Chapitre 4 - Ceux qui attendent
En-dehors du Cœur Noir, les Bas-Quartiers ressemblaient à l'idée que j'avais pu m'en faire. Les rues étaient inégales, construites de tout et de rien, de matériaux colorés, de nuage figé en une roche pâle et friable, de maisons couvertes d'un souvenir de crépis blanc. Il faisait sombre comme en soirée, mais pas une soirée des Sommets, ambrée, dorée. Ici, la soirée semblait humide, opaque, perpétuelle.
J'arpentais chaque zone avec grande attention. Les gens, surtout au cœur du nuage, se faisaient rares. Ceux que nous croisâmes traînaient des ailes grisâtres derrière leurs carcasses clopinantes. Quand nous nous approchions d'une discussion, celle-ci s'arrêtait aussitôt.
Je découvrais des quartiers méfiants. Des quartiers qui avaient sûrement autant à cacher qu'ils le laissaient paraître.
— Fallait-il vraiment, je veux dire, absolument, que nous venions ici ? soupira Fen.
Les galeries dans lesquelles nous nous enfoncions grouillaient de fumées brûlantes, d'escaliers de bois moisi et de plafonds trop bas. Esquivant une poutre décomposée, je tendis une main à Fen pour ne pas qu'il se perde. Nous dégoulinions comme si nous sortions d'un bain.
— Le Colonel refuse de se bouger les plumes, expliquai-je. Donc je trouverai moi-même qui a posé cette bombe.
— Et moi qui pensais obéir à l'ordre d'un major, soupira le Grand-Né.
— Tu obéis à l'ordre d'une camarade. Pleh n'a pas répondu à mon parchemin, tu peux faire un effort.
— Note, chère amie, que je n'ai plus bien le choix...
Je fis la sourde oreille et m'enfonçai plus loin dans les ruelles. Nous montions, descendions, semblions parfois faire demi-tour. J'aurais eu l'occasion de me perdre cent fois, avant que nous nous arrêtions au milieu d'une caverne noire, face à des portes dégondées, et des murs écaillés sans fenêtres.
— Parfait, ici nous croiserons des gens.
Fen resta silencieux. En deux gestes souples, il s'enferma un peu plus sous le foulard qui dissimulait ses cheveux roux. Lui d'habitude si propret avait tenu à revêtir une tunique modeste et des chausses légères. Par instinct, je l'avais plus ou moins imité.
J'arpentai les maisons empilées et les échoppes désertes.
— Là, indiquai-je. On dirait une taverne.
— Fort bien, chuchota mon camarade. Après cela, promets-moi que nous remonterons.
Il commençait à se faire tard, j'acquiesçai et ouvris la marche.
La taverne ressemblait aux autres maisons de la caverne : une blancheur étouffée par l'obscurité, des parois striées d'écoulements. Seul un morceau de tissu ballant en lieu de porte indiquait qu'elle était ouverte au public. Quant à sa fonction, je l'avais vaguement devinée à la femme endormie près du porche, une bouteille à la main.
Nous nous envolâmes jusqu'à la porte. Je n'aimais jamais prendre de la hauteur ; heureusement, la taverne n'était pas empilée loin. Le toit de la maison inférieure servait de lieu d'atterrissage. J'esquivai la femme endormie et levai le tissu d'entrée.
— Bonjour ?
Il faisait sombre. L'alcool embaumait l'air. De rares meubles saupoudraient la pièce : une table, des tabourets, un comptoir en panneaux terremediens rouillés, écrits dans des alphabets que je n'avais jamais rencontrés.
Une femme aux cheveux ras fumait une longue pipe derrière le comptoir.
— Bonjour, répétai-je.
Pas de réponse.
— Nous prendrons deux verres, continuai-je d'un ton calme. Ce que vous avez, peu importe.
Elle s'anima au ralenti. Le pouvoir de l'Angevert n'y était pour rien, nous semblions la tirer de son sommeil. Fen entreprit de s'asseoir sur un tabouret de la pièce sans s'en préoccuper.
La femme claqua deux verres fêlés sur le comptoir. Elle y versa une mixture sombre.
— Vous échangez quoi ? murmura-t-elle.
— Échanger ?
— Pour les boissons, je prends une de tes chausses. Ou son foulard à lui.
Fen, qui tentait de faire tenir son tabouret droit, se figea. Il me jeta un œil, voulut vraisemblablement faire passer un message, puis déroula lentement son foulard. L'éclat de sa chevelure dans la pièce eut un air de coucher de soleil au cœur du brouillard.
La femme fut plus bavarde dès lors qu'elle eut l'étoffe entre les mains.
— Vous êtes pas d'ici, affirma-t-elle.
— C'est vrai, reconnus-je.
— Vous cherchez quoi ?
— Des sympathisants d'Utopie.
Dans mon dos, j'entendis le tabouret de Fen faire un écart. Nous échangeâmes un regard, et ses émotions furent étonnamment limpides. Il ne voulait pas s'attarder.
— Avez-vous entendu parler de sympathisants ? pressai-je.
— Vous venez d'où ? demanda la femme.
Fen n'eut pas besoin d'attirer mon attention, j'avais deviné qu'il ne fallait pas répondre. Et mon mutisme sembla bienvenu, car la femme reprit :
— Dans ce quartier, on attend.
— Vous attendez quoi ?
— Que tout s'arrête. Y'a rien d'autre à faire.
Elle tira longuement sur la pipe entre ses lèvres, expira une fumée qui piquait les yeux.
— Mais ailleurs, ajouta-t-elle, il paraît qu'il y en a qui rêvent.
S'il y en avait une qui rêvait, ici, c'était bien elle. Je n'avais ni le temps ni l'envie de la cuisiner, alors je saisis les verres et allai rejoindre Fen à la table.
Nous sirotions notre boisson âcre lorsqu'un bruit sourd résonna dans la pièce.
— Aïe.
Le bruit venait de l'extérieur. Nez dans mon verre, je gardai un œil sur la porte, tandis que Fen, muet, tendait l'oreille.
L'ombre de Pleh entra dans la taverne.
— Pas pratique, votre terrasse, maugréa-t-il à la tenancière. On manœuvre pas bien.
— Je te reconnais, t'es le gosse de la Chevelue ! l'apostropha la femme en retirant sa pipe des lèvres. Tu veux quoi ?
— Je cherche une fille brune qui...
Son regard croisa le mien. Aussitôt, un sourire illumina son visage.
— Lyruan ! J'ai eu ton parchemin, mais trop tard, hé, je t'ai cherchée partout. Heureusement que t'as attiré l'attention, sinon ça...
Il remarqua Fen assit à table.
— 'L'est là, lui aussi ? grogna-t-il.
— Ne te méprends pas, ce n'est pas de gaieté de cœur, répliqua Fen d'un ton coupant.
— Je me méprends rien du tout. T'es pas le bienvenu ici.
— Il me semble donc largement temps de quitter ce charmant lieu de rencontres, plaqua-t-il en se levant. Lyruan, je te souhaite le bonsoir.
— Attends !
La femme venait de crier derrière son comptoir. Sa pipe s'éteignait au bout de ses doigts sans qu'elle n'y prête attention.
— C'est quoi qui brille à ton oreille ?
Elle fixait Fen. Mon camarade resta muet. Il leva la main sur son hélix, dissimula l'anneau des Grandes Familles sous ses cheveux en filant dehors.
— Attends ! s'exclama la femme de plus belle.
L'alerte avait réveillé la dormeuse du dehors. Titubante, son ombre heurta celle de Fen, lorsqu'il déploya ses longues ailes pour sauter.
— C'est un gars d'En-Haut ! hurla la tenancière.
Et elle dériva sur moi.
— Toi aussi, t'es d'En-Haut ?
— Lyruan, vaut mieux remonter, glissa Pleh.
Mon camarade dissimulait mal son appréhension, il vibrait tant que les boucles de ses cheveux tanguaient. Du bruit se levait à l'extérieur de la taverne, comme si le quartier entier s'éveillait.
Je sortis à l'instant où, des quatre coins de la caverne, des habitants s'envolaient pour intercepter mon camarade.
— Fen !
— C'est des gens d'En-Haut ! criait la tenancière depuis son comptoir.
— Lyruan, vite, gémit Pleh.
Il n'avait pas besoin de me le rappeler. Ça sentait mauvais.
Je sautais de la taverne. Fen esquivait les ombres au centre d'un tourbillon d'ailes. Les vols des habitants manquaient d'agilité, mais ils furent bientôt dix à tanguer dans ses plumes. Il perdit de la hauteur jusqu'à rouler au sol, sitôt debout, il s'échappa vers les galeries.
— Cours, le Nacreux ! riait-on.
— Laissez-les tranquille ! s'égosilla Pleh.
Personne ne l'écoutait, pas même moi. Une nouvelle vague de poursuivants déployait ses ailes. Je crus apercevoir un gourdin.
Fen avait disparu dans l'obscurité. Par réflexe, je m'enfonçai dans les galeries, traçai ma route parmi les valves défoncées, les flaques, me griffai, me cognai. Un groupe criait après moi ; ils connaissaient les lieux, ils progressaient plus vite.
Le pouvoir de l'Angevert dut me venir en aide sans que je n'y fasse attention. Il faisait trop noir, trop brumeux, trop humide. Après des courses dans des cavités, des rues presque vides, je m'arrêtai et vérifiai mes arrières, pour constater qu'on ne me suivait plus.
La magie s'éteignait au fond de moi, comme pour tenter de masquer son implication. Ce manque de contrôle sur le pouvoir me laissait un goût amer. Mais ma situation s'était améliorée, je ne pouvais pas le nier.
Je m'autorisai une vraie pause, repris mon souffle qui devenait brûlant. Aucune trace de Fen dans la rue où j'étais. Pleh, lui, ne m'avait pas suivie.
« Je les retrouverai à la caserne. »
Et sitôt ces problèmes évacués, une autre interrogation surgit d'entre mes pensées.
« Il paraît qu'il y en a qui rêvent » avait glissé la tenancière.
Rêver de quoi ? Ça ne me semblait pas avoir de rapport avec Utopie, mais avais-je pu me tromper ?
J'y songeai en me mettant en route pour les Cordes, tandis que sur ma peau, les griffures de la course-poursuite achevaient de cicatriser.
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