Chapitre 34 - Le parchemin ou l'anneau
La porte de la chambre blanche couina en s'ouvrant. Je m'arrêtai, même si cela ne servait pas à grand-chose que je me donne du mal. Le Sagevert avait disparu de la coursive. J'avais même risqué un appel au pouvoir, pour vérifier que la chambre était vide. Après tout, elle avait mille fois eu le temps de le devenir, tant j'étais restée contre ces fenêtres, à l'autre bout du château.
Je poussai la porte. Les deux mains sur la poignée, je la relevai avec des sueurs froides. J'avançai un pas en serrant les dents, je tordais mon pied pour ne pas le poser à plat. Evidemment, la pièce n'était pas vide. Le pouvoir ne l'avait pas vue, mais sans rire, où aurait-elle pu aller ? L'autre pied dépassa le premier.
Les reflets de l'or dansaient dans l'air, sur les voiles, sur le marbre. Les perles tintaient, balancées par la brise. Le lit avait retrouvé ses trésors. Empilés sur les draps, les énormes coussins dévoilaient une main rachitique, si pâle qu'elle en paraissait morte, doigts repliés vers le plafond.
Le vent, les cris des militaires, les tintements, et pourtant, tant de silence. Je retenais mon souffle, en me déplaçant le long des baldaquins. Le fauteuil était de l'autre côté. On l'avait relevé, éloigné dans un angle perdu.
On aurait dit qu'elle dormait. Ses yeux étaient clos, sa bouche entrouverte, sa tête entourée de mèches toujours aussi sèches et défaites. Des traces de sueur humidifiaient son front, ses joues, son cou. Les couvertures ne se relevaient pas avec sa respiration. Aucune énergie, aucun geste, le pouvoir me répétait que la pièce était vide. En hésitant, je me rapprochai, avant que mes doigts ne se lancent d'eux-mêmes vers son épaule. Ils heurtèrent son corps. Une décharge crépita contre ma peau, du vert brilla un instant.
Ses paupières se soulevèrent.
— C'était pour vérifier que ça allait, marmonnai-je. Il faut que je sorte d'ici.
Maintenant, même rester près d'elle me mettait mal-à-l'aise. J'allais reculer, mais au dernier moment, je me repenchai au-dessus du lit.
— Vous êtes immortelle, sans doute. Mais j'ai entendu tout à l'heure, j'aimerais vous poser une question.
Elle avait l'air absente.
— Il n'y a pas que ma vie, qu'ils menacent, pas vrai ? La vôtre aussi.
Mes yeux s'accrochaient aux siens pour la retenir, mais c'était inutile, elle n'était pas là. Ses iris faibles me fixaient sans me regarder. Leur couleur ne dansait plus, ils ne rayonnaient plus, ils luisaient simplement, dans des reflets cyan que je ne leur connaissais pas. Ma tête s'abaissa quand je soupirai.
— Ne vous...
Sa voix cherchait un souffle qu'elle n'avait pas.
— ... souciez pas de...
— J'aimerais ne pas me soucier de vous, la coupai-je.
J'étais certaine de lui épargner une torture.
— Il y aurait un million de raisons pour que je le fasse, continuai-je en avançant vers la fenêtre. Le Général, Utopie, maintenant des fanatiques... Le plus sage, ce serait que je quitte la Prairie. Je devrais me cacher loin d'ici, et ne plus jamais vous croiser, vous et votre magie à problèmes.
Mes sandales s'arrêtèrent sur le marbre.
— Mais il y a quelque chose. Je ne sais pas quoi. Le monde entier a l'air de vouloir ma peau, pourtant, je suis revenue vous voir, avec le nom de cette fichue personne en tête... Une personne que je dois trouver pour votre sécurité... entre autres.
Je me retournai, ses yeux me regardaient.
— Oui, vous pourriez trouver ça étrange, lui avouai-je. Mais c'est auprès de vous que je me sens moi-même. Ou, proche de celle que j'étais, peut-être. Je ne sais pas si c'est pour ça, mais quelque chose me dit de ne pas vous abandonner. J'ai envie de vous protéger.
Je m'arrachai aux lueurs avant qu'elles ne m'hypnotisent. Je n'étais pas venue ici pour me remettre à compter les secondes. Elle n'allait pas si mal, les guignols avaient fichu le camp, rien ne me retenait. Mon pied se leva sur le rebord de la fenêtre ouverte. Le château était si frais, ma peau se réchauffa au premier rayon de soleil.
« Emile et Jeanne me disaient souvent de sortir, quand je ne me sentais pas bien. »
Je jetai un œil vers la pâle Altesse.
— Vos parents ne font rien ? lançai-je sans attendre de réponse.
Je n'en eus pas.
— Ou le Général, soupirai-je. Il s'inquiète plus pour vous que pour la crédibilité de son armée... Ce serait pas votre père, d'ailleurs ?
Le deuxième pied rejoignit l'autre sur la fenêtre.
— En tout cas, on dirait.
— Vous... n'avez pas l'air de l'apprécier.
J'allais la saluer et me laisser tomber vers l'herbe. Mais un réflexe me saisit par les tripes, je me retournai d'un bloc sur le rebord.
— C'est lui qui ne m'aime pas !
Ton agressif. Déplacé. Des excuses se précipitèrent entre mes lèvres, sans que je n'ose en prononcer une seule. La liberté m'appelait au-dehors, elle me tendait les bras, mais je gardais mes yeux dans les siens, comme dans un espoir de me faire pardonner.
Et les ombres des rideaux me jouèrent des tours. Je parvins à cligner des yeux, tentai d'effacer le rêve, mais rien ne changea. Les commissures de ses lèvres fines semblaient s'être relevées. Ses yeux s'étaient plissés. La petite lueur qui se rallumait au fond d'eux n'était pas celle qui vacillait d'habitude.
J'hallucinai. Mais pendant que je m'ébahissais en silence, la Prairie devenait presque vide, et cela ne durerait pas.
— Je reviendrai, articulai-je.
Elle devait penser à la même chose que moi.
« Je te promets de revenir. »
Mes pieds s'élancèrent dans le vide.
Les boucles brunes de Pleh tournaient derrière la fenêtre du Colonel. Des piles de longs parchemins débordaient de ses bras, quand ce n'étaient des petites mains gigotantes. Le grand dégingandé slalomait entre le bureau et les étagères, pliant sous l'écho d'une voix que je ne pouvais qu'imaginer.
A force de ne pas trouver Rama, je m'étais rabattue sur trouver une personne que je connaissais. Le nouveau conseiller du Colonel partit dans la direction d'un doigt sévère, sans me voir, une main sur la petite tête contre son torse. Deux pates boudinées pendaient de chaque côté de son ventre maigre. Je l'avais repéré derrière la fenêtre, après que la Prairie soit passée sous mon regard une dizaine de fois. J'en avais ratissé chaque recoin. Je reconnaissais les touffes d'herbe, les zones coupées à la faux depuis trop longtemps.
« Où est-il ? » me demandai-je encore, comme si une voix allait me répondre. Aucune personne n'avait l'air plus suspecte qu'une autre. Des groupes s'entraînaient, en l'air, ou sur la pelouse. Les armures de la Garde brillaient devant la porte du château, au-dessus des fenêtres, au pied de la tour du Général. Au loin, les Archers, arc dans le dos, brillaient d'inutilité. Le chignon de Trimidis avait sauté le long des marches vers la deuxième strate, il y a quelques dizaines de minutes, au milieu d'aspirants-sergents que j'avais dû croiser une fois ou deux. Que des soldats, ou presque. Plus j'observai la Prairie, plus je pensais que Rama avait ses chances d'en être un, lui aussi.
Il me surveillait. Il me connaissait, sûrement. Peut-être lui avais-je déjà adressé la parole. Peut-être n'avais-je pas su interpréter son attitude pour ce qu'elle était vraiment. Une façade. Un masque, invisible, mais qui le dissimulait mieux que ceux des corbeaux d'Utopie.
« Peut-être me regarde-t-il en ce moment. »
Il devait presque autant s'inquiéter de ma mémoire perdue que moi. Qui sait ce que je connaissais de leur plan ? Mes souvenirs le chantaient à demi-mot : Utopie m'avait fait confiance. Nous n'avions pas toujours été ennemies, cette île et moi, au point que cette Asperge avait d'abord essayé de me ramener dans leurs rangs, avec ce parchemin, avant de chercher à me faire disparaître une nouvelle fois.
Des escadrons planaient au-dessus de la maison. Des troupes longeaient le soleil, éblouies d'un ambre doré. Je toisai les remparts. Les bâtiments. Ce groupe de jeunes recrues, qui me regardait de loin, comme une curiosité du paysage.
Soudain, la porte claqua.
— Galliem ? me retournai-je.
Cela aurait pu être le vent, mais un doute me tira jusqu'au rebord de la toiture. Sous la poutre trop basse, le battant de la petite porte grinçait sur ses gonds. Une énergie familière vibrait dans la pièce. Sourcils froncés, je sautais au sol. Sur le perron s'échappait déjà une odeur de rose diluée.
— Galliem ?
La porte grinça. Il faisait noir.
— Galliem...
Enfin, je le vis. La tête enfoncée sur mon lit, recouverte de ses bras, les jambes emmêlées sur le sol. Son plastron gisait à mes pieds, ses bijoux un peu partout, l'immonde broche argentée au milieu du tapis. Il se comprimait contre le matelas, avachi. Ses doigts plongeaient dans ses mèches décoiffées, ses épaules se soulevaient toutes les secondes.
C'était presque devenu un réflexe, je fermai la porte. Mes pieds avancèrent sans discrétion, mais il resta prostré, sans lever un œil. Rien ne changea quand je pliai les genoux à côté de lui. Il charcutait son crâne, retournait ses mèches, le col de sa chemise froissée, les couvertures sous ses coudes. Je l'observai. Puis le sol, puis la porte. Je pinçai les lèvres. Sans vraiment savoir ce que je faisais, je sentis mes bras s'étirer, et entourer ses épaules.
Ses pleurs continuèrent longtemps. Si longtemps, que la lune eut le temps de monter derrière les fenêtres calfeutrées, éclairer tant bien que mal notre pénombre. Son visage ne réapparut pas une seule fois, remplacé par ces larmes qui tombaient sur les couvertures. Quand je le serrais, son dos se contractait. Il laissait échapper un sanglot de plus. Il tremblait. Il ne me repoussait pas.
L'espoir renaquit quand il commença à renifler. Ses poings serrés passèrent sur ses joues trop pâles, encore, et encore. Puis, sans un mot, il se redressa, se rassit. Son visage s'enfonça entre ses doigts.
— Odème a dit qu'elle avait plus besoin de moi.
« Qu'est-ce qu'elle t'a fait faire ? »
La question me brûlait les lèvres. Mais mon regard dériva plutôt sur la broche argentée, abandonnée loin de lui.
— Tu sais, elle ne te méritait pas.
Qu'il m'écoute, ou pas, tant pis, je voulais être honnête.
— Cette Archère, elle n'a plus besoin de toi, elle t'a dit. Mais en réalité, elle n'a jamais eu besoin de toi. Au mieux, elle avait peut-être besoin de ton anneau.
Il baissa la tête.
— Je l'ai vue le regarder, lâchai-je.
— Moi aussi...
— Eh bien ?
— Son petit frère devenait aveugle. Il avait besoin de soins du Sagevert. Une sœur qui s'inquiète pour son frère, j'sais pas, j'ai trouvé ça... J'sais pas.
Sa main rafla un ruisseau de larmes sur sa joue.
— C'est une mauvaise grande sœur.
Un reniflement s'interrompit, et sitôt, un œil doré se posa sur moi.
— Ce n'est pas par là qu'elle aurait dû commencer, continuai-je à mi-voix. Elle aurait dû rester avec son petit frère. Elle aurait dû se battre avec lui. Lui montrer qu'il n'était pas seul, ne pas disparaître de sa vie alors que son avenir est incertain.
La brume du ciel dansait dans ma mémoire.
— Elle aurait dû lui montrer qu'il était fort, combatif, que rien ne devait lui faire peur, même plongé dans le noir, même quand la vie le déçoit. Elle aurait dû l'emmener avec elle, le porter jusqu'au bout du monde s'il le fallait, parce que lui, il l'aurait fait pour elle sans hésiter.
Je fixai ce rayon de lune qui filait entre les tissus. Je n'avais pas le courage de regarder Galliem dans les yeux. Mais mon visage n'en fit qu'à sa tête, il se pencha, et que j'y croie ou non, je ressentis au moins autant de choses que face à l'Angevert.
Galliem allait se remettre à pleurer. Au moment où les premières larmes arrivèrent, il plongea vers sa ceinture, trifouilla dans la poche qui contenait ses sifflets.
— Tiens.
Quelque chose brillait au bout de ses doigts.
— J'aurais dû te le rendre avant. C'était vraiment stupide, j'avais peur, enfin, c'est pas vraiment ça, mais... Tiens.
— C'est...
— Ton anneau.
Il le colla dans ma main.
— Il était avec tes vieilles affaires, sur Terremeda.
Le bijou scintillait contre ma peau, fin liseré d'or, ombré de sculptures presque invisibles. Sa surface renvoyait des bribes tordues de mon visage.
— Alors, j'ai entendu que tu avais été réaffectée au château ?
Mes yeux se relevèrent. Nez coulant, Galliem avait retrouvé un drôle de sourire.
— Encore avec l'Angevert, hein, minauda-t-il. Ça se passe bien ?
— Qu'est-ce que tu...
— Chut, chut.
Il tapotait sur mon crâne. Je serrai les dents, en reculant sur mes talons.
— Ly, si jamais t'as besoin d'aide... hésite pas à faire appel à moi.
Je n'eus pas le temps de m'interroger, ou de baragouiner un remerciement. Les jambes de mon frère s'activèrent, le lancèrent d'un pas ferme en direction de son hamac. Incrédule, je l'écoutai commencer à siffloter, avant de baisser le menton, et de me reperdre dans les reflets de l'or.
Le parchemin ou l'anneau. Utopie ou Vendomeland. Un pressentiment m'avait incitée à garder les deux possibilités.
« Je reviendrai. »
Ma tête se redressa vers Galliem. Mains perdues dans sa toile de jute, il me toisa avec une drôle de grimace.
— Personne verra l'anneau si tu le mets à ton petit doigt.
— Peu importe.
Il haussa les épaules, un sourire de nouveau collé sur ses lèvres. Moi aussi, je souriais. Ma nouvelle bague sur l'auriculaire, je l'observai encore un instant, avant de dériver sur le tiroir de vieux vêtements. Il renfermait ce parchemin cacheté, marqué du sablier, que je n'avais jamais ouvert.
Dès que Galliem dormirait, je le détruirais.
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