.
Cette chose devait faire cinq fois sa taille. L'intendant sourit, une nouvelle fois, avant d'attraper un vieux tissu, qui ne dégagea aucune poussière. Portée par sa main sombre, l'étoffe découvrit une sphère métallique, au bout d'une chaîne. Puis, au-dessus de celle-ci, une deuxième. Puis une troisième. Une quatrième.
Je sentis mes doigts se comprimer sur la garde.
L'intendant ne s'arrêtait pas. Six, sept, huit. Toutes alignées, pendantes, immobiles, sans aucune lumière à l'intérieur. Elles me rappelaient celle du Sagevert, celle de Rama, celles que les religieux avaient apporté, avec ces tourelles, dans la chambre d'Angelina.
L'intendant n'avait relevé qu'un maigre bout de tissu.
— Bien, si tu n'as pas d'autres questions...
La vieille toile recouvrit la machine. A peine redressé, Krishna s'éloigna vers un couloir, tandis que je restai figée sur cet amas de tissus.
— Tiens donc...
L'intendant s'arrêta. Un parchemin s'était déroulé sous son nez.
— ... Rama t'a écrit.
Il voulut faire un pas dans ma direction. Mais ma lame vivement tendue à bout de bras, même à cette distance, dut le dissuader.
— Fidèle à toi-même, soupira-t-il. Je le laisse ici. Ne mets pas des mois pour le lire, cette fois.
Il posa le parchemin sur le piédestal le plus proche.
— Je ne te raccompagne pas, on m'attend. Tu pourras sortir par les balcons des corbeaux.
Son sourire se devina dans la pénombre. Chandelier dans une main, et sphère solidement tenue dans l'autre, il me jeta un dernier regard, puis il disparut dans le couloir.
J'attendis. Il ne revenait pas. Personne ne débarquait.
La seconde d'après, je me jetai sur le parchemin.
« Major, »
Mes mains tremblèrent dès le premier mot.
Je ne reconnaissais pas l'écriture.
« Major,
« Vous m'excuserez ces artifices et le manque de courtoisie d'hier. Je souhaitais que nous fassions connaissance, même sans nous rencontrer officiellement.
« Mon nom est Rama. Vous le savez, dans cette triste guerre, mon objectif n'est pas la victoire de Vendomeland.
« Nous pouvons communiquer, si vous le désirez. Vous connaissez un intermédiaire à présent.
« Le monde compte sur votre aide. Ne vous trompez pas de camp.
« Que l'Angevert vous garde,
« Et que vous gardiez l'Angevert.
« Rama »
Un par un, je dévorai chaque mot des yeux. Je traquai un indice. N'importe quoi.
« ... Il se fiche de moi. »
Et c'était maintenant que Krishna s'était éloigné, que je savais quelle question j'aurais dû lui poser en premier.
« Je peux encore le faire. »
Et je ne partirais pas de cette île sans le lui avoir demandé. Un œil prudent vers les voix en hauteur, je sautai sur les dalles, jambes lancées vers le couloir.
Juste avant de le remarquer.
Sur la passerelle de pierre, de longs cheveux blancs se penchaient dans le vide.
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