Chapitre 26 - Fructueuses revendications
Ils battaient des ailes comme de beaux diables autour d'une corde.
— D'ici cinq minutes, major. On se dépêche.
Nez en l'air, je hochai la tête, avant qu'une course maladroite me confirme que le soldat avait détallé. Au loin, doucement, de lourds mécanismes se mettaient en route. La corde crissait comme jamais, dans un écho à détruire toutes les oreilles du passage.
— Vous n'étiez pas pressée, j'espère, souffla Trimidis à côté.
Il tenait encore la cape rouge à son bras. Je l'avais retirée, pour traverser la troisième strate.
— Le Colonel attendra, lâchai-je dans le vacarme. Vous lui avez déjà tout dit, j'imagine ?
— Affirmatif.
Un soldat nous faisait de grands signes.
— Allons-y, enjoignis-je au caporal, mais il accordait déjà son pas sur le mien.
Cette corde tout juste raccrochée devait me mener en deuxième strate. A cet instant, il s'agissait de la plus haute du passage, les autres ne dépassaient pas les prisons centrales. Les pieds sur un parterre de cordages, des soldats tiraient dessus, bras vibrants, ailes battant à reculons, pour tester la solidité. Une seule paire d'étriers semblait avoir survécu à la chute, assortie à des restes de poignées tordues.
Après quelques saluts, je pris pied sur l'installation.
— Vous ne montez pas ?
Mon accompagnateur leva un sourcil.
— Je prendrai les suivants, déclina Trimidis, alors qu'il n'y en avait sans doute pas.
Je me décalai sur le côté, coinçai la robe entre mes jambes.
— Montez.
Il resta interdit. Mais passé un instant, il dut se résigner, et, cape sous le bras, prit souplement place dans l'étrier. Nos mains se serrèrent sur les poignées. Elles grincèrent, tanguèrent, mais pas un écrou ne s'en échappa. Regard fixé vers le haut, je laissai Trimidis faire signe aux autres. Et le mécanisme s'activa ; la corde, se mit à monter, lentement, et toujours aussi peu silencieuse.
Dix mètres. Cinquante mètres. La grande ouverture sur les nuages s'éloignait sous mes pieds, comprimés à deux dans un étrier. Cent mètres. Trimidis laissait pendre une jambe dans le vide, sans même prêter attention au sol.
Il me regardait en coin. Je le savais, car je faisais la même chose. Concentrée de force sur le sommet, la Prairie que j'allais enfin rejoindre, je ne pouvais en même temps m'empêcher de le surveiller. Pensait-il à ma première remontée, quand il m'avait escortée avec ses hommes, à mon retour de Terremeda ? Revoyait-il notre discussion après l'attaque d'Utopie, ou encore celle sur les remparts, avant que la bombe n'explose ?
— A quoi pensez-vous ? murmura-t-il.
Ça alors. Trop occupée à imaginer ce qui se passait dans sa tête, j'eus du mal à savoir ce qui se passait dans la mienne. Que répondre en premier ? Qu'une heure plus tôt, j'avais failli laisser ma vie dans ces cordes de malheur ? Ou que j'y avais sauvé la sienne ?
— Je pense à l'asperge, trouvai-je finalement. Où est-il ?
Son regard m'obligea à reformuler.
— En cellule, affirma-t-il. Dans les prisons centrales, de ce côté il me semble.
Nous regardâmes les galeries d'un noir d'encre, qui ouvraient leurs gueules le long de la remontée mécanique. Trimidis ne devait pas s'en douter, mais les images qui me repassaient dans la tête dépassaient ce simple Utopien. L'asperge devait encore dormir, avec de la chance. Mais s'ils l'avaient enfermé, cela signifiait qu'il vivait. Je me promis de ne jamais aller le vérifier.
Le silence s'installa. Un silence rempli de cris, ceux des poulies de tractage, qui s'intensifiaient chaque fois que nous en longions une. Des nuages de poussière dégringolaient par moment contre le gouffre. Rien ne subsistait des anciens mécanismes, ou presque. Du métal tordu, démembré, comme des arbres étranges qui auraient poussé sur une falaise à pic.
Perdue dans le paysage, quelque chose me revint.
— Caporal...
J'eus son attention en un clin d'œil.
— Sur les remparts, la nuit de l'explosion. Vous disiez que, sergent, j'étais à la fois la pire et la meilleure.
Trop tard pour fuir, je l'avais vu m'écouter.
— Ça vous tient tant à cœur...?
— Allez, soyez honnête, je ne mords pas.
A sa tête, il devait se dire que si je ne mordais pas, j'étais tout à fait capable de pincer, étrangler, ou autres réjouissances. Lèvres pincées, il secoua son chignon.
— Oui, la pire et la meilleure...
Les poulies crièrent.
— La pire, parce que vous étiez très jeune. Assez peu expérimentée, insouciante sur bien des aspects... A l'âge qui était le vôtre, major, dit-il en me jetant un regard amusé, une année joue beaucoup sur la maturité. Et vous, vous étiez immature. Têtue. Votre père tout craché, en suractif, mais, heureusement, sans le même grade.
Il attendit comme si j'allais dire quelque chose. Mais ma bouche refusa de prononcer le moindre son. Yeux furtivement levés au ciel, je lui tournai le dos.
— La meilleure...
— Ne vous fatiguez plus, le coupai-je.
— Eh bien, rit-il, vous m'aviez demandé.
Je louchai sur les derniers boyaux sombres. Quelques luttes résonnaient jusqu'à nous, celles des prisonniers qui avaient tenté de fuir, en trouvant les murs de leurs cellules mystérieusement endommagés.
— Ce même soir...
Les cris s'estompaient.
— Vous aviez essayé de m'embrasser, non ?
Cette fois, ce fut à son tour d'être gêné. Il changea de pied dans l'étrier. Puis il tourna la tête vers les alentours, ce que j'avais déjà fait avant de poser la question.
— Répondez, caporal.
— ... Affirmatif.
Les prisons s'éloignaient sous nos pieds, le vide réapparaissait à côté des galeries. De toute façon, je n'aurais pas pu m'infliger la vision de cet endroit plus longtemps. Mains comprimées sur la poignée, je me retournai vers le caporal. Il prenait encore son air imperturbable, mais le pouvoir de l'Angevert avait bien repéré le cœur qui battait sous son plastron.
Je me penchai vers lui.
— Allez-y.
— Pardon ? bredouilla-t-il en se reculant.
— Embrassez-moi.
Ses yeux voltigèrent une nouvelle fois autour de nous. Les parois vide, les hommes un demi-kilomètre plus bas. Quand il se redressa enfin, son visage était tiré par une sorte d'anxiété.
— Maintenant ? murmura-t-il.
— Je veux mettre au clair ce que je ressens pour vous. Alors, embrassez-moi, si vous en avez envie. Nous verrons bien ensuite.
Son regard ne s'enfuit plus. Plongé dans mes yeux, peut-être jaugeait-il si le jeu en valait la chandelle. Mais il soupira. Lâcha la poignée d'une main. Puis je crus voir des plumes apparaître dans son dos, avant que sa main froide ne frôle ma joue, et que ses lèvres pincées ne glissent sur les miennes.
Une pulsion se déclencha sous mes omoplates. La main du caporal s'appuya un peu plus contre ma peau, puis il rouvrit précipitamment les yeux, se remit droit sur son étrier, sans un mot. Ses ailes s'étaient déployées dans son dos ; je me rendis compte que les miennes aussi.
— Alors ? se risqua-t-il.
Je tentai d'analyser la situation. Les sentiments étaient des choses peu commodes. Ils changeaient, perturbaient, et se comprenaient aussi bien qu'une écriture Vendomedienne sur du papier froissé. Je ne regardais plus le caporal. Je pensais que cela m'aiderait à réfléchir.
Mais, menton baissé, je secouai lentement la tête. Le caporal eut un soupir.
Son sourire sentait l'amertume.
— Merci pour votre réponse, major.
La montée replongea dans le silence des machines.
*
* *
— En retard ! Et vous avez l'air préoccupée ?
Je claquai la porte.
— Non, tout va bien, marmonnai-je sombrement.
— Parfait. Approchez, nous avons beaucoup de choses à nous dire. Et peu de temps, en ce qui me concerne.
Il y avait un fauteuil contre un mur du bureau. Sans demander au Colonel, je le saisis par le dossier, le tirai devant la table en bois massif, puis me laissai tomber dedans. Une plume dans la main, le quarantenaire partiellement chauve laissa l'encre gouter sur son parchemin. Ses yeux gris nous dévisageaient en silence, moi, mes cernes, ma robe qui n'en était plus une, mes cheveux qui n'en étaient plus non plus, mes blessures, et la grande cape rouge toute pimpante qu'on avait accrochée sur mes épaules. Ici, sans doute, je devais avoir l'air d'une poubelle dans du papier cadeau.
Revenu à lui, le Colonel épongea l'encre avec un tissu brodé. Ces tâches semblaient plus l'agacer que mon apparence, car il reposa son matériel plus loin, avant de lâcher :
— L'île d'Utopie était bien dans le coup. Vous aviez raison...
Je sentis mon torse empalé se gonfler.
— Enfin, si on peut dire. Les Utopiens n'ont eu qu'un rôle secondaire. Les vrais responsables des enlèvements sont ceux que vous avez aidé à neutraliser. Et pour ça, major, vous avez toutes mes félicitations.
Il me sourit. Moi à moitié. Même après la sieste de ma vie, chaque muscle activé demandait un effort que je n'étais que moyennement prête à fournir pour lui.
— Sait-on pourquoi ils les ont enlevés, au final ?
— Selon votre témoignage, et ceux des rescapés, des désaccords entre groupes d'influence, semble-t-il.
Il roula les parchemins face à lui.
— Nos amis du Cœur Noir jouaient à qui se rebellerait le plus fort contre la Couronne. Utopie est allée chanter dans les oreilles de certains — il me fit un signe de la main — mais les plus malins ont pensé qu'enlever des protégés du royaume ferait meilleur effet... Enfin, bon. Si Utopie n'avait pas créé la concurrence, peut-être qu'ils ne seraient jamais passés à l'acte...
— Pourquoi se rebellaient-ils ?
Question légitime, pensai-je.
— Major, soupira-t-il. Il y a toujours eu des désaccords entre strates sur la répartition des ressources. C'était déjà le cas quand vous aviez toute votre tête, et ça le sera encore dans des siècles et des siècles.
Je tiquai.
— Nous ne sommes pas là pour penser philosophie, mais pour obéir aux ordres, trancha-t-il. Bien, bien, pressons. Il y a des choses plus importantes, tenez, ces plans...
Il se pencha dans une malle à ses côtés, pour récupérer des rouleaux abîmés qu'on avait cacheté. En un geste, il les déroula face à moi.
— Si Utopie avait charmé tous nos ingénieurs, nous n'aurions pas vu non plus que ces fichus corbeaux voyaient les choses en grand.
Sa main s'aplatit sur les plans du château.
— Les analyses terrain ont indiqué que ces documents ont été transmis par un traître.
« Les analyses terrain s'appellent Pleh. » soupirai-je.
— Cette information est capitale. C'est pour ça que je vous ai convoquée si prestement. Avez-vous d'autres informations, major ? Quelque chose que vous auriez voulu me dire en face-à-face ?
— Demandez à Pleh.
— Rien, donc ? Vous êtes sûre ?
— Non, pas moi, Colonel.
— Vous m'étonnez...
— Bon, il va falloir ouvrir les yeux, m'énervai-je. Si nous avons pu nous infiltrer, c'est grâce à Pleh. Si nous avons trouvé ces plans, c'est grâce à Pleh. Arrêtez de penser que parce que j'ai une cape, je suis meilleure que lui.
Il me fit les yeux ronds.
— Vous aviez autre chose à me demander ? lâchai-je.
« Leur infiltré s'appelle Rama. L'espèce de géant apparu dans les filets était des leurs aussi. C'est quelqu'un d'Utopie qui me l'a présenté personnellement. »
Jamais je ne lui raconterais ça. Je préférais largement lui lancer la vérité en face à propos de Pleh.
— ... Pas à vous demander, articula le Colonel, mais...
— Alors, moi j'ai quelque chose.
Il était évident que, pour une raison ou une autre, il se retenait de laisser aller sa colère.
— Mes épées, réclamai-je. Trimidis vous a peut-être fait part de...
Le soupir qu'il lâcha dut s'entendre jusque de l'autre côté de la Prairie.
— Vos épées, major.
— Mes épées, Colonel.
— Effectivement, le caporal m'en a touché un mot, marmonna-t-il.
Il croisa ses mains devant lui.
Inspira.
— A vrai dire, il y avait une autre raison à votre convocation urgente. Mais vu l'heure – il se retourna sur les premières étoiles derrière la fenêtre – et votre, hum, tenue...
Je dégageai une longue mèche poisseuse de mon visage.
— Ça attendra demain. Voyez-vous, j'ai cédé, et j'ai parlé de vos attentes au Général.
Mon cœur se regonfla. Visiblement mal à l'aise, le Colonel poursuivit :
— Et il m'a dit souhaiter s'entretenir avec vous.
Le ciel me tombait dessus. Ou j'étais montée le heurter, aucune idée.
— Sachez que je suis toujours catégoriquement contre vos revendications, articula-t-il avec des gros yeux.
« Mes épées. »
— ... Mais le Général vous donnera sa réponse. Vous irez le voir demain dès l'aurore, faites honneur à l'Armée Blanche.
« Le Général. »
Et il déblatéra encore des conseils dont je n'avais pas grand-chose à faire. Tenez-vous bien, soyez ponctuelle... Le cœur battant, je me levai quand il me l'ordonna, marchai vers la sortie.
Ce fut au moment de fermer la porte que je réalisai que ma main tremblait.
« Par les fraises des cieux, le Général. »
— Et n'oubliez pas de prendre un bain ! hurlait le Colonel derrière le battant.
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