Chapitre 35 - Le seul moyen
Emile et Jeanne en avaient aussi, des anneaux à leurs mains.
Des anneaux dorés. Peut-être plus larges que celui-ci, peut être coincés sur un autre doigt. Plus anciens, sans doute, et chargés d'une histoire différente de celui qui brillait sous mon nez. Je ne leur avais jamais demandé pourquoi ils en portaient. Faisaient-ils partie d'une noblesse Terremedienne ? Au milieu du ciel, au milieu de la nuit, au milieu des tergiversations d'un frère qui parlait tout seul, je redescendis un instant d'où je venais, pour me rendre compte que je savais très peu de choses sur eux. Certainement avais-je oublié des détails de leur vie. Les yeux dans l'or, je me dis que j'aurais beaucoup donné pour m'en souvenir, peut-être même plus que pour me rappeler de mon passé avec Utopie.
Mais très vite, j'eus un autre souhait. Je voulais tout oublier, même pour un court moment. Ironique, je le savais. Seulement, quel soulagement ce serait d'oublier le pouvoir, l'Angevert, les religieux, la guerre... Utopie et Vendomeland, je n'en voulais plus. Que ce soit un royaume ou un autre, il resterait sans doute toujours des histoires qui ne me plairaient pas. En revanche, je ne voulais plus oublier Galliem, il faudrait le garder. Angelina aussi. Pas l'Angevert. Angelina.
Il y aurait aussi eu ce parchemin, à faire disparaître. « Patience », m'intimai-je. Pour ce maudit rouleau, ce n'était plus qu'une question de minutes. La nuit avançait, Galliem n'était pas du genre à résister au sommeil.
Je me retournai entre les couvertures, la bague-anneau collé sous le menton. En l'enfilant, ce n'était pas tant Vendomeland que j'avais choisi, c'étaient des personnes. Mais ce royaume, protégeait-il vraiment ceux que j'aimais ? Les armes létales restaient interdites. La hiérarchie envoyait les soldats face à la mort, en les armant de brins de paille. Face à cela, on priait une déesse de nous sauver, on mettait nos vies entre ses mains, mais surtout sur ses épaules. On la forçait à nous défendre, pour garder bonne conscience, à son détriment. Ce royaume ne vivait que pour elle, mais elle, elle ne vivait que pour ce royaume.
« Je pourrais prendre sa place ? »
Un grognement m'échappa contre l'oreiller ; j'enfonçai mon front sous les couettes de laine, les doigts serrés autour du tissu.
Non. Evidemment que non. Ce pouvoir me fascinait, mais il me dégoûtait aussi. Aurais-je dû m'en vouloir ? Avoir l'univers entre ses mains, vivre et survivre quoi qu'il arrive, ne plus sentir l'impuissance frapper face à l'adversité, jamais je n'avais connu meilleures sensations. En contrepartie, c'était certain, ce pouvoir éloignait de la réalité. Il distinguait des gens normaux, ceux qui n'avaient qu'une vie, qu'un monde. Enfin, même si j'avais réellement pu songer à la remplacer, c'était ainsi. Il n'y avait qu'un seul élu dans une Ere.
« Un élu ou un maudit. »
Ma respiration se coupa. Galliem se lamentait face au plafond, qui restait silencieux à sa détresse. Je soupirai en silence, une bulle de chaleur se propagea sur mon visage.
« Ou un maudit », répétai-je, en fermant les yeux. Un maudit encensé, adoré, choyé. Torturé. Ses cris me hantaient encore.
— Tu dors pas ?
Mon oreille sans anneau se dressa.
— J'attends que tu t'endormes, répliquai-je sous la couette en toute honnêteté.
— J'y arrive pas, lâcha la petite voix de Galliem. Je pense à Odème. Elle est partout, c'est dingue...
C'était différent, mais je le comprenais. Moi non plus, une certaine déesse ne voulait pas me sortir de la tête.
— Tu aurais envie de faire quelque chose, là, tout de suite ? demandai-je.
— Oui, aller la voir.
« Moi aussi. »
— Eh bien, vas-y, murmurai-je.
— Bonne idée.
— ... Quoi ?
A peine remettai-je ses mots dans l'ordre qu'une pression plumeuse appuyait sur mon épaule. Je dégageai la couette en me redressant, Galliem faisait disparaître ses ailes, sa main était déjà sur la poignée.
— T'as raison, ça suffit. Je vais lui dire ce que je pense de tout ça. M'attends pas, elle vit en troisième.
Il attrapa une couverture sur la commode.
— Bonne nuit, m'dame major.
La porte se claqua sur un clin d'œil. Des foulées de jambes écrasèrent l'herbe derrière ma fenêtre, s'éloignèrent en direction des grands escaliers. En pleine nuit. L'énergie de Galliem partait, et la première chose que je fis en le réalisant fut d'imaginer la tête que feraient les Gardes sur les marches. « Ils le renverront dans son hamac », me convainquis-je. Je tirai les couvertures en soupirant, le froid me mordait déjà sous la chemise.
Les minutes commencèrent à défiler.
« Il en met du temps... »
A l'autre bout de la pièce, les sombres poignées de la commode me défiaient du regard.
« C'est le bon moment ? », hésitai-je, nez levé vers la fenêtre.
« Toujours, mon ange. »
— Tu me laisserais faire ?
« Pourquoi t'en empêcherais-je. Comment t'en empêcherais-je. »
— Je ne sais pas de quel côté tu es, soufflai-je en me redressant.
La couverture s'enroula autour de mes épaules. Un pied nu après l'autre, j'avançai entre les bougies renversées, quand un mauvais souvenir me traversa l'esprit.
— Tu aurais pu me prévenir pour Narayan, marmonnai-je.
« Les affaires mortelles ne me concernent pas. »
— Tu es pour Utopie.
« Je suis pour le pouvoir. »
Mes doigts serrèrent la poignée de la commode. Je fixai le meuble sans répondre, les pensées embarquées dans des hésitations de longue date.
Mais je finis par hausser les épaules. Ma main tira la poignée en avant.
— Réponds au moins à ça : tu sais quel est leur plan ?
« Non. »
— Ah ? Mais tu sais qui est Rama.
« Oui. »
Les mains enfouies dans les robes, je grinçai des dents.
J'aurais mieux fait de ne pas poser la question.
— ... Qui est-ce ?
« Tu voulais au moins tenter, n'est-ce pas ? »
Une tunique humide se comprima entre mes doigts. Elle libéra de l'espace dans le tiroir. Coincé entre deux vêtements, un petit rouleau de papier apparut, cacheté d'un rond de cire brune.
L'odeur de renfermé me chatouillait les narines, mais ne m'empêcha pas de plonger le nez sur les lignes fines du sablier. Ces deux triangles, joints par la pointe. Ces masques, ces armes, cette armée. Ce traître, ces complots, cette guerre. Ce filet, cet assassin. Cette île. Impassible, il renvoyait mon regard, sans que ma détermination ne suffise à le consumer.
Je saisis le parchemin. Ses feuilles fragiles tremblaient dans ma main. Un angle, amollit par l'humidité, plongea en avant, sans révéler la moindre lettre. C'était sa dernière chance. Encore cacheté, il me répétait que j'avais failli le lire. Mais ils ne m'auraient pas, ils ne m'auraient plus, quels que soient les mots à l'intérieur, quels que soient les promesses, les mensonges. Qu'ils me laissent tranquille. Qu'on oublie tous ce que j'avais fait, ou non, ce que j'avais pensé, ou cru. Je n'étais pas celle du passé ; certainement, je ne le serais plus jamais. Ils pouvaient bien me proposer l'immortalité, l'Angevert, toutes les couronnes du monde, qu'importe. Je ne trahirais pas ce que mon cœur avait choisi.
« Je le noie ou je le brûle ? », hésitai-je.
L'envie de revoir cet étrange esprit vert me trotta dans la tête. Je pensai un instant à Galliem, parti pour un moment. Puis aux bougies, dans mon dos, qui n'attendaient qu'à fonctionner de nouveau.
— Dis-moi comment faire, lâchai-je dans le noir.
« Redresse-les. »
Mes pensées n'avaient aucun secret pour lui. Le rouleau comprimé dans mon poing, j'avançai vers le centre de la pièce. Des obstacles tentèrent de se dresser sur la route. Des bougies, les affaires de Galliem, sa broche argentée qui scintillait. Je posai les genoux sur le tapis gelé. L'une après l'autre, les colonnes de cires se relevèrent vers le plafond, quand je remis leur base à plat.
« Cherche dans leur histoire. »
C'était ce que je faisais. Assise en tailleur, mes yeux valsaient d'une mèche à l'autre. Il fallait saisir ce moment où leur combustion commençait. Les doigts pianotaient sur mon genou, les minutes des bougies passaient en accéléré, les quarts d'heure, les demi-heures. Quand elles se rallumeraient, Utopie disparaîtrait de ma vie. Et je reverrai ce fantôme.
Le pouvoir se dépensait. Doucement, de plus en plus, pour chaque bougie. Au-dessus de ma tête, une présence familière revenait peu à peu. Quelques rayons semblaient éclairer le sol autour de moi. Le coma m'inquiétait, mais une fois de plus, il ne me dissuada pas. Quand je sentais cette voix avec moi, mes réserves de magie ne semblaient plus vides, mais, curieusement, infinies.
Je sentis une vibration secouer la mèche d'une bougie. Je poussai le tapis froid pour me retourner ; le petit bout de ficelle, droit au-dessus d'une colonne d'un blanc lunaire, paraissait aussi immobile que les autres. Mais la seconde d'après, une étincelle verte crépita vite dans l'air. La mèche s'embrasa.
Tour à tour, les autres bougies imitèrent la première. Une quinzaine de flammes vertes illuminèrent la pièce. Je n'en retins aucune, je laissai le pouvoir s'amenuiser avec la cire. Les bougies scintillaient. Elles revivaient leur combustion sous mes yeux.
Je commençai à percevoir un reflet dans le miroir abandonné contre le mur. Sur le verre poussiéreux, rayon après rayon, renaissait un fantôme de lumière. Il prenait ces formes floues, mais cette fois, sans lueurs au niveau du regard. Ses contours semblaient aussi plus vaporeux, sa présence plus instable. Ma curiosité se satisfit néanmoins. Sans l'observer plus longtemps, je retournai au parchemin. Le papier s'agrippait à ma main comme à la vie, il ne me laissait pas le temps de l'oublier.
Le sablier de cire s'interposa entre mon visage et la bougie flamboyante.
« Utopie la rêveuse... Certaines personnes y ont de drôles d'ambitions. »
Mes yeux se tordirent sur le côté.
— Tu sais des choses, lançai-je vers le plafond. Mais tu les tais, et tu mets en danger Angelina.
« Utopie aussi connaît des Détenteurs... »
— Si tu es pour cette magie, tu devrais vouloir la protéger.
« Qui te dit que ta Princesse possède le plus de pouvoir actuellement ? »
Le parchemin froissé sembla dessiner un sourire.
— Je n'en sais rien, murmurai-je sur le parchemin. Mais ce que je commence à comprendre, maintenant, c'est que je n'aime pas ta façon de penser.
Je tendis le rouleau, pincé entre mes doigts, jusqu'à ce que le papier frôle la flamme verte de la bougie. Un premier crépitement retentit. Des flammèches coururent le long du rebord, le sablier sua sur son cachet de cire. Les gouttes commencèrent à tomber sur le tapis, les lignes géométriques s'effacèrent. Les flammes avançaient. Enrobées de vert, elles semblaient plus voraces encore, comme si le temps prenait lui aussi plaisir à désintégrer le parchemin. La moitié brûla. Puis plus encore.
Les flammes envahissaient chaque recoin de la feuille enroulée, avec traîtrise. Je sentis soudain mes ongles commencer à chauffer. Il fallait vérifier l'avancée du feu ; machinalement, j'attrapai les derniers coins, pour déplier le parchemin.
Et mes yeux se posèrent sur les mots.
« e st l e se u l m o y en d e s a u v er
« in ce s s e »
J'aurais arrêté de lire.
« e t t u l e s a is »
Impossible.
« t e m ps p r e s s e
« l a t u e r a
« j e t a tt en d s. K r i s h n a »
Le dernier mot sombra dans les flammes. Je lâchai l'angle du parchemin ; il se consuma en douceur, plana telle une feuille morte au-dessus du tapis. Il ne l'atteignit jamais. Les lueurs vertes disparurent avec les dernières miettes, devenues poussière d'émeraude sur la flaque de cire.
Je m'étais pétrifiée sur ces restes.
Mon cœur battait.
« ... Il faut que je le relise. »
Mes mains se jetèrent sur le tapis, tremblantes.
« Il est détruit. »
A quatre pattes entre les bougies, je cherchais les cendres. De la poussière me rentrait sous les ongles.
— Je peux le reconstituer ! m'exclamai-je.
« Plus maintenant. »
— Tu mens, je le peux ! Le pouvoir peut tout !
« Si on sait l'utiliser. »
— Je peux tout...
Le fantôme voletait au-dessus de mon front, mais je ne le regardais pas. Je fixai les grains de poussière, à plat sur les losanges reluisants de mes paumes.
— Je peux t...
— Coucou ! J'ai oublié de prendre sa bro-o...
Le grincement de la porte s'interrompit.
— ... oche ?
L'odeur de brûlé se dissipait, aspirée vers la porte entrouverte. Derrière le battant, un visage grimaçait, couvert de dizaines de flammes vertes. Ses yeux clignèrent. Ronds comme des soucoupes, ils papillonnèrent jusqu'au fantôme de lumière, glissèrent sur les bougies allumées, puis sur moi. Il resta longtemps, silencieux, sur moi.
Puis, les yeux dans mes yeux, Galliem commença lentement à refermer la porte.
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