Chapitre 15 - Cœur battant
Arrimée aux barreaux dorés, tête dans le vent recouverte par ses cheveux épais, elle chantait. Sa voix se perdait presque immédiatement, avalée par le ciel. Mais elle continuait. Jeanne lui aurait dit de se méfier. Qu'à continuer, elle deviendrait aphone, chose peu recommandable juste avant un spectacle. Elle partait dans les aigus. Je n'étais pas Jeanne. Alors je me contentais de la regarder en silence, prudemment assise au bord du chemin de ronde, les jambes prêtes à me laisser tomber vers le sol de la fosse.
Ses collègues auraient pu dire quelque chose. Mais avec un simple Vois-Loin et une canne à pêche entre leurs mains, Vendomeland pouvait s'effondrer qu'ils ne le remarqueraient pas. Chef, monté sur une caisse pour atteindre la lunette, rouspétait contre les nuages. Kay observait religieusement le fil de nylon tordu malmené par le vent, deux adolescents venus retaper la scène dans la matinée collés à lui. Pabavar, à cet instant, restait peut-être seul à travailler. Une quinzaine de mètres devant moi, il multipliait les allers-retours entre l'entrepôt et le centre de la salle qui se remplissait de câbles, lampions, pavillons de gramophones et cors de chasse. A l'opposé, Valentesa redescendit soudain dans les graves, plus vite que si elle avait pris la corde rouge au centre du nuage. Ses bras se tendirent davantage. Ses talons la soulevaient, son menton se relevait. Elle semblait attirée hors des murailles, comme attrapée par le vent.
« Ne pas lui dire que si elle lâche, ailes ou pas, c'est fini. »
Mais en détournant la tête, je sentis un pincement au cœur à l'idée qu'elle le fasse.
C'était peut-être la première pause qui excédait la demi-heure depuis que j'étais arrivée ici. Curieusement fatiguée, mes yeux papillonnèrent un instant sur la fosse. Sur Pabavar, statique, une longue planche sur l'épaule. Les pieds encore tournés vers la scène, il n'avançait plus. Il me regardait. Menton dans la main, je le regardais aussi. Il ne bougeait pas, il ne bougeait plus. Je continuais, il continuait.
— Ouais ! Deux !
Le cri de Kay me réveilla. Triomphant, il tenait un porte-clé sali, qu'il n'avait pas auparavant. De l'autre main, il jouait avec l'air autour de lui. Les deux garçons, de quelques années mes cadets, soufflaient, grattaient le vide au même endroit que l'homme aux mèches sèches et épaisses, alors qu'il n'y avait rien. Pabavar repris sa route, lente. Valentesa se ramena à l'abri. Observant le géant, je la vis se figer.
— Hé, les jeunes ! s'écria-t-elle. Fini la pêche aux Tentavoles, Pabavar a trouvé une planche !
On sentait dans son ton qu'il aurait été malvenu de discuter. D'un même mouvement, les deux adolescents se levèrent, bondirent au bas des remparts, pour courir vers le grand nonchalant qui les dépassait de plusieurs têtes.
Les trois autres amorçaient un mouvement vers la fosse eux aussi.
« Est-ce que c'était bizarre ? »
Le grand gilet noir de Pabavar s'éloignait de plus en plus.
« Non, venant de lui, pas forcément. » me rassénérai-je.
Agile, je sautai à mon tour du mur.
La planche trouva sa place entre deux autres, dangereusement écartées. Les jeunes commencèrent à enfoncer des clous au marteau dans le bois tendre, mais viser ne semblait pas leur fort. Redoutant un cri à chaque nouveau coup, je finis par réclamer l'outil. Le travail fut plus rapide. Et l'initiative eut l'air de plaire à Valentesa.
— Essaye ça, ordonna-t-on soudain au milieu de rien.
Un bras maigre aux manches retroussées dépassait du bord de la scène, tendait un drôle de gadget avec insistance. Intriguée tout comme moi, la rose s'en saisit, avant de se pencher pour demander à Chef en contrebas :
— A quoi ça sert ?
— C'est pour amplifier ta voix. Elle est branchée, vas-y.
A coup sûr, nous partagions la même suspicion. L'objet n'était pas bien gros, envahi par une grille métallique, et tenu en laisse depuis le générateur, replacé sous la zone de l'effondrement. Mais la chanteuse ne se laissa pas impressionner. Inspirant, elle lança soudain une note forte et juste, qui fit bondir les plus proches d'une rangée de pavillons en long de salle. Même au fond, alors qu'il semblait s'éloigner pour les galeries, Pleh sursauta tant qu'il perdit l'équilibre.
Rivée sur la petite machine, elle cligna des yeux.
— Ça marche, constata Chef avec joie.
— Je n'en ai pas besoin.
Ce fut à son tour de paraître surpris. Sans s'y intéresser davantage, elle lui rendit son jouet, tandis qu'au loin résonnaient les moqueries des autres vis-à-vis de Pleh. Sous ses mèches hérissées, Chef fronça les sourcils. Mais il dut se retenir de jurer près de Valentesa, car il se contenta de récupérer l'appareil d'un geste sec, juste avant de s'éloigner à grands pas.
— Il n'est pas sûr que tout le monde t'entende chanter sans cette chose.
« Ou plutôt, personne ne t'entend chanter. » me souvins-je en le disant, mais Valentesa me sourit.
— Pas besoin que je m'encombre de ça pour arriver à ce que je veux.
Je cessai de pilonner pour la regarder d'un air dubitatif.
— Chanter, ce n'est qu'une partie du spectacle, murmura-t-elle. Ça ne fait pas tout. Un geste bien placé... Un regard au bon moment... Et là...
Elle referma ses mains devant elle.
— Je les tiens.
A nouveau cette lueur vibrait au fond de son regard. Un instant, je fus incapable de m'en détourner. Ce fut elle qui rompit le contact, en se baissant sur mes mains.
— Allez, ce soir par contre, j'ai besoin d'une scène.
Et je terminai mon travail sous son sourire envoutant.
Pour la première fois, les mains discrètes du Cœur Noir s'affairèrent toutes à autre chose qu'à créer des explosions ou à tambouriner bêtement sur de la mécanique. Les guirlandes se suspendirent au plafond, coulèrent sur les parois, dans des lignes approximatives qui retraçaient les vols des installateurs. Les rangées de pavillons, alignées le long de la salle, étaient péniblement lustrées, mais la saleté des gens qui s'y affairaient rendait la tentative vaine d'avance. Rien qu'un battement d'ailes raides et tordues de ces gens semblait soulever une tempête de poussière et de plumes mortes.
Je fis un effort inhabituel pour tenter d'intercepter Pleh. Avais-je pressenti que quelque chose clocherait ? Alors que le soleil commençait à peine à décliner, le cerveau de l'opération fut pris entre trois personnes costaudes, qui lui demandèrent sans doute poliment de foutre le camp. Valentesa paradait depuis des heures entre les groupes affairés, et elle n'intervint pas, sauf quand les deux bonnes femmes et le large monsieur firent mine de se diriger vers moi. Là, il suffit de quelques mots pour les en dissuader. « Formidable. » soupirai-je. Mon impunité n'englobait pas la seule personne qui aurait peut-être eu intérêt à rester ici ce soir.
Mais je m'amuserais bien à profiter de leur confiance. Pleh, au final, ne perdrait pas une miette de ce qui se jouerait ici, je m'en faisais la promesse. Et j'appliquai cette décision dès les premiers instants. Mon collègue m'avait suggéré de surtout les écouter, mais c'était sans compter sur ce qui se déroula sous mes yeux, dès lors qu'il eut dégagé ses plumes de la fosse.
Tous les mécanos s'étaient regroupés autour de la scène. Personne ne m'avait invitée à venir, et une habitude rapidement prise ici m'incita à garder mes distances. Il n'empêcha que j'écopai de bon nombre de regards méfiants. Le groupe, saupoudré ici d'un monocle, ici d'une touffe rose, ici d'une tête ballante haut au-dessus des autres, tentait visiblement de rester discret en s'organisant. Si seulement ils savaient. Ce qu'ils prévoyaient, je ne mis pas plus de deux secondes à le deviner, car j'en avais planifié jusqu'à l'écœurement avant de venir ici.
Des tours de garde.
Avec des gestes peu professionnels, les scientifiques délimitaient les pourtours de la fosse. Des balcons aux galeries, du passage étroit aux remparts, leur quadrillage semblait étonnement appliqué pour un simple concert. Du menton, ils désignaient untel ou untel, parfois même en montrant une direction juste après. Je dus me retenir de sourire pour ne pas avoir à détourner la tête.
Puis la nuit tomba. La machine qui abritait l'éclair vrombit plus intensément. Une à une, les ribambelles d'ampoules et lampions s'allumèrent.
Et à chaque nouvelle étincelle factice dans la nuit, ce fut, au bas mot, une nouvelle centaine de silhouettes qui s'engouffrait dans le Cœur Noir.
J'avais à peine eu le temps de m'abriter sous un balcon.
C'était un véritable déluge.
Des vagues de corps déchainés se ruaient vers la scène. Des ombres d'ailes apparurent, des dizaines de jambes décollèrent, coururent dans le vide, en partant à la conquête des balcons. Aucune appréhension. Aucun souvenir de la tragédie. Des amas de bras et de jambes débordaient des balustrades, décomplexés, insouciants, heureux.
Valentesa avait disparu.
Rapidement, même mon pilier à l'écart du centre fut pris d'assaut. Bien guidée la dernière fois, je n'avais pas réalisé combien il était difficile de faire deux mètres en marchant droit. Les gens se bousculaient. Le lointain cri du vent disparaissait au profit de chants hasardeux et d'appels vers la scène. L'air frais se muait en une atmosphère lourde de peaux grasses et sales, de relents d'alcool, de sueur, de mille fumées qui donnaient aux lumières hésitantes des allures fantomatiques.
Je ne savais pas où j'allais. Je n'avais nulle part où aller. Sans plus lutter, je me laissai malmener par les flots, toujours plus compacts à l'approche du grand maillon de chaîne.
« La chaîne qui retenait Utopie à Vendomeland... »
Non. Ce n'était plus le moment de penser à cette île de malheur. Pas noyée dans une horde d'inconnus fous, à qui il ne manquait que des masques pour que je ne réponde plus de rien.
Pas de trace des autres non plus. Chef, Pabavar, Kay, le musclé, ils s'étaient évaporés. Ou, plus justement, ils s'étaient aussi perdus dans la foule. Un rapide travail de mémoire aurait pu me dire où ils étaient, à peu près. Mais à quoi bon ? Impossible de surveiller qui que ce soit entre les têtes beuglantes et les accolades déplacées. Et impossible de me tirer de ce bourbier sans voler. J'étais coincée entre l'inconfort d'une vie et le risque de dévoiler au Cœur Noir bondé que mes plumes étaient étrangement propres et, surtout pour Valentesa, blanches.
Un roulement de percussions suspendit les cris. Puis à peine fut-il fini, une nouvelle démence secoua la marée humaine. Tête à droite, à gauche, partout sauf vers la scène qui était bien le cadet de mes soucis, je craignais pour ma stabilité. Survivrais-je sous les pieds lourds de ce troupeau d'hypnotisés ? Ou ma seule chute ferait-elle s'effondrer la salle, où tout le monde s'appuyait en réalité sur tout le monde ? La musique d'instruments biscornus commença à jouer ; je fus sans doute la seule ici à n'en avoir strictement rien à faire.
Puis la pression devint trop forte. Compressée entre deux torses nus, je commençai à étouffer. Un coup d'œil furtif en direction du sommet du plancher surélevé, juste pour vérifier que la rose ne s'y tenait toujours pas, puis je décidai de prendre les choses en mains. Au sens premier du terme. Poigne solide sur les épaules, pouces rentrés dans les nœuds de nerfs, j'écartai de force corps mou sur squelette déjanté, pour me glisser, mètre après mètre, vers de l'air. De l'air. La caserne à l'approche d'Utopie était un calme plat à côté de ce chaos. De l'air. Je perdais mon temps à tenter de découvrir quelque chose. Cette soirée, j'aurais pu l'employer à quelque chose de plus utile. Galliem. La fenêtre du château. De l'air. Mes coudes frappaient clavicules et omoplates sans retenue. On cria, parfois. La fumée entêtante était si dense qu'elle bouchait la vue. De l'air. Il me fallait de l'air.
De l'air, et de la place, il n'y en avait qu'à un seul endroit. Maintenant assez libre, je serrai les bras, bousculant sans réfléchir ceux encore sur mon passage. Dès qu'on s'éloignait de la chaleur de la foule, le froid venait cueillir ses invités, givrait la sueur qui collait à la peau sans douceur. Cette partie de la fosse, tout le monde s'en désintéressait. On s'en éloignait. Ou on la fuyait, peut-être, en sachant aussi ce qui s'y était produit la dernière fois.
Les bourrasques nocturnes menaient un combat pour se joindre au concert. Au milieu de ces deux échos, mes doigts rencontrèrent enfin les pierres apparentes du nouveau mur des remparts. Sans ne serait-ce que lever les yeux vers la galerie, j'y collais brutalement le dos, me laissai glisser au sol, puis fermai les yeux. Et soupirai. Inspirai. Expirai, plusieurs fois. La tête divaguant étrangement, je le fis encore et encore, à m'en glacer les poumons.
— Donc, même une habituée des lieux pourrait ne pas se faire à ce monde à part...
Les silhouettes noires s'agitèrent à nouveau devant moi.
Dans le vent, rien de plus. Le silence, le champ libre aux ouragans. Avec la folie qui régnait, il aurait été facile de me convaincre que ces paroles étaient venues de mon imagination. Mais à la place, j'eus mal aux joues. A force de sourire. Et à force de me dire, avec le recul, que c'était évident. Peut-être l'avais-je même cherché, en venant ici.
Il n'était pas encore trop tard pour tenter de laisser le doute planer. Je pouvais laisser ce début de conversation en suspens, repartir en jouant l'âme errante qui, avec un petit effort, pourrait mieux se fondre dans ces lieux que ne le ferait un soldat dans une caserne.
— Vous avez des questions, mais j'en ai aussi, et je les poserai la première, lançai-je sans baisser la voix, car la simple entrée en scène de Valentesa soulevait les foules à assourdir jusqu'en deuxième strate.
Souple, une silhouette sombre se laissa tomber des murailles, juste à côté de moi.
— A vos ordres, susurra Trimidis.
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