Chapitre 27 - Le Sagevert
— C'est un honneur, ma Dame.
La voix de ce type effleurait à peine les oreilles, et le silence du château semblait l'étouffer plus encore.
— On se connaît ? chuchotai-je à regret.
— Nos Familles, certainement. Je me nomme Andemadiel, Fen.
— Enchantée, Adadi...
— Andemadiel.
Posé dans son fauteuil comme un papiyon sur sa fleur, le jeune soldat roux se trahit d'un demi-sourire. À l'opposé de la pièce, Pleh reprit ses paroles en marmonnant. Le rouquin n'y prêta aucune attention.
Depuis que nous avions quitté l'escouade, Pleh se recroquevillait mieux qu'une poule dans son nid. Certes peu bavard d'habitude, il avait gardé un silence magistral jusqu'au château. La blanche tour dépendante, où nous nous étions rendus, ne lui avait pas fait décrocher le regard du sol, et il n'avait pas fait deux pas à l'intérieur, avant de se ratatiner contre un mur. Fen, quant à lui, semblait léger comme une brise. Sitôt entrés, il m'avait guidée à travers des tables de marbre taillé et des tentures sans fin, jusqu'à un salon improvisé. Pleh n'avait pas suivi. Sans doute craignait-il que les hautes étagères ne s'effondrent, ou que l'imposant lustre d'argent ne se décroche de sa chaîne.
J'enviais l'indifférence de Fen. Cette tour m'intriguait trop pour me rassurer. Du sol à la voûte, elle jonglait entre le faste de la salle du trône, et le désordre d'un repaire de mécanicien. D'étranges sphères métalliques gisaient désossées sur les tables, au milieu d'outils pointus et de loupes à multiples verres. Les livres embaumaient l'air d'une odeur de vieux papier peu appétissante et les passementeries se nouaient plus que mon ventre.
— Qu'est-ce qu'on attend ? murmurai-je à Fen.
— Nous patientons jusqu'au réveil du Sagevert, un membre honorable de l'Ordre de l'Angevert. Souhaitez-vous un peu d'eau ?
— C'est un docteur ?
— En quelques sortes.
Comme s'il était chez lui, Fen s'empara d'une carafe, remplit deux verres ciselés, puis s'installa face aux rideaux, qui dissimulaient un coin de la pièce. J'imaginai le docteur de Terremeda en sortir, vrombissant dans sa voitur.
— Il en met du temps, ce docteur-dormeur, marmonnai-je.
— Il ne dort pas, ma Dame. Il comate.
— Il quoi ?
Mon camarade à l'anneau d'or sirotait son verre en toute nonchalance.
— Il comate. Apporter des soins est louable, mais nul n'utilise le pouvoir de l'Angevert, gloire à elle, sans conséquences.
— Le pouvoir de l'Angevert ? Un homme va se réveiller du coma, pour me faire pousser des ailes, avec la magie qui fait tourner les Boussoles ?
Les entraînements me manquèrent, tout à coup.
— Tu... Vous savez, rien ne prouve que je puisse déployer, murmurai-je.
— Vous le pourrez, ma Dame.
— Je n'y arrive plus. J'ai essayé.
— Le Sagevert vous guérira. Le pouvoir de l'Angevert est capable de tout.
En cherchant de l'aide du côté de Pleh, je constatai avec surprise qu'il s'était éclipsé. Le vent sifflait par la porte entrebâillée et emplissait l'élégant silence de la pièce. « Génial », grognai-je pour moi. Bras croisés, je m'enfonçai dans le fauteuil.
De toutes façons, pensais-je, la situation ne pouvait pas être pire.
— S'il peut tout, le pouvoir de votre dieu, grommelai-je, pourquoi ne m'a-t-il pas déjà rendu la mémoire ?
— Il le pourrait, assura Fen.
— Ce Sagevert soigne les amnésies ?
— Hélas, non...
Je me dressai plus vite que si Migon avait crié mon nom dans la tour. L'homme qui avait parlé émergeait des rideaux. Enrobé dans une longue robe blanche et émeraude, il se frottait les yeux, amorphe.
« Sagevert », c'était un bien beau nom. Personnellement, j'aurais opté pour « erreur de la nature. » Une barbe et des cheveux gris, des rides, il avait tout l'air d'un petit frère à Émile... si ce n'était l'autre moitié de son visage. Sa peau y était ferme, lisse, et ses cheveux d'un blond vigoureux, comme s'il était à peine plus âgé que le caporal Heden.
— La mémoire est un domaine délicat, mâcha-t-il, rêveur. Seule notre Grande Détentrice aurait le pouvoir de l'influer.
Sa voix était en adéquation avec son visage, elle muait sans cesse entre deux générations. Pas gêné pour une plume, Fen déposa tranquillement son verre.
— Bon réveil, cher Sagevert.
— Sieur Andemadiel, fit le mi-vieillard en semblant aussitôt émerger de sa fatigue. Quel plaisir. Est-ce de nouveau pour votre trouble de vision ?
— Il n'en est rien, je ne suis qu'accompagnateur...
J'étais trop abasourdie pour remarquer que je montais au centre de l'attention. Je ne savais pas où regarder cet homme-aux-deux-âges : à droite ? À gauche ? Pour ne rien arranger, son faciès s'illumina d'un sourire mi-ridé.
— Ah, Dame Valkeris ! Vous avez bien grandi, vos dents de lait vous tracassent-elles encore ?
— Non, plaquai-je. J'ai un problème... d'ailes.
— D'ailes ? Peu commun. Retirez votre plastron, je vous prie.
Son allure pâteuse cachait son agilité. En deux cliquetis d'un outil, l'homme-aux-deux-âges rassembla une sphère métallique éventrée. Il dégaina ensuite un trousseau de clés, pour déverrouiller un placard estampillé de losanges, si haut qu'il se fondait dans le plafond de la tour. D'un geste courtois, il me désigna une couchette d'auscultation, si couverte de broderies que je l'avais prise pour un élément de décoration. Je dus me faire violence pour désangler l'armure, et aller m'asseoir contre la couchette, raide.
— Allongez-vous sur le ventre.
Je m'exécutai, plus raide encore. Les broderies eurent au moins le mérite d'être plus confortables que le bois de l'infirmerie.
Je pensais arriver à me détendre. Mais quand ça, cette chose réapparut en face de moi, peu importe les environnements hostiles, les mi-jeunes. Je me figeai de la queue de cheval aux sandales, et je ne pus plus en décrocher le regard.
Hors du placard, le Sagevert posa un grand cylindre de verre sur une table, doublé d'une fine cage dorée. Précieusement enfermée à l'intérieur, une lumière ardente se décomposait en envolées de particules, en brillant d'un vert vivant, qui se réfléchit à travers la tour.
C'était le pouvoir de la Boussole, le pouvoir de l'Angevert. Impossible de le confondre, même si en voir en si grande quantité donnait plus l'impression de contempler une étoile.
Rien ne choquait Fen. Une jambe croisée sur l'autre, mon camarade avait à peine baissé les yeux, comme s'il avait soudain éprouvé de l'intérêt pour son verre d'eau. Je m'attendais à ce que le Sagevert trouve l'opération banale lui aussi, mais à ma grande surprise, il avait pris un air gravement concentré. Ses sourcils bicolores se fronçaient, tandis qu'il s'armait d'un étrange gant à paume de métal. De longues phrases se perdaient dans sa barbe, murmurées pour lui-même. Sans trop y regarder, il pendit la sphère qu'il avait réparée à une chaînette. Puis, avec l'air d'amputer quelqu'un, il commença à la faire tournoyer.
Je sentis un pincement. Comme si une main invisible m'empoignait les entrailles.
— Qu'est-ce que vous faites ?
Ce fut à peine si les mots me quittèrent. La chaînette de la sphère semblait s'enrouler autour de ma gorge. Dans le cylindre, la magie s'illuminait tant qu'elle en parut blanche. Ses vapeurs luminescentes glissèrent de la cage dorée, traversèrent doucement le verre, comme s'il n'existait pas. La rotation attirait le pouvoir vers la main gantée du Sagevert, qui devenait si verte, qu'elle en aurait rendu la plaine jalouse.
J'étais à deux doigts de rendre mon repas du matin sur les broderies. Heureusement, la rotation cessa. « Il faudra qu'on me soigne de cette visite », notai-je, amère. Et ce type ne m'avait encore rien fait.
D'ailleurs, il tendait sa main luisante vers moi. Je craignis le pire.
— Ah, oui, je comprends ce qu'il s'est passé, murmura le Sagevert.
Je tressaillis lorsque son gant m'effleura. Un chatouillis vivifiant, à la fois frais comme le vent et chaud comme le soleil, libéra mes muscles courbaturés. Des étincelles invisibles délièrent mon cœur, je me sentis mieux respirer.
— Les ailes sont rentrées suite à une perte de conscience, diagnostiqua le vieux-jeune. Un grand choc, aussi, sans doute... Nous allons les déployer pour y voir plus clair. Juste un instant.
Fen, dans son fauteuil, m'encourageait de son mieux, c'est-à-dire sans bouger d'un pouce. J'aurais préféré qu'il m'explique. D'où sortait cette magie guérisseuse ? Qu'allait me faire le Sagevert ? Est-ce que ça allait marcher ?
— Asseyez-vous, s'il-vous-plaît, fit calmement le seul homme au monde que je ne pourrais jamais regarder dans les yeux.
Je me relevai avec un grand manque de conviction.
— Tenez votre dos droit... Voilà. Inspirez bien...
Mon cœur ne me laissait plus le luxe d'inspirer normalement.
— Un, deux, trois, j'y vais ! lança le Sagevert.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro