Chapitre 3 - Tombé du ciel
Il y avait, près du potager, une touffe d'herbe qui ployait moins sous le vent. Ses fines tiges frémissaient hors de la terre, vivaces, à l'abri devant mon visage au ras du sol. Je ne savais pas pourquoi je les fixais, sans ciller, ni oser m'en décrocher. Peut-être cherchais-je à m'assurer que certains éléments gardaient du sens en ce monde.
La tévé montrait des gens qui sautaient dans le vide. Mais elle n'avait jamais montré des personnes tomber dans le jardin des autres. Si une telle chose pouvait arriver, Jeanne et Émile ne m'en avaient pas alertée. Il restait une probabilité pour que ça, ce que j'avais cru voir, n'eut été qu'un rêve loufoque de plus.
Il fallait en avoir le cœur net. Encore raide de la chute, je me tournai vers le potager.
La première chose que je remarquai n'était pas très flatteuse. Un inconnu se trouvait vraiment là, les fesses en l'air, et le visage enterré dans les frèzes.
Je me rabattis sur le brin d'herbe.
A peine un étranger parti, un nouveau débarquait. Mais celui-ci semblait différent. Mes mains se crispèrent dans la terre granuleuse, je me tordis de nouveau vers le potager. Les derniers rayons du soleil embrasaient de teintes rousses le châtain d'une explosion de cheveux ébouriffés. Derrière le fessier relevé, la lumière du salon se reflétait sur toute une panoplie de boucles de fer, chaînettes et bracelets à petites perles. Cet attirail tintait tel des petits carillons, autour d'une armure de cuir, et d'une jupe à franges brunes.
Un plan de contre-attaque voulait s'élaborer. Mais sans mouvement en face, il n'avait aucune utilité. J'attendis. Toujours rien. Deux battements de cœur plus tard, je n'y tins plus, et plantai les mains dans la terre pour me lever.
Avec les clous que j'avais éparpillés en tombant, j'avançai avec plus de précautions que pour espionner un invité. L'inconnu, immobile, ne réagit pas, même lorsque que je penchai le menton au-dessus de lui. Je parcourus les entailles sinueuses qui couvraient son dos, puis la chemise blanche qui dépassait aux jointures. La toile légère ne s'imbibait de sang nulle part.
Une sensation étrange s'étalait dans mon esprit comme de l'eau versée sur les rosiers fanées. Plongée sur cet acrobate, mes mains tremblaient de façon inhabituelle, mes jambes vibraient aussi, à en menacer de s'effondrer. Ma bouche voulait parler, mes bras voulaient avancer, ils le faisaient, d'ailleurs.
Je m'arrêtai dès le premier contact, les phalanges figées sur la ceinture à poches de l'étranger. Emmêlée dans un flot de pensées, je dus me faire violence pour cesser d'hésiter, et pousser sa hanche sur le côté.
Le corps de l'inconnu bascula. Souple, son dos se coucha entre les frèzes dans une ribambelle de cliquetis. Mes poings s'étaient levés par réflexe, mais sous ses mèches décoiffées, les yeux du jeune homme étaient clos. Ses jambes, plus taillées qu'une haie en hiver, s'échouaient amorphes près des miennes flageolantes. Des grains de terre parsemaient ses taches de rousseur, s'invitaient dans ses oreilles couvertes d'anneaux, et entre ses lèvres gercées, entrouvertes.
La prudence me traita de tous les noms quand j'approchai davantage. A quelques orteils du plastron de l'inconnu, je me pliai en deux, pour pencher la joue au-dessus de sa bouche. Un vent aux odeurs de cuisine balaya mes cheveux sur son visage, malgré tout, je finis par sentir ce que je cherchais. Un léger souffle courait sur ma peau, preuve que ce type vivait encore.
Je me dressai dans les bourrasques.
Analyser un brin d'herbe aurait été bien plus simple. Le potager et les champs terreux n'aidèrent en rien, alors je fouillai mes souvenirs. Les gens qui sautaient des zavions avaient-ils troqué leur emballage contre une jupe à franges ? Cette voix, au timbre éraillé par l'angoisse, criait encore dans mes oreilles, comme si elle cherchait à entrer en résonnance avec quelque chose. J'arpentai de nouveau les losanges effilés inscrits dans les brassards de cuir, les rainures des boucles, les oreilles en pointe. Je cherchai ces grandes voiles blanches que j'avais cru voir aux côtés de l'inconnu. Il n'y en avait aucune trace.
Puis le visage endormi m'attira comme un aimant. Les traits fins, les joues encore légèrement arrondies par une adolescence qui se terminait, l'étranger avait l'air aussi serein qu'endormi dans un lit. Ses paupières vibraient sous le vent, dans une danse reprise par les frèzes alentour.
Cette tête immobile sembla sourire. Je lui imaginai des yeux clairs.
— Élise, chérie, à table !
Absorbée, je sursautai dans la terre. Jeanne, une louche à la main, se penchait à l'extérieur du salon éclairé, l'air de vouloir percer l'obscurité naissante.
— Élise ?
— Jeanne, bredouillai-je, il y a...
Bien qu'elle soit dos à la lumière, je vis ses yeux ridés s'écarquiller.
— Élise, Élise, s'écria-t-elle. Qu'as-tu fait ?
— Quoi... Rien.
Ma voix tremblait trop pour que j'aie l'air de m'offusquer. Jeanne, bouche ouverte, se tourna vers le salon, vers le jardin, la louche balayée dans l'air.
— Émile, Émile, Élise a assommé un visiteur.
— Mais non, je...
— Les sales plumes des Archers...
Un autre sursaut me décolla du sol. Mais celui-ci fut plus violent. Le temps d'un coup d'œil au potager, et je me jetai sur une bèche abandonnée, me campai entre la porte et les frèzes.
L'inconnu s'était redressé.
Jeanne cessa d'appeler Émile. Dans le salon, la seule voix qui répondit fut celle de la tévé annonçant une tempête. Le vent souffla fort, leva des nuages de terre dans les champs et les cheveux de l'inconnu, qui battaient son visage penché.
Une de ses mains, lentement, se colla sur ses lombaires. L'autre, tout aussi apathique, s'enfonça entre ses mèches folles, pour masser une tempe. Ses sandales à cordes se plantaient dans la terre, il cherchait un appui. A la première tentative pour se lever, il s'effondra de tout son long.
J'étais persuadée qu'il jurait. Mais entre le vent, les poules qui s'énervaient et la tête de bèche qui grinçait entre ses gonds rouillés, je n'entendis rien.
— Il a besoin d'aide.
Jeanne avait raison.
— Porte-le à l'intérieur, va. Je vais préparer une tisane.
Son châle glissa contre l'encadrement quand elle se tourna vers l'intérieur. Quelques petits pas frottèrent le parquet, j'entendis des mots à propos de la paresse d'Émile ou du dîner qui brûlait, mais la voix qui les prononçait me parut lointaine.
L'étranger tremblait face à moi, en tentant une nouvelle fois de s'arracher du sol.
Tâche brune sur la terre brune, ses gesticulations semblaient celles d'un potager qui prenait vie. Seul le blanc de sa chemise apportait un peu de lumière dans le paysage vide qui s'obscurcissait. Un nouveau fracas de bijoux me parvint, puis un autre. Malgré ses efforts, le jeune homme restait cloué au sol granuleux. Sa cheville gauche semblait l'incommoder.
Bèche levée en position défensive, j'avançai.
Un pas. Aucune réaction de l'inconnu. Deux pas. Le potager n'était pas bien loin, à ce rythme, je le rejoindrais en une paire d'enjambées. Trois pas. Le jeune homme restait prostré. Quatre, cinq pas, je m'arrêtai. Mes pieds frôlaient les franges éparses de sa jupe, mais que je sois si proche ne lui faisait ni chaud ni froid.
L'ordre de Jeanne me motiva. Je lâchai la bèche, qui s'écrasa entre les frèzes, pour saisir en tremblant un brassard de cuir. Le bras mou de l'étranger passa au-dessus de mes épaules en chemise de nuit. Je maintins son poignet contre moi, l'autre main pressée contre l'armure à sa taille. A genoux dans la terre, gainée des jambes au dos, je tirai son corps contre le mien.
J'eus une bouffée de chaleur. Bon sang, il n'était pas bien lourd, mais qu'est-ce qu'il était encombrant ! Levés par le vent, nos cheveux voltigèrent à tout va devant les lumières du salon. Dès le premier pas, les sandales de l'acrobate voulurent s'emmêler dans mes pieds, picotés par les clous éparpillés. « Marche ! », aurais-je voulu lui crier. Mais la simple idée de parler à ce type me retournait la tête. J'essayais déjà d'ignorer cette proximité physique avec un étranger, tout juste tombé du ciel qui plus est.
Quand nous parvînmes à la porte, j'eus l'impression de l'avoir trainé depuis les tréfonds des champs.
— Allonge-le, souffla Jeanne depuis la cuisine.
Sa petite tête blanche disparut dans le nuage de vapeur qui se dégageait des fourneaux. Un regard pour Émile, et ses lunettes en miroir de l'écran, puis je me tordis sur ce visage ballant non loin de mon épaule. Les cheveux de l'inconnu étaient retombés en un chaos châtain qui avalait jusqu'à l'arrête de son nez. Il marmonnait entre ses lèvres sèches, mais rien qui ne fasse sens.
Nos pieds esquivèrent les guéridons et les tables basses avec une agilité approximative. Plusieurs fois, les sandales se prirent dans un angle de fauteuil ou un rebord de tapis, sans que leur propriétaire ne daigne réagir. Des grognements m'échappèrent, dirigés sur ce poids-mort en armure, puis un soupir de soulagement dut retentir jusqu'à l'étage quand je l'allongeai enfin sur le sofa défoncé.
Émile, derrière moi, avait décroché de la tévé.
— C'est un drôle de gars que tu nous amènes, mâcha-t-il.
Essoufflée, les mains pleines d'un mollet musclé à déposer sur le canapé, je ne sus pas quoi lui répondre. Les lunettes du grand-père brillèrent en direction du jeune homme – sous ses mèches, celui-ci plissait les yeux, sans doute à cause des lumières-à-plafond. Émile resta silencieux. Je m'attendis à ce que le grand-père ne prononce plus rien de la soirée, jusqu'à entendre :
— Il te ressemble.
Je me retournai avant d'avoir totalement décodé ses paroles.
— Que veux-tu dire ?
— Tu étais dans le même état quand je t'ai trouvée. 'Puis tu portais le même déguisement. Attends un peu.
Appuyé sur l'accoudoir, Émile releva son buste épais. Ses chaussons couverts de terre le trainèrent vers la petite pièce du fond, le cajibi. La vision de ce grand-père progressant dans le salon, lui qui d'habitude vivait dehors, me fit l'effet d'une ombre fantomatique, perdue dans un parterre de lumière.
— Par tous les..., baragouina une petite voix.
Je me rivai sur le visage allongé.
— ... Mignoches...
L'inconnu semblait prendre de la contenance. Ses paupières, aussi, paraissaient plus nerveuses. D'une main distraite, je poussai une table, pour m'agenouiller à ses côtés. Les brassards de l'étranger se décolèrent des coussins miteux, il portait de nouveau ses mains à ses tempes. Le mouvement était plus sûr. Il revenait à lui, j'en avais la conviction.
— Tiens, ma petite.
Jeanne, timide, s'avançait entre les fauteuils. En d'autres occasions, je l'aurais aidée, mais je n'osais plus faire le moindre geste loin de l'inconnu. Un œil perdu sur le jeune homme allongé, la grand-mère me tendit une tasse fumante.
— Pourquoi était-il dans le jardin ? chevrota-t-elle.
— Il était dedans le ciel, murmurai-je en attrapant la tasse – je me questionnais toujours sur la véracité de cette information.
— Dans le ciel ?
— Lyruan.
Je faillis renverser la tisane. Une main venait de s'abattre sur mon avant-bras. Tordue sur le sofa, je confirmai que le jeune homme avait bougé. Sa main tremblante se serrait sur ma peau, tandis que l'autre s'aplatissait sur son visage. Il se comprimait les yeux, un long sourire en travers de la face.
Une goutte glissait sur sa joue, tordue par ses doigts. Un court instant, sa main dévoila un œil. Son iris avait la clarté d'une ambre sous un ciel de printan. Il s'enracina dans mon regard. Puis disparut. Un rire gêné résonna dans sa gorge asséchée, il renversa ses mèches folles en arrière.
Je sentais le pas tranquille d'Émile revenir entre les meubles. Perdue dans des images qui semblaient provenir d'un rêve, j'oubliai les grands-parents, le salon, la maison. Je vis ce même œil d'ambre, grand et rond, souriant dans un hamac de toile de jute.
Autour de moi, il n'y eut plus un geste, plus un mot. Une longue minute dut s'écouler, emplie des gesticulations du nouveau réveillé, avant que je ne me rappelle comment parler.
D'une voix éteinte, je soufflai pour les grands-parents :
— Je le connais.
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