Chapitre 39 - Au sommet du monde
Il aurait pu tenter de me désarçonner, mais il y avait plus urgent, et j'étais persuadée qu'il le savait.
À mon grand soulagement, l'Utopien battit des ailes. Il reprenait de la hauteur.
Le vide était partout. Heureusement, la lumière du pendentif se décuplait, et avec elle, une énergie fraîche et rassurante. Les rayons perçaient mon poing fermé comme des aiguilles scintillantes sur le ciel gris.
Les murailles blanches défilaient dans les nuages. C'était la première fois que je voyais ce paysage dans ce sens. Tout en volant, l'Utopien commença à s'agiter. Son grand squelette semblait piqué de folie. Il tourna sur lui-même, ses gants noirs griffèrent mon uniforme. Je plantai les coudes dans son armure, pour raffermir ma prise. Ses ailes battaient l'air, encore, encore, nous firent monter haut, toujours plus haut.
Nous passâmes au-dessus des remparts. Ma monture s'en était écartée ; dommage, j'aurais peut-être tenté de sauter. Le vert embrumé de la plaine réapparut. Sous les longues pattes noires du Corbeau, les soldats et les oiseaux rapetissaient. Le vent portait les piaillements venus du château. Les tours semblaient flotter dans un nuage de plumes, tant les soldats grouillaient aux fenêtres, sur les portes, le dôme. Pas de doute, ils dégonderaient les plaques de marbre, et ils la trouveraient, cette princesse fragile.
Van-Ameria allait perdre. Et j'étais aux premières loges pour l'admirer.
La brume tourbillonnait, agitée par des centaines d'ailes noires. Au sol comme en l'air, l'armée d'Utopie n'était que visages de cuir et armes tranchantes. Les soldats jubilaient, j'aurais voulu leur en passer l'envie.
Le Corbeau me ramena à des affaires plus pressantes. Il avait dégainé une rapière. Un sifflement râpa mes épaulières, un autre m'érafla le mollet. Enfoncée sur son armure, je compris avec angoisse qu'il ne cherchait plus à récupérer son pendentif, simplement à se débarrasser de moi.
L'Utopien eut alors une horrible idée. Son buste s'inclina en arrière, il se mit à planer, dos vers le sol.
Je jurai de tout mon cœur. Le Corbeau cessa d'agiter sa rapière, il attendait que les lambeaux auxquels je me tenais se dévident. J'enracinai mes sandales au mieux dans les jointures de son armure, mon aile battit l'air comme une possédée.
Dans le mouvement, j'eus la fausse bonne idée de regarder derrière. Un hoquet de surprise s'étrangla aussitôt dans ma gorge. Nous étions au-dessus des soldats Utopiens, regroupés en amas aériens. Au loin, les tours du château étaient devenues maigres, presque invisibles dans le brouillard.
Ce que je voyais bien, en revanche, c'étaient les masques, qui nous fixaient en contrebas. Des soldats admiraient nos acrobaties, sans que je puisse deviner leurs expressions.
Bizarre, j'entendais moins de rires.
— ... eigneur Narayan ?
Les lambeaux glissaient entre mes doigts. Dans une dernière tentative, j'attrapai le plastron du Corbeau de ma main libre. Sa rapidité eut à peine le temps de me surprendre ; en une seconde, il m'arracha de son dos, planta sa rapière dans ma main qui tenait le pendentif. La lame lacéra ma chair. Je hurlai de douleur.
Le Corbeau me jeta au vide comme un déchet.
Je ne réalisais pas que le vent me happait de nouveau. La main ensanglantée pressée contre moi, la chaleur de la magie brutalement disparue, je réfrénai une douleur lancinante, qui montait dans mes os.
Des larmes givrées embuaient ma vision. Cette ultime défaite me frigorifiait. Lentement, je regroupai les jambes sur mon ventre, m'enveloppait de mon aile.
Je fermai les yeux. Étrangement, ça me fit du bien.
Des exclamations fusaient autour de moi. Je heurtai des gens, des ailes, des lames qui me coupèrent par endroits. Rien ne me fit relever la tête. Je me reposais enfin, du moins, je voulais le croire.
Une pensée revint, sournoise. Je me vis, ce jour-là, à quelques mètres des champs de Terremeda. Un sursaut d'honneur avait fait taire la peur. Je m'étais tournée vers le sol. C'était un réflexe tenace. Il voulait que je me tourne, que je regarde mon destin droit dans les yeux.
J'expirai lentement, très lentement. Mon corps refusait de bouger, mais je fis appel aux tréfonds de mon courage. L'aile battit l'air, une fois. Je basculai face au château.
Puis, tout se passa très vite.
Un reflet, en haut d'une tour. Une fenêtre ouverte. Un chauve couvert de bijoux, accompagné d'une maigre silhouette, sous un voile, qui leva la main.
Un immense éclair vert déchira l'air devant mes yeux.
♢
Le foudroiement m'avait transformée en coquille vide. Mon corps, mes pensées, mêmes les lancements de ma main blessée, les coupures sur ma peau, tout s'était envolé. Comme si rien ne s'était jamais passé.
Mon esprit était en paix. Ça faisait une éternité que ce n'était pas arrivé. Plus de questions encombrantes sur Van-Ameria, Utopie, Terremeda, l'Angevert, ou sur ma propre existence. Les interrogations avaient laissé place au calme plat.
Le silence était si assourdissant, que je n'entendais pas ce vent de chute, qui sifflait toujours à mes oreilles.
Et puis, il y eut ça. Un battement de cœur. De mon cœur. Qui déploya soudain un pouvoir frais dans chaque cellule de mon corps. Qui propulsa une puissance détonante, transcenda mes muscles jusqu'au plus profond, déborda hors de moi, dans un tournoiement de force vive.
Je rouvris les yeux, l'herbe avait remplacé le ciel, je chutais tête la première. Mais je ne paniquai pas. Une lumière, aussi foudroyante que le reste, s'était allumée dans mon esprit. Je savais exactement quoi faire.
La vitesse. La prise au vent. En une roulade aérienne, mes jambes basculèrent vers le sol. Des papillonnements, derrière mes omoplates, indiquaient que mon aile était rentrée sous le choc de l'éclair. Qu'à cela ne tienne. Je les sentais, toutes les deux. Elles étaient là, fidèles, instinctives. Elles s'émancipèrent, à l'instant même où je le décidai.
Au cœur d'une rafale, je déployai mes ailes.
Je l'avouerais peut-être, cette sensation des plumes frottant sur mes bras, elle me fit quelque chose. Mais malgré l'euphorie qui tapait dans mon cœur, je voulais rester concentrée. La courbure des ailes resta légère, pour ralentir ma chute au minimum. Je voulais atterrir au plus vite. Atterrir. Je me répétais ce mot en y croyant à moitié.
Mes pieds touchèrent l'herbe, mes ailes disparurent. Sans perdre un instant de plus à sourire, j'avalais la distance qui me séparait d'un Utopien – un des rares – au sol.
« Vérifier le ciel. »
La nuée de plumes noires était toujours là, cerclant les Sommets. Mais elle avait changé. Les ailes ne battaient plus. Les soldats étaient figés, brillants d'une lueur vert translucide.
Mes lèvres s'étiraient, et je fus incapable de les en empêcher.
J'étais parvenue auprès d'un corps masqué. Assommé, tué, je m'en moquais. Je trouvai ce que je cherchais : un fourreau. D'un geste ferme, je tirai l'épée de sa poche de cuir, puis continuai ma course, droit vers le château, dont le vent m'avait éloignée.
Nos envahisseurs étaient piégés. Leurs ailes battaient, finalement, mais au ralenti. Les autres soldats de Van-Ameria se rassemblaient comme moi pour faire face à cette nouvelle armée, en surnombre, parfaitement vulnérable.
Je m'élançai la première.
Je battais l'air avec fougue. Chaque coup d'aile était une pensée pour ces combats, où j'avais souvent failli perdre. Les deux mains sur mon épée, je me jetai sur les silhouettes masquées. Mon arme se levait, le pommeau s'abattait dans le creux de leur nuque. Deux secondes suffisaient. Deux secondes, qui leur coûtaient très cher.
Ah, cette invulnérabilité...
Les ailes de mes victimes disparaissaient. Je continuais. Dix, vingt, cinquante. Ça n'en finissait pas. Les Utopiens tombaient comme des frèzes trop mûres. Les rôles s'étaient inversés, notre armée était sur la leur. C'était à mon tour de les surplomber, à mon tour d'avoir leur vie entre les mains. Mon épée frappa une nuque. Encore une. Des étincelles vertes volaient. Un battement d'aile, et mon pommeau fondait derrière un autre masque. « Ne pas se servir de la lame. » Je levai les bras encore une fois ; une myriade de lueurs illumina les alentours. « Non, je perdrais du temps à les tuer. Passer au suivant. »
La lumière verte rayonnait partout. Dans chaque corps, dans chaque volute de brume, partout. Je la sentais, à la fois fraîche et ardente, passer et repasser dans mon corps. J'inspirais, mon coup d'épée partait tout seul. J'expirais, la vitalité-même jaillissait, puis s'envolait à l'impact suivant. Le temps s'était arrêté. Mais moi, je le voyais en accéléré. La force débordait hors de ma peau.
Mon esprit s'embrasait. Rien ne pouvait m'arrêter. J'étais au sommet du monde.
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