
Chapitre 16 - Au bord de l'univers
— Vous êtes le seul au courant ?
— Le Colonel doit l'être également.
— Amusant... Et qu'allez-vous faire ?
— Vous écouter, major.
Dans le vacarme des percussions, une silhouette sombra sur le sol, bouteille à la main.
— C'est tout ?
Un homme arriva en se dandinant, se pencha sur le premier écroulé, hilare.
— Et obéir, sourit-il.
« Parfait. »
La fête du Cœur battait son plein. La scène, tout juste visible, semblait à peine surélever sa reine des hordes de corps déchainées. Mais loin d'être en retrait, la rose se tenait fièrement au milieu des planches. Bras tendus à droite, à gauche, elle souriait à la foule, renversait sa crinière. Elle ne s'arrêtait jamais. Si elle l'avait fait, sans doute, le monde se serait écroulé.
— Pourquoi aiment-ils tant Utopie ?
Je sentis que je l'arrachai à une contemplation qu'il aurait bien prolongée.
— Je suppose que c'est pour le rêve technologique. Utopie, à l'époque, c'était l'île de tous les possibles. Utopie la rêveuse... L'espoir d'une vie meilleure se trouvait là-bas, tout bon idéaliste le répétait à vous en rendre fou.
— C'était avant que l'île ne se sépare de Vendomeland ?
— Oui.
Le privilège du grade : je pouvais me dispenser de le regarder dans les yeux sans trop culpabiliser.
Valentesa refermait ses doigts sur ses paumes, en rythme.
— Ils voulaient renommer cet endroit « Nouvelle Utopie », ajouta le caporal, avec l'air de les désigner du menton. La Couronne n'a pas accepté.
« Difficile de deviner pourquoi... » relevai-je, amère.
Le bras fin de la chanteuse s'envolait vers l'extérieur. Tant d'envie, tant d'espoir dans ce geste, que je soupçonnai être dirigé vers le nuage aux corbeaux. Je redescendis de ce rêve trompeur.
— Il me faudra l'aide de deux autres majors, soufflai-je à voix basse, l'esprit soudain plus clair. Tous leurs hommes, pas un de moins.
— Pour une dizaine de disparus ?
— Pas que pour ça. J'ai l'impression...
Mon regard dériva à nouveau vers la scène.
— J'ai l'impression que ce qui se passe ici dépasse ce que nous pensions.
Le caporal ne relança pas ; il eut raison. Ce genre de détails concernaient le Colonel et personne d'autre.
Donc sa curiosité dut se porter sur autre chose.
— C'est le soldat Pleh qui est à l'origine de tout ceci, n'est-ce-pas ?
Un hochement de tête suffit à lui répondre. J'avais repéré une silhouette à l'angle d'une paroi, non loin de nous, et elle avait aussitôt monopolisé mon attention.
— Où est-il ? m'interrogea encore Trimidis.
— Chez lui... officiellement. Il est sûrement en train de surveiller les autres.
— Les autres ?
— Il les a retrouvés.
Le caporal ne resta pas figé longtemps dans la surprise. Un rapide regard autour de nous plus tard, je le vis se fendre de son demi-sourire.
— Si je vous suis, major...
Même dans la musique, il expira mon grade plus qu'il ne le prononça.
— Le soldat Pleh a jugé bon de faire intervenir autant de soldats. Ici.
— Le soldat Pleh n'a rien jugé du tout, répliquai-je. J'ai pris cette décision.
— Vous vous rangez donc dans l'avis du caporal Migonem.
— Y'a-t-il du mal à ça ?
Ce n'était pas une provocation. Mais une vraie question. A vrai dire, je faisais autant confiance à Mignoche que je ne l'appréciais.
Le caporal saisit immédiatement ce que je voulais dire.
— Je ne pense pas que le caporal Migonem aurait appuyé une stratégie avec autant de force, s'il n'avait pas été convaincu de son bien-fondé. Même s'il ne respecte pas les égards dus à l'Angevert, il a ses raisons de défendre la Couronne, vous savez. Des raisons... solides.
— Vous piquez ma curiosité, sifflai-je à moitié.
— Utopie lui a tout pris.
A l'annonce de ce nom, je sentis mon poing se refermer. Pour se détendre peu de temps après. Je revis la brume. Les corbeaux. Les lames. Le pire se joua dans mon esprit ; je lâchai la silhouette des yeux, pour fixer Trimidis.
— Les détails m'échappent, répondit-il à mon attitude. Mais le caporal est originaire d'Utopie. Quand l'île s'est séparée, il y a une quinzaine d'années, toute sa vie est partie avec elle. Il lutte pour retrouver les siens, contre les responsables, et cela ne changera jamais.
Il se leva soudain, m'arrachant à une réflexion inattendue.
— On nous observe depuis trop longtemps, se justifia-t-il.
— Dites aussi au Colonel de reconsidérer ma demande si l'opération était victorieuse, ajoutai-je à la hâte. Il saura de quoi je parle.
J'eus droit à un dernier semblant de sourire. Puis, menton droit, regard assuré, sans se retourner, il s'éloigna, jusqu'à disparaître au milieu du chaos. La foule l'engloutit comme le vide happait les Tombés. Abruptement, définitivement. A tel point que je me demandais un instant si tout ce que nous nous étions dit n'avait pas été le fruit de mon imagination.
Elle ne perdit pas un instant. A peine le chignon du caporal disparu, l'ombre qui nous surveillait se décolla de son angle de mur, pour glisser dans ma direction. Sans bouger la tête, yeux bien fixés sur elle, je la laissai approcher, avec cette envie folle de demander :
« Tu viens poser une bombe ? »
Mais la personne, que je reconnus au cambouis de son chemisier comme une ingénieure du Cœur Noir, ne portait malheureusement aucun objet suspect sur elle.
— Il te voulait quoi ? lança-t-elle sans préambule.
— ... Parler du spectacle.
Et je me concentrai de nouveau sur la scène pour appuyer mon propos. L'ingénieure m'imita peut-être une seconde avant d'ajouter, avec gravité :
— Val m'a dit pour toi. Le laisse plus t'approcher.
Je tiquai.
— Pourquoi ? tentai-je avec innocence, alors que l'ingénieure levait un bras au-dessus de sa tête, regard vers la fosse.
— Oh non, minauda-t-elle. Ne me dis pas que t'es déçue...
Son expression taquine n'était pas vraiment ce à quoi je m'attendais. Elle me laissa dans un mutisme confortable, mais en même temps avec une forte envie d'expliquer deux-trois choses, puis m'aida à me relever, avant de me réentraîner de force au milieu de la fumée et des flots.
— Attends que l'autre soit loin, tu verras toute la splendeur d'un spectacle du Cœur Noir.
Et elle s'évapora à son tour. Ou alors, elle n'avait jamais été là. Perdue entre des pieds et des mains gigotant, je n'étais plus sûre de rien. Les remparts un peu trop loin, ma tête s'était plus embrumée qu'un ciel annonçant Utopie. Jamais je n'avais été autant dans les nuages.
Je ne savais plus sur quoi me concentrer. L'œil perdu entre la scène et la sortie du Cœur Noir, je crus voir un bras s'élever furtivement, dans le fond, au-dessus des têtes. Sitôt après, la musique, qui rugissait depuis la scène, se fit moins forte. Les souffles dans les flûtes métalliques faiblirent. Les étranges guitares, cuivres et autres violons sonnèrent de notes plus feutrées, plus lentes, jusqu'à ce qu'elles s'évanouissent dans l'air moite. Plus un rebond sur les caisses métalliques. Plus aucune mélodie. La salle elle-même, immense, bondée, se taisait.
Au fond de la scène, face à la paroi, Valentesa semblait regarder vers le sol.
Elle ne dansait plus. Elle ne bougeait plus. La voir ainsi statique retournait l'esprit, comme s'il s'agissait d'une vision insupportable. Le Cœur Noir entier devait avoir le sien pincé, suspendu au moindre geste de la rose.
Lentement, elle tourna les talons.
Le bruit de ses pas sur le bois emplit la fosse d'un faible écho, mais pourtant lourd, pesant, irréel. Toujours tête baissée, de loin, je l'aurais dit pensive. Ses pieds parvinrent au bord de la scène. Elle stoppa sa marche.
Quelques fébriles secondes plus tard, ses mains commencèrent à s'animer.
Elles se levèrent. Passèrent ses hanches, ses épaules, haut, toujours plus haut. Puis elle s'arrêta de nouveau. Ses yeux apparurent sous sa crinière lumineuse ; ils brillaient d'inconnu, deux pépites d'éclats somptueux, tournés vers un ciel invisible.
Le temps se suspendit. J'étais certaine de n'y être pour rien.
Doucement, dans un silence de cathédrale, elle inspira.
Et l'univers se retourna.
*
* *
« Est-ce que j'ai rêvé ? »
Valentesa qui hurlait a cappella. Les masses de corps qui se transformaient en un monstre informe, frénétique, beuglant, inarrêtable. Les lumières criardes qui brûlaient les yeux. Valentesa qui s'envolait, parée d'ailes translucides et colorées. Un monstre de bras qui grouillait au sol et aux murs, qui refermait des milliers de doigts sur ses paumes avec elle, chantait avec elle, à l'unisson, à tue-tête. Et Valentesa qui se tordait, telle une acrobate aérienne. Valentesa qui brillait. Valentesa qui resplendissait. Valentesa, Valentesa, Valentesa.
« Est-ce que j'ai rêvé ? »
Le sol tanguait. Quel traitre, impossible de marcher droit. Il faisait se retourner mes pieds tous les deux pas, quand ce n'étaient pas mes jambes qui s'affaissaient sans la moindre raison. La brume y mettait du sien, aussi. Elle cachait tout : les endormis, prêts à m'obstruer le passage, les murs — mes repères — et leur ondulation incessante. Même les rayons du soleil étaient camouflés. Le soleil qui se couchait.
« Il s'était levé ? »
Même ça, j'avais dû le rêver.
Une léthargique de trop se prit la hanche dans ma cheville. Je bondis à cloche-pied, vociférant, avant de perdre le contrôle. La brume se souleva un instant quand je m'affalai sur un parterre de planches.
« Aïe. »
Mal à la tête.
Vision trouble.
Comment m'étais-je retrouvée dans cet état ? Était-ce normal ?
Cheveux.
Noir.
Dormir...
Non, impossible. La migraine m'assommait, mais elle m'empêchait aussi de fermer l'œil. Horrible tortionnaire. Sans que je ne réfléchisse, mes mains se collèrent sur mes tempes. Une douce chaleur se propagea sous mes doigts, je sentis la douleur s'estomper.
« Ça va mieux... »
Une lueur rassurante s'était mise à éclairer les nuages les plus proches. Mes pensées se désembuaient.
— C'est joli...
Un index maladroit, tendu vers ma tête.
— Comment tu f...
La phrase se termina dans un ronflement, suivi d'un choc lourd et d'un violent bris de verre. Le sol vibra, un éclat s'invita à quelques centimètres de mon nez. Il se mit à refléter la lumière verte.
La lumière verte.
La lumière... ?
« Nom de... »
Elle s'éteignit.
Le calme régnait au milieu des champs de brume. La pénombre tranquille s'intensifiait avec lenteur sous le vent lointain et les soupirs de sommeil, qui berçaient ceux que les songes n'avaient pas encore attiré jusqu'à eux. Le Cœur Noir ne battait plus. Ou alors, d'un rythme paisible. Anormal.
Mon cœur à moi, il battait la chamade. Et il fallut plusieurs minutes avant qu'il ne se calme. Yeux papillonnant aux quatre coins de la fosse, je maudissais tout ce qui me passait par l'esprit. Cette fête. Les gens. Ma stupidité. « Attends d'être seule. » me répétais-je, de peur de commettre un nouvel impair.
Le marteau qui tambourinait la scène de mon cerveau avait disparu. Je marmonnai sur mes planches, en me retournant sur la tranche, un coude plié sous la tête. Il fallait se résigner à dormir ici, dans cet état de santé douteux, et au milieu de... je ne savais pas. Aucune idée de qui m'entourait, vaguement une de là où j'étais. Quelques ombres troubles erraient autour de moi. Des pulsions de pouvoir voulaient me tirer de cet enfer mental. Je tentai d'expirer – ce ne fut pas très concluant. Mais, enfin, je sentais que j'arriverais à dormir sans peine.
Une courte minute de calme plus tard, un grincement d'outre-tombe se mit à chuchoter au-dessus de moi.
— J'savais bien... t'étais quelque part.
Je frissonnai dans un courant d'air. Une floppée de cheveux envahit mon visage ; je crachotai, les repoussai, puis tombai au détour d'une épaisse boucle sur un visage familier.
Garder les yeux ouverts était difficile. Mais je pris un instant pour m'assurer que je ne délirai pas. Cette voix, des souvenirs d'éraillements discordants, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Seul son sourire me prouvait son identité, car ses yeux avaient l'air partis dans un autre monde.
— Que fais-tu là ? bredouillai-je.
Quelque chose de mou heurta mon ventre. La rose n'ajouta rien et termina de s'installer sur le sol. Je dépliai distraitement son cadeau sur mes jambes. C'était un tissu.
— ... Merci.
Il était relativement épais, et plutôt doux, pour du rêche. Sans rien dire, Valentesa s'était allongée sur sa couverture. J'en restai bête, mais, après tout, qu'elle reste. Un sentiment égaré soufflait que je n'étais pas mal à l'aise en sa compagnie. Je soupirai de nouveau, plus détendue. Un premier rêve m'emportait déjà ailleurs.
J'étais sur Terremeda.
Une odeur de gâteau flottait dans l'air des champs de terre, percés des premières pousses du printemps. Des fleurs de fraises à mes pieds. Des nuages, hauts au-dessus de ma tête.
Il faisait bon. J'étais sereine. J'étais heureuse.
Mais le voyage fut de courte durée.
Quelque chose commença à m'en extirper.
Floues, les sombres hauteurs du Cœur Noir réapparurent face à moi. Les premiers rayons de lune traversaient les fumées éparses. Inerte, j'observai un instant ce paysage vaporeux, qui m'aida, étrangement, à y voir plus clair.
Et à comprendre.
Une main glissait doucement le long de mon épaule.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro