
Chapitre 32 - La Parole
« Quelle belle vie, quand même. »
Dormir, se réveiller, dormir. Dans plus de richesses que tous ceux du Cœur Noir n'en verraient jamais.
Je croisai les jambes dans le fauteuil pour la centième fois. Faute d'avoir osé le poser ailleurs, le livre des guignols-religieux traînait encore sur mes genouillères. Il m'encombrait. Je voulais le rendre. Ou le donner à quelqu'un d'autre, à un châtelain, au Général, à n'importe qui en voudrait. Mais ce n'était certainement pas dans cette pièce que j'y parviendrais. La personne qui roupillait, là-bas, ne devait pas avoir besoin d'un tel bouquin.
Je changeai de position. L'assise était confortable, mais rien à faire, je ne m'y sentais pas bien.
Peut-être avait-ce à voir avec ce qui m'était arrivé, depuis ce matin. Mon retour dans ce château imprenable. Cette rencontre, muée en expulsion, puis ce qui avait suivi. Rien que d'y penser, j'en avais des migraines.
Après le départ de Galliem, je m'étais rendue près des portes. Je voulais refiler cette « Parole » à l'un des heaumes, puis déguerpir. Mais rien ne s'était passé comme prévu. Les grands battants s'étaient rouverts, j'avais presque été jetée à l'intérieur. Au final, la seule parole que j'avais pu donner, ç'avait été la mienne. Toute la Garde de l'entrée m'avait fait jurer de bien me comporter, de rester discrète, de ne froisser personne. Sur le moment, je ne m'étais pas inquiétée. Les mains comprimées sur le livre, c'étaient plutôt les pages, que j'avais dû froisser.
Mes yeux repassèrent sur ce monstre. Je ne savais pas si j'avais réellement aggravé son état. Epais comme plusieurs bougies, sombre, sculpté de je ne sais quelle manière austère, brodé de vieux fils vert et or rongés par l'humidité, il lui aurait fallu quelques centaines d'années de moins, pour qu'on remarque la moindre éraflure. Je reniflai, en le poussant du bout des ongles. Peu importe ce qu'il renfermait, j'en avais la certitude, ce n'était pas formidable.
Mal assise, je montai les talons sur le fauteuil. Mauvaise idée, le livre me faisait face à présent. Je fuis sa couverture du regard, sans risquer de fixer le lit à la place. Ce château n'avait jamais fait beaucoup d'efforts pour me mettre à l'aise, mais là, on atteignait des sommets. Ne pas regarder telle chose. Me trimballer telle autre. Dans ma situation, j'en oublierais presque ce que l'Angevert m'avait dit. Que les religieux pourraient détruire ma vie, s'ils apprenaient pour le pouvoir. Ces mêmes religieux, qui devaient s'arracher les cheveux à me savoir ici... Je repensai au chauve de tout à l'heure. Je souris sans le vouloir.
Puis je me rappelai du Général. Je l'avais presque oublié, lui qui me prenait pour la traitresse, et attendait que je commette un faux-pas. Je savais qu'il ne m'avait pas placée là simplement pour me surveiller. Il devait penser que je serais vite tentée, si proche de l'Angevert. En chantant que j'assurerais sa sécurité, sûrement avait-il dû avoir le dernier mot auprès des guignols sacrés.
Si seulement je pouvais lui dire ce que je savais. Que je n'étais pas ce « Rama ». Que ce traître existait depuis longtemps, mais que même par le passé, il s'agissait de quelqu'un d'autre que moi. Les liens se feraient vite si je me confessais. Mais je ne comprenais pas. Comment j'en étais arrivée à me renseigner auprès d'une certaine île. Pourquoi je l'avais fait. Narayan, ce nom ne sortait pas de nulle part non plus, c'était certain. Mais, bon sang, pourquoi ? Etait-ce ma mémoire que me jouait des tours ?
L'Angevert gémit dans son sommeil. Je bondis vers les baldaquins, cœur serré, mais le seul son de l'après-midi ne s'éternisa pas. La silhouette immobile redevint cet élément de décor parmi les autres. Je soupirai sur le livre sombre, les orteils comprimés contre le fauteuil.
Les secondes redéfilèrent. Je croisais de nouveau les jambes, me rasseyais, m'appuyai sur le dossier, sur les accoudoirs. Cette pièce ne faisait plus que m'endormir, elle se mettait à m'ennuyer. Le soleil brillait dehors, des ordres résonnaient jusqu'à nous entre les rideaux ouverts. Jamais je n'aurais cru leur trouver des allures de chants de sirènes.
Je comptais un. Je regardai la pièce vide, le livre. Deux. Au bout de trois, je n'y tins plus. Pieds posés au sol, j'attrapai le bouquin, l'ouvrai au centre.
Dans le livre, il n'y avait que des pages blanches.
« C'est une blague ? »
Je feuilletai les pages suivantes. Aucun mot, aucune image. Je les tournai plus vite. Inutile, ce livre était aussi laid que vide. Mon dos retomba au fond du fauteuil, je soufflai au moins aussi fort que le vent des remparts. Un réflexe me fit baisser le menton. Sur le lit, je remarquai les yeux brillants, ouverts au milieu des coussins.
Je déglutis.
— Regardez au début, souffla une voix faible.
Du vert. De la lumière. Ma bouche décida seule ce qu'il fallait répondre ; elle dut baragouiner quelque chose, tandis que mes mains remontaient avec précaution les pages dans l'autre sens.
« Conte Septième. »
Un texte, il y avait un texte. Lèvres pincées, je tournai la page d'après.
« Contes Sixiè... mes. »
Celui-là était bien moins lisible. Et beaucoup plus long. Je jetai un œil sur la page précédente, mais plus j'allais en arrière, plus l'écriture de ce livre me donnait la chair de poule.
Je sentais qu'elle me regardait toujours.
« Conte Septième. »
Cette antiquité devenait ma fuite. Je pris un air concentré, parce qu'il en fallait aussi, de la concentration. Entre ce silence, ce regard, et cette écriture d'un autre monde, je n'étais pas sortie de la caserne.
J'essuyai mon front du dos de la main. Puis, péniblement, je commençai le déchiffrage.
« Par les cieux... »
Les phrases n'avaient aucun sens !
Quelqu'un était né. Puis avait été donné. On parlait de Destinée, d'Espoir, de Volonté Suprême, de Serviteurs. Et puis la fin n'était pas plus claire. Cela avait l'air de dire que la personne était morte.
— Qu'est-ce que c'est que ce... ?
Je me retins d'en dire plus. Si je posais une question, elle pourrait y répondre. Mais le calme plat de la chambre menaçait tout autour, il guettait le moindre silence, s'engouffrait déjà dans celui-ci. J'avais trop à perdre, je n'en pouvais déjà plus. Avant de regretter, je plantai mon regard dans le sien, et lançai :
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
Sa surprise se sentit quand elle cligna des yeux.
— La Parole... A l'intérieur sont contées les vies des Angeverts. C'est une tradition de... quelques siècles à peine.
Je louchai sur le texte.
— Drôle de façon de raconter une vie.
— Elle n'est pas pensée au hasard.
La frêle créature se retournait. Je tirai aussitôt mon siège en avant.
— Il s'agit de montrer que l'Angevert est un dieu, murmurait sa voix sans souffle.
Les coussins la dissimulaient de nouveau. Je sautai avec mon fauteuil, les jambes encombrées par la Parole ouverte.
— L'Intemporel a aussi été érigé dans ce but. Ces contes ne sont... qu'un moyen de plus.
Elle releva les yeux vers moi. Mains encore sous les accoudoirs, je cessai mes rebonds en me figeant sur place.
« Nom d'une fraise. »
Jamais je ne l'avais fixée d'aussi proche aussi longtemps.
— Vous...
Je bredouillai, penchée au-dessus du lit.
— Vous... ne vous considérez pas comme une déesse ?
— Ce pouvoir est celui d'une déesse. Vous le savez. Mais regardez donc...
Sa main se tendit en direction du vieux monstre, en équilibre au bord de mes genoux. C'était la première fois qu'elle bougeait autant et cela me parut presque bizarre. Elle peinait, appuyée sur son coude. J'avançai le livre en vitesse.
Ses doigts frôlèrent la page. Il y eut une lumière. La reliure se para de couleurs vives, les fils des coutures s'épaissirent, de nouvelles dorures apparurent, un éclat balaya les rebords. Les pages contre mes doigts se rigidifiaient, l'humidité qui rongeait le parchemin s'évaporait dans une odeur neuve. L'encre du texte disparaissait.
— Le temps régit toute chose du monde mortel, souffla-t-elle.
Elle se contentait de fixer le livre, tandis que je luttai plus que jamais pour ne pas le lancer loin. Mais autre chose me préoccupa vite bien plus que cette sorcellerie. Sur la page claire, les mots s'écrivaient un à un, comme si je devenais la personne qui tenait la plume.
« Il naquit un jour de soleil, en Basses-Terres... »
Les lettres étaient belles.
« Il vivait abrité chez ses Serviteurs, entre les murs de ses divins ancêtres. »
Fines, lentes, légères.
« Mais la maladie des mortels eut raison de lui. »
Quelle impression étrange. Une voix lointaine semblait lire avec moi.
« Serviteurs et Sujets pleurèrent la fin de l'Ère de »
La lumière cessa.
Cette atmosphère de quiétude m'avait toujours déplu. Mais à cet instant, je restai silencieuse, pétrifiée sur le livre.
Je sentais qu'on guettait ma réaction. Sûrement mon état d'esprit était-il facile à deviner. Je savais que cette magie pouvait ce genre de miracle, mais la voir faire elle, c'était autre chose. Elle, elle ne décomptait pas ses jours de conscience, en utilisant ce pouvoir. Elle le créait, elle était ce pouvoir, en personne. Je le réalisai mieux que je ne l'avais jamais fait.
Son corps se rallongea sur les drapés. Arrimée à la Parole, je parcourus le texte une énième fois. Revoir ces lettres s'inscrire me retournait la tête. C'était comme si l'histoire s'était rejouée entre mes mains.
Les derniers lettres repassèrent sous mes yeux.
« La fin de l'Ère de... ? »
— Vous avez oublié un mot.
Quelle phrase stupide. L'Angevert semblait sur le point de se rendormir, mais elle glissa son visage squelettique dans ma direction.
— A-à la fin, m'expliquai-je en lui montrant du doigt.
Bien sûr, elle ne se fatigua pas à venir vérifier.
— On ne sait pas de qui est l'Ère terminée.
— L'Ère de l'Angevert précédent, murmura-t-elle.
— Comment s'appelait-il ?
Ses yeux clignèrent. Elle attendit, un instant, où je me demandais si je n'avais pas encore dit une bêtise. Puis elle fixa le vide devant elle.
— Est-ce... étrange de ne pas le savoir ?
— Non, affirmai-je, soulagée. Les gens en troisième strate ne se doutent même pas que vous avez un prénom.
Je me rendis compte trop tard que la comparaison était maladroite.
— Vous ne connaissez pas le nom de votre prédécesseur ? me repris-je.
— ... Non.
—Les guign... religieux ne vous ont pas parlé de lui ?
Ses sourcils inexistants se plissèrent.
— Non.
— Allons bon. Ils ont oublié d'inscrire le nom qu'ils chérissaient avant le vôtre.
J'aplatis la bête sur les coussins.
— L'encre s'est peut-être effacée, pensai-je à voix haute, nez au-dessus du papier.
Je relus, et relus le texte. Rien à faire, mais cette fois, je contrôlai mon attitude, et me contentai de relever les yeux. Les yeux verts erraient vers les pages d'un air rêveur. Le visage maigre, blafard, perdu entre des mèches défaites, s'était avachi dans une position sans doute inconfortable. Je me grattai la gorge, son menton se releva, ses iris se rétrécirent quand elle remarqua que je la dévisageais.
J'avais une irrépressible envie de parler.
— Sur Terremeda, on dit que les yeux sont le miroir de l'âme.
Les lumières dansaient, vivantes.
— ... La vôtre doit être assez... incroyable.
Elle resta figée sur moi, dans un marbre royal. Evidemment, je regrettai mes paroles. Sans rien ajouter, je me reculai, me rassis dans ce fauteuil trop proche du lit, menton baissé.
Aussi vite que la pièce avait gagné de la vie, elle se reperdit dans le calme.
C'était peut-être étrange de rêver d'une personne à côté de soi. La Princesse vagabonda dans mes songes, à sa manière. Je la voyais allongée, assise, tenue par des coussins. Parfois, elle restait debout. Ses chevilles tremblaient, comme si une simple brise de la Prairie aurait suffi pour qu'elle s'écroule, mais elle était droite, prête à marcher, peut-être. L'image était absurde. Et en même temps, les rêves avaient ce don de copier la réalité, surtout en ce qui me concernait.
Comment savoir si c'était vrai ? L'Angevert souriait, tête renversée, en me toisant de ses yeux indescriptibles. Elle levait les bras, se tortillait, elle parlait. Etaient-ce ses pieds, qui relevaient ce regard curieux contre la fenêtre ? Etait-ce elle, qui s'élançait à ma suite, les yeux pleins de larmes ?
Ou encore elle, qui s'agitait comme une démone, en hurlant qu'elle me haïssait ?
« Grande Détentrice. »
Je grommelai sur la Parole. Mon visage roula sur une autre page.
« Lyruan, viens t'occuper de ton frère ! »
Il était paniqué.
« Lyruan ! Il pleure ! »
« J'ai pas envie ! »
Le sol vibra de pas rapides, puis une grande main se posa sur mes cheveux emmêlés.
« Tu es sa sœur. Il aura toujours besoin de toi, tu sais. »
La voix s'était apaisée.
« Allez, va le voir, je vais chercher à manger. »
Sa haute silhouette était sombre. Tête baissée, je me sentis acquiescer.
« Oui, papa. »
— Grande Détentrice.
Je bondis sur ma Parole.
La porte. Une tête chauve. Vite, il fallait que je m'éloigne.
Mes mains se jetèrent sur le livre posé sur le lit. Je reculai avec le fauteuil, encombrée, et je sentis à peine le dossier basculer sous un coup trop fort.
« Oups. »
La lourde assise se renversa dans un vacarme à réveiller les morts. Derrière la porte entrouverte, un visage ovale plissa ses yeux fins. Ses immenses drapés verts envahissaient presque tout l'encadrement, quand ce n'étaient pas les tenues du cortège derrière lui. Alors que j'étais loin de l'être, je me sentis très seule.
— L'armée a ses raisons que la raison ignore, marmonna le haut chauve.
Sans rien ajouter, il se plia en deux vers le lit.
— Grande Détentrice. Comme convenu.
En un pas de côté, il fit place à un escadron de grandes robes. Les guignols transportaient des pieds de métal, des chaînettes, des sphères étranges. Ils entraient cinq par cinq, s'afféraient autour du lit, silencieux et méticuleux. Tout ce bazar ne m'intéressait pas. Tête vibrante, les yeux embués, j'étais captivée par la souplesse du vieil homme encore penché.
Mais ce fut elle qui acheva de me réveiller.
Sous les draps, un corps frêle s'était mis à trembler.
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