
Chapitre 36 - Exil
Je bondis vers Galliem.
— Attends !
Mes doigts se comprimèrent à temps sur son coude, pour le tirer à l'intérieur.
— C'EST QUOI, ÇA ? hurla-t-il alors que je claquai la porte.
Il avait sauté contre le mur, à l'opposé du fantôme. Puis des flammes se reflétèrent dans ses yeux.
— DU FEU ! DU FEU VERT !
— Galliem, calme-t...
— LAISSE-MOI SORTIR !
Il fuyait mes bras, je saisis ses poignets.
— Galliem, par tous les...
— JE VEUX ME RÉVEILLER !
Mon cœur fit un bond. Soudain, le pouvoir s'interrompit, les lumières disparurent. Plus de flammes, plus de fantôme, seulement du noir, et trois rayons de lune. Mains serrées sur les poignets de Galliem, je l'entendais ravaler ses cris, transformés en baragouinages dans une autre langue.
Avec prudence, je le lâchai.
— Il y a une explication, murmurai-je.
Il vibrait sous mes doigts. La porte non loin effleura mon esprit, j'hésitai à le tenir de nouveau, mais j'entendis son dos racler le crépi du mur.
Sa voix s'éleva près du sol.
— Ils vont t'exiler, Ly...
Un soupir fébrile s'évanouit dans l'air.
— Ils vont t'exiler...
Galliem avait toujours l'air d'avoir vu un fantôme.
— L-Laisse-moi récapituler.
Après tout, cela avait été le cas.
— L'éclair t'a refilé du pouvoir de la Princesse... Tu te le traînes depuis des mois... Le coma pourrait te tomber dessus n'importe quand, mais t-t'as pas l'impression que ce sera pour tout de suite.
Allongée sur le lit, nez vers le plafond, je hochai la tête, sans me rappeler qu'il ne pouvait pas me voir depuis son hamac.
— Ce, heu, cet esprit vert qui volait... il apparaît quand tu utilises le pouvoir...
— Ça a l'air plus compliqué, ajoutai-je. Mais on va dire ça, oui.
— Heu... D'accord...
Contre Narayan, malgré les torrents de magie que j'avais dépensés, le fantôme n'était pas apparu. Mais Galliem était déjà assez perdu pour que j'évite de compliquer encore les choses.
Ses mains malaxaient le pied qui pendait dans le vide.
— Et tu lui en as parlé ? marmonna-t-il.
— A qui ?
— A ton avis...
Il lisait mes pensées.
— Oui, soupirai-je. Selon elle, je devrais arrêter de l'utiliser, parce que...
Voulais-je vraiment en remettre une couche ?
— ... Parce que les religieux pourraient me causer des ennuis.
— Oh ouais, par tous les Archers, s'ils savaient...
Une grimace se sentait dans sa voix. Lourde, sa tête décoiffée se pencha vers la pièce. Ses cernes étaient plus noirs qu'une mèche carbonisée, ses yeux papillonnaient sur la salle. Peut-être se remémorait-il ce qu'il avait vu. Ou peut-être espérait-il encore avoir rêvé, en dépit de cette odeur tenace de cire fondue. Je réentendais ses jurons, qu'il avait lancé contre le pouvoir. Je revoyais sa figure déconfite quand, enfin installé dans son hamac, je lui avais demandé de se taire et de m'écouter.
J'avais toujours l'impression qu'il s'était retenu de me dire quelque chose.
« Au moins, pensai-je tordue vers sa broche, il oublie un peu son Archère. »
Et moi, qu'oubliais-je ?
— Galliem, chuchotai-je, j'ai autre chose à te dire.
Sa joue chevaucha le bord de la toile.
— Rien ne sera pire, fit-il dans un sourire fade. Tu peux y aller.
Son calme me réchauffa le cœur. Un « Merci » au bord des lèvres, je tentai de lui transmettre ma reconnaissance dans un regard, avant que je ne murmure :
— Je dois aller sur Utopie.
Le hamac se retourna quand il en tomba.
*
* *
« Le Colonel aura bien des plans pour localiser ce truc. »
J'aplatis mon dos contre le mur de la caserne.
« Rangé dans son bureau. Dans un tiroir, dans un coffre, ou épinglé pas loin... »
Une dizaine de mètres plus haut miroitait la fenêtre de mon supérieur. Après avoir escaladé le château, ce n'était pas cette petite basilique blanche qui allait me faire peur.
« Je sais pas à quoi ça ressemble. J'ai jamais vu cette île. »
Le ciel était avec moi. Une légère brume recouvrait la Prairie, les armures en haut des tours avaient sans doute eu du mal à me voir courir sur l'herbe. Certes, ce brouillard n'était pas là pour rien. Il annonçait Utopie. Mais, maintenant, je voyais plutôt cela comme une bonne nouvelle.
Une première main sur les gravures de la paroi, je fouillai dans ma mémoire, à la recherche d'autres indications qu'aurait donné Galliem.
« Tu es folle et complètement illuminée. »
Je haussai les sourcils.
« Et j'ai jamais rien entendu. Bonne nuit. »
— Ça non, je ne t'ai jamais rien dit, confirmai-je dans un murmure, en me tirant vers la fenêtre.
Les nuages laissaient apparaître un château vaporeux au loin. Lentement, sans ailes, je progressai, le ventre aussi près de la paroi que possible. L'odeur de la pierre collait aux doigts, remplaçait celle de l'herbe mouillée. Alors que je ne voulais pas regarder en bas, mes yeux dérivèrent sur la Prairie déserte. Notre maison disparaissait entre des vagues de brumes. Je voulais croire que ce n'était pas la dernière fois que je la voyais.
« Fais attention à toi. »
Cela, c'était moi qui lui avais dit. La bosse dans le hamac avait grogné.
Il avait relevé le menton.
« Toi aussi, tête de Mignoche. »
Mes mains se plantèrent de chaque côté de la fenêtre. De la fumée s'élevait vers les étoiles avec ma respiration, ou s'étalait sur le verre, pour flouter mon reflet échevelé. Tremblant, un doigt couvert de sueur s'avança vers le loquet. Mes sandales vibraient sur les bas-reliefs. Une lumière verte se joignit à celle de la lune ; derrière la vitre, le loquet de bronze s'était couvert de lueurs. Il commença à reculer, remonta dans sa gaine de métal, jusqu'à disparaître. Je tirai la fenêtre déverrouillée.
Mes pieds sautèrent sur le plancher. Un instant, je restai accroupie derrière le bureau sombre, oreilles tendues. Aucun bruit. Comme je l'imaginais, en l'absence du patron, les soldats n'avaient aucune raison de monter.
« Les tiroirs. »
Avec une délicatesse que je ne me soupçonnais pas, je tirai les poignées une à une. Des rapports pas même dépliés. La liste des nobles disparus, des noms barrés. Une commande de matériel pour le Cœur Noir, le mot « chaînes » entouré.
« Où sont ses cartes ? »
Je retins un commentaire quand mes yeux passèrent sur une dague, alignée derrière un décor du meuble. Pas légers sur les planches, je glissai vers un coffre clouté d'or, poussé au pied d'un mur. Sa serrure cliqueta si naturellement que je réalisai à peine l'avoir déverrouillée.
« Parfait. »
De longs parchemins roulés s'entassaient dans le fond : je me saisis de l'un d'entre eux et l'étirai. Mais cela ne pouvait pas être Utopie. Une sorte d'esquisse à moitié finie représentait un long nuage plat et vide. Je retentais ma chance sur le papier suivant, mais jusqu'au dernier du coffre, pas de trace d'un royaume aux corbeaux.
Dépitée, je le refermai. Et puis je vis ce parchemin, étalé sur le bureau du Colonel.
Pas léger, j'y sautai néanmoins plus vite que pour fuir une bombe.
Cette fois-ci, ce fut réglé en un coup d'œil. Sur le papier neuf, je reconnus Vendomeland dans un coin de la feuille, avec sa Prairie cerclée de remparts. De longs traits sinueux, des arcs, des routes, quadrillaient le ciel tout autour. Ils tourbillonnaient jusqu'aux rebords, prêts à déborder sur le bois du bureau. Au-delà de cette mer de lignes, dans le coin opposé, après six rangées d'encre, une grande croix noircissait le papier.
« Utopie la rêveuse... »
La croix me toisa depuis la carte.
« ... Utopie la lointaine, surtout. » grimaçai-je.
Une boussole trônait à côté du parchemin déplié. Je m'en saisis, et poussai les couvertures sur mes épaules, pour rentrer l'objet sous le plastron. Les tiroirs retournèrent dans le meuble en douceur. Mes pieds me portaient déjà jusqu'à la fenêtre, je me hissai sur son rebord.
L'herbe était vide, mais lumineuse. La lune semblait s'être démultipliée dans ce ciel de brume. Dents serrées, à plat sous mes mains, je déposai les carreaux l'un contre l'autre. Le loquet verdâtre les souda sans un bruit.
Je lançai un premier pied sur les bas-reliefs. Puis un autre. Moulure après rebord, je descendis en dosant mes gestes, l'emplacement de la croix figé dans ma mémoire. La lumière ne risquait finalement pas de me trahir, car le brouillard se densifiait. Bras raides, mains glissantes, je levai la tête un instant pour m'en assurer. La lune brillait tant qu'on en confondrait le jour et la nuit. Le vent se levait. Il soulevait des rouleaux dans le ciel et sur l'herbe, contre la basilique et le château. Les nuages prenaient des allures d'avalanches nocturnes.
Au creux de cette avalanche, la fenêtre ouverte de l'Angevert apparut. Une lueur verte tournoya dans la chambre, devant une silhouette noire immobile, avant que les nuages ne la cache de nouveau.
Mes doigts se comprimèrent sur la pierre.
Le vent faisait rouler la brume. L'herbe pliait sous son souffle, dans des cris erratiques et lointains.
Un brouillard plus léger révéla de nouveau la chambre.
La lumière avait disparu.
Les cris du vent s'étaient tus.
Debout dans l'encadrement de la fenêtre, j'eus juste le temps de voir des ailes se déployer, et une personne sauter.
Mes bras lâchèrent. Des plumes se déployèrent à mes côtés, raflant le vent au plus près, au plus vite. Un poing se jeta sur la garde de mon épée, elle se dégaina dans un sifflement de brise.
Ou de rafale.
Dans mon cœur, je sentis une tempête monter, jusqu'à faire rage.
« C'est lui. »
J'en étais sûre.
Et plus que jamais son nom se para des couleurs de la haine. Plus que jamais je sentis mon cœur s'emballer à ce simple mot, un tourbillon de sentiments se concentrer dans la poigne sur mon arme. Peu importe ce qu'il avait fait. Il était allé là où il n'aurait jamais dû aller. Il avait approché la personne qu'il aurait dû fuir comme la peste.
Ses ailes disparaissaient entre les nuages. Il tournoyait autour du château, prenait de la hauteur. Main serrée sur le pommeau, je battis l'air de plus belle, la sueur arrachée du visage par les rafales. Les heaumes des Gardes brillaient en haut des tours, je me camouflai dans un nuage, mais ma cible ne semblait pas se soucier de ce genre de problème. Je ne le quittais pas des yeux. C'était difficile. La lumière elle-même avait l'air de le suivre, elle se reflétait autour de lui, dans un angle qui le gardait invisible aux yeux de la Garde.
Je ne lâchai pas ce pied, ceinturé dans une haute chausse noire. Ce capuchon, serré jusque sur ses épaules.
« Non, il est si proche... »
La brume enveloppait sa main gantée, refermée sur une sphère luminescente. Ses grandes ailes blanches battaient l'air trop fort, trop vite. Il était souple. Je ne savais pas si ces virages répétés dans le ciel le tenaient hors de vue des tours, ou me narguaient de ma lenteur. Il domptait le vent. Il montait encore. Il s'éloignait de l'autre côté du château, d'ici quelques minutes, il atteindrait les remparts à l'avant de la Prairie.
« C'est impossible... »
Je redoublai d'efforts. Les rafales me portaient dans la direction inverse. Je pliai les jambes, baissai la tête, pour limiter la prise au vent. Un cri mâché entre mes dents serrées, je me propulsai hors des nuages, hors du souffle, droit vers la silhouette qui s'effaçait dans la nuit.
— Halte, au nom de la Couronne ! cria une tour.
Je me rivai sur les toits en pointe. Une épée se tendait vers moi. Des ailes se déployaient. Une dizaine, une vingtaine de heaumes apparaissaient dans le ciel, par le bas, par les côtés.
Je n'eus même pas le temps jurer. Sans un dernier regard pour Rama, je lui tournai le dos, et fonçai dans les nuages à la vitesse du vent.
J'aurais aimé que mon départ de Vendomeland soit un peu plus calme.
J'aurais aimé répéter à Angelina que je reviendrais. Peut-être même prendre le temps de lui expliquer pourquoi je partais.
J'aurais aimé serrer la tête de linotte dans mes bras. Attendre qu'il soit prêt, et à lui aussi, tout lui raconter.
J'aurais aimé l'avis de Pleh.
J'aurais aimé être sûre de ce que je faisais.
« Mais bon, qu'est-ce que tu veux Lyruan, tu es seule dans cette affaire. »
Si seule, que je me mettais à me faire la conversation.
Le vide sombre se fondait dans la brume. Il s'éclaircissait plus de minute en minute. J'attendais, mais le jour naissant complexifiait ce moment, où il faudrait que je m'élance au-dessus des nuages.
« Utopie connaîtrait le seul moyen de la sauver... Mais une phrase sur un parchemin à moitié brûlé, ce n'est pas une preuve... »
Les ordres des Gardes sur les remparts fendirent l'air jusqu'à moi, me comprimèrent un peu plus l'estomac, si c'était seulement possible. Frappée par le vent du vide, les pieds en équilibre sur un fin rebord, je resserrai les vieilles couvertures sur mes épaules, comme si le tissu allait me protéger de ce monde hostile.
Mes mains frigorifiées se décrochaient de la pierre.
« Tout ce que je veux, c'est les protéger... La protéger... »
Je repensai aux cris d'Angelina derrière la porte. Aux religieux. Aux soldats masqués du Cœur Noir, aux nobles blessés à leurs pieds.
Des pas précipités claquèrent sur les pavés. Penchée en arrière, je me risquai à lever un œil.
L'aube se reflétait sur les barres dorées du chemin de ronde. Personne, alors je me retournai lentement face au vide. Au loin, derrière les premiers nuages, la brume se densifiait, tel un orage sorti du néant.
Il y avait une direction, dans les cieux, vers laquelle le ciel perdait son bleu.
— ... Après toutes ces années, nous allons enfin mettre les choses au clair, murmurai-je.
Un heaume se pencha soudain au-dessus de ma cachette.
Mais quand il regarda d'un peu plus près, il ne dut rien voir d'autre que le vide, le vent, et les nuages.
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