Chapitre 30 - Les guignols sacrés
Sans ces yeux, personne n'aurait pu se croire face à une déesse.
C'était un squelette. Un fantôme, un mort-vivant, une morte tout court. A se demander ce que cette poupée décharnée faisait ici, laissée à l'abandon, au milieu de tant de splendeurs. Elle n'avait plus de corps. Sa peau rachitique disparaissait entre les plis d'une robe blanche trop grande, des draps brodés, des tentures, des rideaux repliés. Elle n'avait plus de visage non plus. Des torrents de cheveux, secs comme les blés, avalaient ce qui pouvait encore ressembler à une expression.
L'Angevert me regardait et je me perdais dans sa lumière. Le vert dansait dans son regard comme une flamme emprisonnée. Il s'intensifiait, disparaissait derrière son iris, se ravivait dans des myriades de teintes et de lueurs. A chaque instant, on l'aurait cru prêt à jaillir, prêt à renverser l'ordre de l'univers. Et le temps ne comptait plus face à cette aberration – ou cette merveille, je ne savais plus vraiment. Les secondes s'égrainaient une par une, sans que je ne sache si elles n'étaient pas en réalité des minutes.
Combien d'éternités restâmes-nous ainsi ? Combien d'éternités aurais-je pu encore tenir ? Des phrases familières se mettaient à résonner dans mon esprit. Il ressassait des soupirs, je ne les écoutais pas. Un gouffre absorbait ma conscience, je n'espérais pas la récupérer. Une seule chose comptait désormais. La fixer, la fixer encore, elle et cet indicible qui l'habitait toute entière.
Mais les lumières disparurent. Elle avait détourné les yeux.
Des mains maigres s'appuyèrent à son côté. Les angles squelettiques de ses coudes tendirent la soie blanche, la courbèrent avec délicatesse, jusqu'à ce qu'elle disparaisse au milieu des coussins. La pâle apparition rejoignit mes souvenirs en ébullition. Elle n'avait laissé derrière elle qu'une silhouette informe, ensevelie sous les drapés, et quelques mèches ondulées, échouées contre les broderies.
Le vent de la fenêtre dut jouer avec mes cheveux bien trop de fois. Hors de sa vue, c'était comme si la pièce devenait vide. Pas un souffle, pas un geste. Le silence, l'immobilisme. Seul un esprit semblait demeurer, invisible, mais d'une puissance qui se ressentait jusqu'au plus profond de soi.
Un énième cheveu se planta dans mon regard fixe. Je me secouai, sentis le frisson froid qui courait sur mon échine. La tête ailleurs, je décidai vaguement d'avancer.
Je me raclai la gorge, elle était bien plus sèche que je ne le pensais. Mes pieds me guidèrent le long d'une commode basse, surplombée d'un miroir cristallin. Un réflexe me jeta sur ces yeux émeraude sombre désabusés – les miens – puis je me retournai, et bras croisés, m'appuyai contre le bois du meuble. Sous les draps, la silhouette n'avait pas bougé. Je reniflai, regard sur mes pieds, puis sur la fenêtre, puis sur la porte. Une seule seconde s'était écoulée, je comptai la deuxième en essuyant ma paume sur la coudière.
Difficile de ne pas jeter un œil de temps en temps. Sous les rideaux du baldaquin rayonnait un véritable trésor de jade et d'or. Mais le reste de la pièce ne partageait pas les parures et les macramés. J'avais face à moi un joyau dans un coffre-fort.
Vivait-elle encore, au moins ? Oui, malgré les apparences, la petite statue ne dormait pas. L'énergie se dégageait du lit en vagues régulières et paisibles, aussi immenses les unes que les autres. Elles venaient chatouiller mon ventre. Jamais je n'avais autant eu envie de m'arracher les entrailles.
Elle ne dormait pas ? Alors, autant ne pas perdre mon temps, pensai-je. Mais à rester près d'elle, je sentais mes repères chamboulés. Je ne savais plus ce que je voulais. Rester ainsi, à laisser le pouvoir tournoyer dans mon corps sans chercher à l'en empêcher ? Garder le silence, regarder là où il n'y avait rien à regarder, juste en sachant qu'elle était là? Sans savoir choisir, je faisais tout à la fois. Je restai statique, presque assise sur cette commode, à la hauteur finalement bien pensée. La pièce me plongeait dans sa léthargie. Doucement, je me laissais gagner.
Mais les tourbillons à répétition n'étaient pas de ces choses ici qui auraient pu m'endormir. La magie procurait des déflagrations, des sursauts d'énergie, à la fois violents et agréables. Mes mains s'agitaient contre le cuivre des coudières. Mes jambes tremblotaient, et plus le temps passait, plus j'avais la certitude que le vent n'y était pour rien. En silence, je me rappuyai sur mes pieds. Et inspirai.
— J'ai... Vous m'avez donné de votre pouvoir, marmonnai-je.
Les vagues d'énergies semblèrent légèrement perdre en intensité.
— J'ai percuté l'éclair, le jour où Utopie nous a attaqués.
Les tournoiements reprirent. Je grinçai des dents, emprise du doute que davantage de pouvoir était en train de s'immiscer sous mon uniforme. Un pas en arrière, je continuai, regard sur le lit.
— Vous l'avez vu, vous le saviez. Vous n'avez rien fait pour m'aider... Peut-être que vous ne pouviez pas ?
Pas un son.
— J'aimerais que vous me le retiriez, la priai-je.
Mais à peine le réclamai-je, une petite voix venait me contredire de toute la force de mon être.
Non, le coma rédempteur serait si long. Qui pouvait savoir ce qui m'arriverait dans l'inconscience. Non, ce pouvoir m'avait sauvé la vie. Il me rendait invincible.
— Je ne veux pas de problèmes, articulaient mes lèvres.
Non, non, non. La toute-puissance incarnée. Rien n'était impossible.
— Je pense que... qu'il vaut mieux que vous soyez seule à le posséder.
Il protégeait tous ceux que j'aime. Il mettait le monde entre mes mains.
— Utopie serait capable de nous anéantir pour mettre la main dessus. Un seul Angevert est déjà...
— Il ne faut plus l'utiliser.
Ce murmure me fit l'effet d'un cri. Je ravalai mes mots, souffle coupé et figée vers les coussins. Un œil vert en émergeait.
— Je ne peux pas le retirer, chuchotait une voix abîmée. Mais on pourrait détruire votre vie. Il ne faut plus l'utiliser.
La lumière vibrante me paraissait si vive. Si forte.
— ... Qui ça, « on » ?
Elle tremblait. Peut-être aurais-je dû considérer cela comme un avertissement. Mais comment savoir, qu'à cet instant, il fallait sauter par la fenêtre sans attendre ? Quand la petite tête disparut de nouveau entre les étoffes, je n'eus plus qu'une seule envie : me rapprocher, et envoyer valser toutes ces stupidités derrière lesquelles elle se cachait. Ces tentures plus épaisses que la troisième strate, ces coussins deux fois trop grands, qui la dissimulaient aussi bien de l'air que du soleil. Elle paraissait misérable. Si misérable.
Et quand je décidai enfin de me retrousser les manches, il y eut un bruit contre la porte.
Puis un deuxième.
Le battant s'ouvrit sur un crâne chauve et des perles.
Je mis une longue seconde à réaliser que tout ce fouillis de colliers et de toiles habillait une personne. Il était si grand que quelques pauvres centimètres le séparaient de l'encadrement. Un grand-père débarquait avec toute sa famille de pantins en masques de voiles blancs, dorés et verts, la tête inclinée et les mains dans une position étrange. Des bâtons fumeux s'amenuisaient dans des objets scintillants, tenus par d'autres larbins derrière eux. La première chose que je me dis fut que cette petite troupe n'avait rien à envier aux clounes des cirques.
— Comment, un sacrilège ? scanda la tête de troupe.
Le cortège fit un pas en arrière, bousculé par ses propres membres. On implorait je ne sais qui en se morfondant, mains levées, têtes baissées. La paire d'yeux du vieux se plissait de seconde en seconde, tandis que, dans les gesticulations derrière lui, certains dépliaient leurs grandes manches. Je vis les losanges sur les vêtements ; des losanges partout, à vrai dire, jusque dans les mains en prière, doigts collés ensemble, pouces tendus vers le bas.
Je me pétrifiai pour de bon quand le premier heaume de la Garde Royale passa l'encadrement.
— Reculez-vous, major, résonna une voix sans appel.
Des mots essayèrent de se frayer un chemin dans ma gorge nouée, mais je ne savais plus si ces mastodontes en charge étaient capables de discuter. Je m'exécutai immédiatement, avec une pensée pour le seul pas que j'avais pu faire vers le lit.
— Baissez la tête. Sortez.
« Si gentiment demandé. » Menton rentré, je me dirigeai vers la porte.
Nom d'un pendentif. On me mettait dehors. J'avais l'impression d'être restée ici cinq minutes.
Avant de sortir, je voulus poser un dernier œil entre les coussins. Mais à peine mes pupilles se penchèrent-elles, des exclamations outrées résonnèrent sur toute la coursive. Les cris continuèrent, choqués, scandalisés, encore bien après que mes pieds aient franchi la sortie.
Par les cieux, qu'est-ce que j'aurais donné pour faire demi-tour.
Le chauve se tenait droit, dos à moi, en retrait le long du balcon. Sa basse-cour l'entourait et nous séparait. Derrière les capuches et les voiles qui camouflaient les visages, je sentis qu'on avait pris le relai pour les regards mauvais.
Je n'en revenais pas qu'un escadron de la Garde ait fait le déplacement pour ces originaux.
— Reculez, major.
« D'accord, heaume », pensai-je très fort. Je baissai même la tête avant qu'il ne me le demande. Rivée sur le sol, je vis les chaussures délicates se placer le long de la porte, laisser le passage à la large toge du vieil homme. Dans la procession, des mains se tendirent, me placèrent sous le nez une sorte de brique épaisse à l'odeur de parchemin mouillé. Je la pris sans réfléchir.
Les dernières sandales disparurent, la porte claqua. Immédiatement, des mains gantées se serrèrent sur mes épaules, pour me guider vers les escaliers. J'eus la présence d'esprit de me laisser faire.
— Qui étaient ces gens ? lançai-je vers les heaumes, bras comprimés sur le livre étrange qu'on m'avait donné.
Dans le délicat silence du château, je n'eus pas d'autre réponse que le claquement régulier des pas des Gardes, jusqu'à ce que je retrouve la Prairie.
Ce n'était pas un titre, c'était un calvaire.
« P... P-pa... role ? »
Bon sang. Militaires comme religieux, personne ne savait écrire sur ce nuage ?
« Parole ? »
Quel était cet autre mot à côté ? Les symboles étaient trop nombreux, trop fondus les uns sur les autres. J'abandonnai d'office.
Pourtant, le soleil y mettait du sien pour m'aider. Jamais la Prairie n'avait été aussi lumineuse ; certes, elle l'était rarement beaucoup moins. Mais la couverture de ce livre était pire qu'illisible, elle n'était pas écrite tout court. Et puis, quelle idée étrange de léguer un pavé de cette taille en guise de carte de visite, juste après m'avoir gentiment fait expulser de mon nouveau poste. Qu'allait penser le Général ? La réaction de ces inconnus allait-il le rendre plus méfiant à mon égard ?
« Ang... Ange... »
Je me serai assommée avec cette antiquité. Pourquoi essayai-je encore de déchiffrer l'impossible ? Je soupirai, la bête calée sous mon bras. Ses relents me donnaient envie d'éternuer. La légère humidité qui courait jusqu'à mon nez m'insufflait l'envie de l'abandonner à son sort au milieu de l'herbe. J'avançai toujours, un pas fébrile après l'autre, sans mettre mon plan à exécution. Il aurait été dur de l'admettre, mais je n'osais pas m'arrêter, ni faire quoi que ce soit que le château dans mon dos aurait pu désapprouver.
La porte de la maison grinça, je m'engouffrai à l'intérieur, sans plus d'un regard pour Galliem.
Celui-ci avait fait un bond monstrueux.
— Mais ça va pas ? couina-t-il, une main aplatie sur son bras.
Je me débarrassai des vieux milliers de pages sans répondre. Cet éternel décoiffé avait l'air figé dans ce qu'il était en train de faire. Je sentais son regard coincé sur mon faciès.
Le lit grinça quand je m'allongeai, le coude plié sous la tête. Je réalisais avec bonheur qu'un matelas était tout ce qui me manquait. Derrière, l'autre oiseau ne disait rien. Peut-être attendait-il encore, évaluait-il s'il devait sortir tout de suite, ou tenter de rester sous ce toit qui, après tout, était encore à lui.
Un bruit visqueux résonna derrière moi.
— Qu'est-ce que tu fais ? me retournai-je en le hérissant.
— Rien d'interdit !
Il s'énervait vite. Regard sur le tapis, je vérifiai si un nouveau crachat n'avait pas complété sa collection. Rien.
Perplexe, je relevai les yeux.
— ... Qu'est-ce que tu étales sur tes bras ?
— T'inquiète pas, les lois militaires m'autorisent à le faire, rétorqua-t-il, dans un vif geste du poignet au coude.
Les fenêtres étaient toujours calfeutrées par des étoffes, mais la porte était restée grande ouverte. Dans les reflets verdoyants de la Prairie, je vis cette pâte colorée se fondre sur sa peau, recouvrir les marques sombres des cicatrices en sablier.
— ... Tu caches les... ?
— J'aurais bien demandé la permission à Madame la major de le faire, mais tu vois, j'ai eu l'effronterie de penser que c'était pas la peine.
Il attrapa son bol de crème, les jambes lancées vers la sortie.
— Mais, Gal...
— Veuille m'excuser, ô grande major, me coupa-t-il, regard vibrant. Tu disparais pendant des semaines, alors j'ai bien le droit de m'en aller sans dire autre chose que ça : au revoir.
— Galliem, bredouillai-je, attends, tu...
— Puisses-tu me pardonner, grande gradée, belle porteuse de la longue cape, Noble Sauveuse... Ouais, Noble Sauveuse, t'aimerais pas que je t'appelle comme ça, non plus ?
— C'est quoi, ça... ?
— Un surnom de l'Angevert pour les tarés. Mais t'as qu'à feuilleter ton bouquin, là, on sait jamais, peut-être que tu te trouveras une vocation, et que tu partiras pour toujours sans rien me dire.
Ses yeux brillaient trop pour que ce soit uniquement à cause de leur couleur. D'un mouvement sec, mon frère partit rejoindre le soleil.
— Ouais, cassez-vous les fesses à remonter les gens de Terremeda...
Et sa voix s'éteignit quand la luminosité avala sa silhouette. Je m'arrachai la rétine à l'observer s'éloigner, sans plus de résultats qu'un maigre souvenir de son uniforme mal arrangé, de ses cicatrices à demi camouflées et de son immonde broche argentée.
« Qu'est-ce qui lui prend ? »
Etait-il resté trop longtemps au soleil ? Ou cette Archère lui retournait-elle donc la tête à ce point ?
Le hamac pendait encore au milieu de notre petite pièce. Les bougies n'avaient pas refondu, elles étaient belles, blanches et entières, arrangées sur le sol de façon étrange. J'étais seule avec ce bazar. Et ce livre énorme, ouvert à l'envers, les pages tâchées repliées contre le tapis. Je n'avais pas la patience de me morfondre ; mes pieds me trainèrent jusqu'au lit, je me convainquis que Galliem allait bien.
Allongée sous la fenêtre, je revis le Général. Puis je la revis elle. Encore elle, toujours elle.
Alors que le sommeil m'emportait, j'eus cette impression étrange, qu'elle aussi était en train de penser à moi.
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