Ma main s'était refermée dans mon dos, à la recherche du bâton absent.
Quelqu'un avait parlé. Il n'y avait personne. Était-ce un Garde ? Migon, déjà ? Ce timbre éthéré ne ressemblait à aucun autre. Je ne savais pas même s'il s'agissait d'un homme ou une femme.
— Montrez-vous, lançai-je.
« Tu m'entends enfin. »
Le parvis était vide. Je me retournai.
« Je ne peux t'offrir que ma voix. Si je le pouvais, je serais ravi, ma Détentrice, Lyruan. »
— Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?
Ne pas paniquer. Rester calme. Analyser la situation.
« Rassure-toi, je ne te veux aucun mal. Appelle-moi comme tu le souhaites. »
« J'entends des voix, réfléchis-je avec des sueurs froides. Ce n'est pas grave, j'ai vécu pire. Je vais rentrer boire quelque chose... Mais... et Migon, alors ? »
J'oubliai mes hallucinations pour me river sur le caporal.
Toujours au même endroit, Migon tenait son pied en l'air, prêt à le poser sur l'herbe. Il aurait dû perdre l'équilibre depuis longtemps. Il semblait parfaitement figé, comme si...
« Non, ce n'est pas l'œuvre de la Princesse » coupa la voix.
Cette fois, je ne me retournai pas.
« C'est toi » affirma-t-elle.
— Comment ça, c'est moi ?
« C'est toi qui l'as immobilisé. Inutile de penser qu'il s'agit d'une illusion. »
La voix avait surpris mes pensées. Je me sentis en chute libre.
— C-Comment saviez-vous que...
« Ce pouvoir est tien. Utilise-le à ta guise. Je serai toujours avec toi, Lyruan, si tu as besoin de moi. »
— Un instant, fis-je en levant les mains.
Qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Était-ce encore une stratégie d'Utopie pour me contacter ? Comment faisaient-ils ? Et comment faisaient-ils, pour me faire croire que je...
Mes mains me parurent étranges. Interdite, je les tournai face à moi.
Dans chaque paume, du bas de mon majeur, à la naissance du poignet, un long losange vert était apparu. Ils étincelaient, entourés de particules plus brillantes que le parvis.
Je m'empressai de serrer les poings. Le Sagevert avait été clair, cette magie-là, personne n'avait le droit de la posséder. Si la Garde découvrait cet ultime sacrilège, mon exil était tant assuré que je pouvais tout de suite enjamber les remparts.
Le caporal Migon n'avait pas bougé.
Lentement, il fit un pas en avant. Puis s'arrêta de nouveau. Il reprit sa marche, ralentit, courut, s'arrêta encore. À chaque fois que je le figeais, une infime pression pesait sur ma paume, comme si je sentais sa vie se suspendre dans ma peau.
J'aurais dû m'effondrer sur les marches, hurler, courir m'enfermer chez moi. À la place, je restais en plein soleil, les bras ballants, à fixer le pire instructeur de Van-Ameria.
« Une explication. »
Vite. Il m'en fallait une. Je détestais ça. Adaline m'avait-elle transmis sa magie, la nuit dernière ? Ou alors, était-ce à cause de l'éclair qu'elle avait lancé ? L'éclair que j'avais percuté, et qui m'avait rendu mes ailes ?
Vraiment ? L'éclair m'avait-il donné des pouvoirs ?
Aucune voix dans ma tête ne vint infléchir mon raisonnement.
— La Voix ? appelai-je doucement. La Voix, tu es là ? Comment est-ce que je me débarrasse de cette magie ?
— Valkeris, feignasse, vous pensez qu'il est l'heure pour un bronzage ?
Je lâchai un « non, caporal » sans lever le regard de mes poings.
— Magnez-vous, cracha Migon en s'éloignant.
— Je ne veux pas de ce pouvoir, murmurai-je tout bas. Je ne veux pas de problèmes. La Voix, tu m'entends ?
Par tous les cieux.
À quoi allait ressembler ma vie, maintenant ?
♢
Ironiquement, le temps s'étira plus que jamais. J'étais pourtant certaine de ne pas y toucher. Éloignée du parvis, je guettais les reflets des armures dans la lumière, et les losanges de mes paumes. Ils avaient fini par s'éteindre.
J'avais du mal à réaliser que tout ceci était réel. Certes, je savais que la magie de l'Angevert pouvait se transmettre, si nous en possédions tous dans nos ailes. Mais j'étais loin d'imaginer qu'on pouvait à ce point l'utiliser. En y pensant, j'aurais pu laisser Migon figé hors du temps. Cette simple idée me donnait le vertige.
Surtout, je refusais de croire qu'une voix m'avait parlé. Dans la panique, on pouvait sûrement chercher de l'aide désespérément, quitte à l'inventer. Je m'en voulais d'avoir eu un tel moment de faiblesse. Il aurait pu me trahir auprès de la Garde.
Malgré tout, la Voix ne me sortait pas de la tête. Ce timbre immatériel, on l'aurait dit moins tangible qu'un soupir, et en même temps ancré en moi, comme si c'était mon propre corps qui m'avait parlé.
Ce fut un mouvement silencieux, vers le château, qui me sortit de cette longue prise de tête. Les portes dévoilaient Galliem, clopinant sur sa canne. Le nouveau caporal dévala les escaliers dans un tourbillon de franges de cuir. Plus sobres, les autres promus suivaient, un air faussement humble dessiné sur le visage.
Poings serrés, je les rejoignis.
Si mes anciens camarades étaient passés soldats, mon statut de recrue ne valait plus grand-chose. Cette idée en tête, je pris un soin méthodique à contourner Migon. Le caporal, hardi et anguleux, ne semblait pas perturbé de son arrêt temporel, et aussi désagréable que d'habitude.
À mon grand soulagement, je n'avais pas attiré l'attention des Gardes. Mais, en jetant un œil à l'Immaculé, je ravalai ma victoire. Deux châtelaines glissaient hors des portes, leurs toges soigneusement plissées sur les épaules.
L'une des châtelaines portait un tissu plié à sa main. Rouge. La couleur éclatante jurait plus sur elle qu'une trace de suie.
Les femmes me regardaient, je les regardais. Puis, après cet instant gênant, l'une d'elles fit un geste du menton, l'air de dire « monte ».
On m'avait repérée. La certitude m'étreignit si vite que je me décomposai. Pourtant, il n'y eut ni Garde, ni arrestation. Les châtelains restèrent statiques, leur air serein troublé par l'impatience.
Ce manège n'était pas resté inaperçu, et dans les rangs des nouveaux promus, de plus en plus de têtes alternèrent entre l'Immaculé et moi. Toute cette attention me résignait à obtempérer, alors, je me rassurai comme je pus. On ne semblait pas vouloir m'exiler.
Mais que voulait-on ? réfléchis-je en avançant seule sur le parvis. Finalement, il restait bien ma sortie de l'Armée, à entériner...
Une châtelaine déroula un long parchemin à mon approche.
— Recrue Lyruan Valkeris, lut-elle nonchalamment. Armée Blanche, deuxième division, escouade du caporal Migon.
— C'est moi.
L'autre femme me faisait tiquer, avec son tissu rouge. Je l'aurais bien interrogée du regard, si je n'avais pas été occupée à vérifier la Garde, et mes poings.
— Eh bien, soupira la châtelaine au parchemin. Je vous écoute, Lyruan Valkeris.
Je ne m'y attendais pas. Voulait-elle que je confesse mon sacrilège ? Des excuses pouvaient-elles m'épargner un exil ?
— Je...
Un reflet attira par hasard mon attention derrière le parchemin, sur ce qui pendait au cou de la châtelaine. Par mes plumes, on lui avait confié l'Insigne. Le seul quadricolore de l'Armée, l'insigne du Général, l'insigne de la Couronne.
Cette morne femme changea drastiquement de statut à mes yeux. Je ravalai ma phrase, en comprenant pourquoi j'étais là. On ne me demandait pas de tout dévoiler. On attendait autre chose de moi.
En équilibre sur deux marches, je m'agenouillai de mon mieux.
— Quand vous voulez, me pressa-t-elle.
— En...
Elles ne me renvoyaient pas ? Elles me laissaient le prononcer ? Le Général avait accepté mon intégration dans l'Armée ?
— En ce lieu...
Ma voix tremblait. Face à ce moment inattendu, je pris une seconde pour inspirer. Me concentrer.
— En ce lieu, et en ce temps, je m'engage à servir l'Armée, au nom de la Couronne de Van-Ameria.
Je me sentais de plus en plus calme. Mon cœur ralentissait, mon esprit se focalisait sur les mots. Ces phrases mises bout-à-bout prenaient un sens nouveau. Sereine, je rouvris la bouche, et ce fut presque comme si mes lèvres récitaient seules :
— À incarner, par mes actions, la dévotion à ma souveraine. À ne jamais trahir les ordres donnés par ma hiérarchie. À protéger toutes les vies, à porter secours à mon prochain. À ne tuer point – je me raclai la gorge –, au nom du respect au pouvoir de notre Grande Détentrice. À accepter les sentences de la justice militaire, en cas de manquement à l'ordre de mon royaume. À offrir ma vie pour la Couronne, si les circonstances l'exigent.
Les derniers mots, je les prononçai face à l'insigne.
— Je le jure sur mon honneur, devant témoins, et l'esprit sacré de l'Angevert.
... De laquelle j'usurpais le pouvoir.
— En ce lieu, et en ce temps, je reçois votre Serment, Lyruan Valkeris, répondit la châtelaine avec un vague sourire. Au nom de la Couronne, je vous déclare soldat de Van-Ameria.
Elle se tourna vers la femme au tissu rouge.
— Enfin, pas tout à fait.
Soulagée, je m'apprêtais à me relever, mais je m'interrompis.
— C'est assez inédit, soldat Valkeris, murmura la châtelaine tandis que l'autre s'approchait.
— Ai-je mal dit quelque chose ?
Ce n'était pas impossible. Je ne savais pas si je connaissais ce serment mieux que quiconque, ou s'il menaçait de quitter ma mémoire à chaque seconde. Les voir clairement sourire, toutes les deux, ne m'aidait pas à comprendre.
— Soldat Valkeris, commença la porteuse de l'insigne.
Son visage joyeux me paraissait une terrible anomalie.
— Soldat Valkeris, au nom de la Couronne, je vous nomme sergent de l'Armée Blanche.
Mon souffle se coupa. Puis, ma mâchoire se serait décrochée, si je n'avais pas lâché un « quoi ? » désabusé.
— Relevez-vous, ordonna-t-elle sans attendre. Prenez vos attributs et libérez le parvis, avec vos camarades.
Je me tordis difficilement vers le bas des marches.
Évidemment, personne n'avait raté une miette de ce qui s'était passé.
Tous les regards étaient braqués sur moi. Pleh, Fen, Migon, Galliem, qui approuva bruyamment. Je n'arrivai même pas à le dissuader du regard. Aligner deux pensées était devenu impossible.
Je me relevai, l'autre châtelaine tendait le tissu rouge.
— Toutes mes félicitations, sergent.
Elle ajouta dans un souffle :
— Je suis persuadée que votre père serait extrêmement fier.
Le tissu était une cape courte. Je la comprimai avec raideur.
— Merci.
— N'oubliez pas votre insigne.
Elle portait aussi un long collier entre ses mains. Le pendentif représentait deux losanges de bronze, concentriques et ornementés, dont l'un était impeccablement peint de rouge. Je pris le temps de détailler cet insigne, de me souvenir de sa forme familière. Au moment de le saisir, je marmonnai qu'elle pouvait le conserver. Je n'en avais pas besoin.
De ma main libre, je cherchai sous ma chemise. Le vieux sautoir écaillé, qui ne m'avait pas quittée depuis Terremeda, retrouva la lumière du jour.
Du fond de la salle du trône, une grande dame enrobée de blanc m'adressa un sourire confiant. Je tournai le dos sans oser répondre, et descendis en trainant ma cape. Elle pesait plus lourd qu'un filet.
Je doutais d'en être digne. Surtout avec ce pouvoir, qui trépignait au fond de moi.
Migon feignait de s'intéresser à une escouade aérienne. Mes camarades n'osaient plus me regarder, Fen et Pleh rayonnaient, chacun à leur façon. J'attendais des commentaires qui ne vinrent jamais ; tant mieux, car je n'aurais pas su y répondre.
Pour une obscure raison, je me sentais légère.
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