Chapitre 36 - Mobilisation générale
Pour une amnésique, j'étais certaine d'une chose : je me souviendrais toujours de ma visite au château.
Ce n'était pas à cause de la Reine, de l'Angevert, ou des accusations du Général. Non, c'était à cause de la Garde Royale.
Après m'avoir trimballée sur des kilomètres de couloirs, les armures m'avaient lancée dans l'herbe, comme on jette du grain aux poules.
Je n'avais même pas reçu d'excuses pour mon aile. Les Gardes avaient grondé, « j'avais de la chance de porter mon nom », selon eux. Puis ils avaient assuré que « ceci » ne resterait pas sans conséquences. J'étais pourtant certaine d'avoir subi assez de conséquences comme ça.
L'Immaculé avait refermé sa coquille de marbre, et était redevenu un château aussi silencieux qu'aveuglant. De retour dans mon escouade dès le lendemain, j'eus tout le loisir de repenser à ce qui s'était passé.
Ces yeux verts, ce visage émacié... En pénétrant sous ce dôme, j'avais à la fois trop vu de l'Angevert, et pas assez. Des souvenirs m'étaient revenus face à elle, mais je n'arrivais pas à les expliquer. « Je te hais », « Je te promets de revenir ». Comment avais-je pu vouloir revenir auprès de quelqu'un qui me haïssais ?
Quant au Général, avec ses idées d'hurluberlu, il me donnait du souci pour nos Armées. M'accuser de trahison ? Après tout ce que j'avais enduré pour revenir, il n'aurait pas pu trouver pire insulte.
Je m'étais promis de fuir la Garde comme la peste. Mais un beau matin, alors que Migon m'avait de nouveau renvoyée de l'escouade, un boucan inhabituel m'attira vers le château.
On piaillait plus sur les Sommets qu'au cœur d'une nuée d'oiseaux. Les ordres retentissaient au milieu de discussions animées, de claquement de fanions et de bâtons. Atterrée, j'avais cherché à en savoir plus, jusqu'à atterrir au centre du parvis, dos au château.
Les soldats étaient rassemblés par milliers. Ils me fixaient comme une souri au milieu des champs, et je le leur rendais bien.
Les Blancs fourmillaient jusqu'aux colonnes de la plaine, s'étalaient en un arc de cercle sur ma gauche, et débordaient sur ma droite. Les Archers prenaient leur suite, en rangs d'un bon millier de têtes. Même la Garde Royale était représentée. Un escadron argenté patientait côté château, figé dans ses armures. Tout ceci formait un épais hémicycle d'uniformes, dont les premiers rangs continuaient de me dévisager avec insistance.
— Hé, camarade, reste pas là !
Un soldat m'appelait, dans un rang extérieur. Ma surprise cachée sous un masque impassible, j'allongeai le pas, pour me fondre parmi les Blancs.
Les soldats pullulaient tant que discerner les escadrons devenait impossible. On bavardait sans retenue : les commérages sur les Familles se superposaient à des moqueries de mauvais goût, en particulier sur les Archers.
— Ly !
Galliem, ici ? J'arpentai trois fois les visages avant de le repérer.
— Qu'est-ce que tu fiches là, toute seule ? m'apostropha-t-il de loin. Où sont les nouvelles recrues ?
À cet instant, je voulus lui crier qu'il ne risquait plus d'être exilé. Mais je m'en abstins. Chaque fois que je me rassurais sur son sort, une autre réalité émergeait.
Depuis notre retour à Van-Ameria, l'Ordre, l'Armée et la Couronne avaient leurs yeux rivés sur moi.
Galliem enchaînait les services et nous n'avions pas pu nous croiser depuis mon expulsion du château. L'esprit mélangé, je me faufilai jusqu'à lui. Ses bijoux extravagants avaient disparu, seules restaient ses boucles et son anneau d'or. Une tentative de coiffure subsistait dans sa tignasse retournée, et son visage propre semblait avoir perdu des taches de rousseur.
— Le caporal Migon est parti pour les Bas-Quartiers. Tu t'es lavé ? m'étonnai-je.
— C'est Mignoche, ton formateur ? Toi, on peut vraiment dire que t'as la poisse.
Il renifla lourdement.
— Quelle cervelle de Tentavole, celui-là, ronchonna-t-il. Les Bas-Quartiers ? Il arrivera encore en retard !
— Qu'est-ce qui se passe, d'ailleurs ?
— T'es pas au courant ?
Non, mais j'avais l'habitude, voulus-je répondre. Galliem ne m'en laissa pas le temps.
— Utopie arrive dans trois jours. On doit être passés en revue.
— Soldat, vous m'écoutez ?
Un gradé en longue cape blanche nous survolait avec impatience. Son regard incisif aurait pu être pour n'importe qui, mais je sentis qu'il m'était adressé.
— Oui ? lançai-je.
— Qu'est-il arrivé à votre aile ?
J'allais fièrement répondre que je l'avais récupérée, avant de réaliser qu'il parlait de l'autre. Quelques explications plus tard, je m'en sortis avec un avertissement, et l'ordre de ne pas laisser dépasser les plumes de mon dos. C'était la première fois qu'on me réprimandait indirectement d'être Tombée.
— C'est le Commandant de notre compagnie, glissa Galliem.
Le Commandant, ou le père de la poule de la Reine, j'aurais autant compris. Hormis les caporaux, les sergents et le Général, je ne me représentais pas bien la hiérarchie.
Pourtant, un peu de révisions ne m'aurait pas fait de mal. Il en défila, des longues capes rouges, blanches, bleues, des insignes multicolores. Chaque gradé y allait de son ordre pour sculpter notre amas difforme en rangs de quinconces. On me fit changer trois fois de position, parfois pour l'histoire d'un centimètre. Je compris pourquoi quand, parmi les conversations, je perçus que nous attendions le Général.
Les manœuvres étaient terminées depuis longtemps chez les Archers et la Garde. Les compagnies de l'hémicycle s'étaient changées en milliers de statues. Tendue entre Galliem et des inconnus, l'aile tordue contre mon dos, je dressai enfin la tête.
À part les claquements des étendards, il n'y avait plus un bruit.
L'immobilisme était tel que je sentais le soleil lentement grimper au sommet de mon crâne.
Je n'avais rien à faire, alors je finis de trier mes pensées. Je revins sur l'Angevert, puis sur les paroles du Sagevert. Nous devions protéger notre déesse, pour protéger le monde.
Cette revue des troupes servait à quelque chose. Je ravalai ma fatigue, et commençai à compter mes ecchymoses, pour passer le temps.
Pas de cape, pas d'insigne quadricolore. Il me tardait de voir à quoi ressemblait ce Général, qui avait succédé à mon père, et qui avait eu l'audace de m'accuser. L'image d'un homme aux cheveux blonds me titillait. Mais les tableaux embellissaient, les tableaux mentaient. Rien ne valait un coup d'œil direct, et cette fois-ci, rien ne m'interdisait d'observer.
Songeuse, je faillis ne pas voir le trait sombre qui fendit la lumière du château. Les hautes portes d'entrée s'étaient ouvertes.
Je cherchai un espace entre les têtes, pour apercevoir les marches du parvis.
Il y avait cinq personnes. Non, une dizaine. Les Colonels, pimpants dans leurs capes, étaient suivis des Commandants. Une rangée de porte-étendards les accompagnait. Tous avançaient, dans le sillage d'une imposante cape.
« Alors, c'est lui... »
Le tableau de la galerie avait bien menti. Quand on voyait le vrai Général, on avait envie de tenir son dos droit jusqu'au soir.
— Garde-à-vous ! hurla le Commandant.
En harmonie avec des centaines d'autres, la tranche de ma main heurta mon plastron.
Loin devant, le regard perçant du Général parcourait chaque visage. Ses longs cheveux ramenés en une tresse pâle et raide, il nous observait, un instant de minutie chacun, sans que ses traits fins ne bronchent.
Seulement, quand nos regards se croisèrent, j'eus une soudaine envie de déserter.
La sensation ne dura pas. Le Général observait mes voisins. Puis les voisins de mes voisins. D'un pas princier, il éloigna sa cape, son insigne, ses Commandants, ses Colonels et ses porte-étendards.
Je ne l'avais vu qu'une paire de secondes. Sans doute ne le reverrais-je pas avant des lustres.
Le vent nous givrait sur place, le soleil nous couvrait d'insolations, et les crampes fleurissaient comme des bourgeons au printan. J'aurais aimé que le Général se dépêche.
« C'est pour elle », m'encourageai-je, en lorgnant sur le dôme.
À une fenêtre, les rideaux ondulèrent.
— Galliem ? soufflai-je, surprise.
— Quoi ?
Ils ne bougeaient plus.
— Non, rien...
Les rangs étaient aussi mornes que des bas-reliefs. L'ennui jouait de l'orchestre dans mes pensées. Je rêvais de la moindre distraction, une épée à aiguiser, un plastron à lustrer. Même m'envoler me paraissait une bonne idée, tandis que nous étions coincés les uns à côté des autres.
Résignée, je vagabondais mon regard au milieu du ciel. Quand je crus voir quelque chose.
Ce n'était pas bien grand.
C'était même tout petit.
Une tâche noire, comme une goutte de peinture maladroite, sur la grande toile bleue.
Ça s'approchait. Ça grandissait. À force d'observer, j'eus une idée de ce que ça pouvait être. Mais c'était impossible ; pas ici, pas à cette hauteur.
— Un oiseau ? murmurai-je, ahurie.
Les boucles d'oreilles de Galliem tintèrent.
— Qu'est-ce que tu regardes, encore ?
Je pointai le nez vers le ciel. Un fond de sourire trainait sur les lèvres de Galliem, il le perdit si vite que je crus qu'il faisait un malaise.
— Les camarades... visez un peu.
Le rang de devant leva la tête. L'oiseau approchait toujours. Maintenant, je l'apercevais mieux : c'était un bel oiseau noir, une sorte de corbeau.
Je ne m'y étais pas attendue ; les soldats rompirent le rang d'un pas en arrière. De ligne en ligne, les têtes se dévissèrent vers le ciel. Galliem blanchissait tellement qu'il entrait en compétition avec sa chemise.
— Qu'est-ce qu'il a, cet oiseau ? m'exclamai-je dans le brouhaha qui montait.
Galliem mit une longue seconde à ouvrir la bouche.
— Ils... Ils sont...
La procession du Général reparut entre les têtes agitées. Tous étaient retournés vers le corbeau. Notre haut-gradé ne prit qu'une seconde, avant de tendre la main vers les Archers. De leurs rangs s'élevèrent un lourd mugissement. Des dizaines de cornes de brumes résonnaient en chœur, leur écho se répétant jusqu'aux remparts.
Impossible d'expliquer comment j'entendis les premiers ordres, les premières courses effrénées, les envols soudains. Dans le lointain du ciel, un brouillard grisâtre se levait, des bourrasques tiraient les cheveux en arrière.
Le corbeau se posa sur un fronton du château. Plus je l'observais, plus je réalisais quelque chose, que j'aurais préféré continuer d'ignorer.
Ce corbeau ne pouvait pas être apparu en plein ciel, comme ça. Il venait forcément de quelque part. Et si ce quelque part était celui auquel je pensais, notre journée n'était pas près de s'achever.
Je détalai avec Galliem, vers la caserne.
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