Chapitre 26 - Valkeris
Finalement, un formateur ou un autre, ça ne changea pas grand-chose. Le soleil acheva de se coucher, les étoiles germèrent sur la voûte céleste, et les entraînements se poursuivirent jusqu'au cœur de la nuit. Le cuir de l'uniforme s'assouplissait à marche forcée, non sans me couvrir d'ampoules et d'entailles. Ajoutées à la chaleur et aux bosses, je dus me coucher plus rouge que Galliem repus de frèzes. Même rengaine le lendemain. Puis le surlendemain, dès l'aurore, après une courte nuit dans la caserne des Blancs. Les échauffements prenaient place dans un froid à faire trembler le château, puis nous nous lancions dans des courses haletantes et des exercices éprouvants, entrecoupés de saluts rigides aux gradés qui avaient le malheur de nous croiser.
À chaque nouvelle heure, je pensai avoir atteint mes limites, mais une force improbable me maintenait debout. J'avalais les kilomètres et les combats sans que mon port de tête ne faiblisse. En duel, j'enchaînais les victoires, face à des adversaires toujours plus lents. Pour me galvaniser, j'imaginais le docteur à la place de mes camarades. En revanche, j'évitais de penser au corbeau masqué d'Utopie. Son souvenir suffisait à me tétaniser.
— Ça devient trop simple pour vous, Valkeris, annonça le caporal après une matinée éreintante.
Heden avait l'œil pour identifier mes états d'âme. Sans plus d'avertissement, il m'opposa deux combattants, puis trois, puis trois et demi quand Pleh s'ajouta. Notre formateur n'avait pas lésiné sur les moyens, mais il fallait dire que j'étais particulièrement perturbée ce jour-là. Les pensées arrivaient dans le désordre. Ma maison vide, Galliem qui n'avait pas abordé le sujet, je sentais que nos parents n'étaient plus de ce monde. Ça ne me bouleversait pas, j'ignorais qui ils étaient. Et mon oiseau de frère ronflait la dernière fois que je l'avais croisé, je n'avais pas eu le cœur de lui réclamer des explications. À cet instant, je le regrettais.
Une feinte sur la gauche ; je parai.
J'essayais de me rassurer avec ce que je vivais. À bas l'inconnu ; plus que jamais, je marchais dans les pas de Lyruan Valkeris. Les réflexes militaires crépitaient comme un feu de joie, aussi brûlants que réconfortants. Mon identité tournoyait avec mon bâton, rien n'aurait pu me faire douter de qui j'étais.
Une tentative sur la droite ; je parai.
Oui, j'étais la bonne personne, et j'étais au bon endroit. Plus je combattais, plus je le sentais, avec une force viscérale. Ce n'était pas seulement pour la vie tracée, les ordres, les camarades, mon frère. Je sentais que ma place était là. Je devais être là. Absolument.
« Je dois être là... »
Oui, je devais être à Van-Ameria.
Mais pourquoi ?
— Valkeris !
Un frisson courut sur mon échine. Bâton baissé, j'encaissai une frappe molle que je n'avais pas vu venir. Heden, perché sur une colonne, croisa les bras, contrarié.
— Vous fatiguez ou vous n'aviez pas vu Pleh ?
Je me retournai. Un œil au beurre noir et couvert de bleus, Pleh tenait encore le bâton tremblant qui m'avait percuté. Nous soufflions comme un duo de téières.
— Je n'avais pas vu Pleh, répondis-je sans tout admettre.
— Vous tous, vous travaillez dur depuis deux jours. Votre entrée dans l'Armée est honorable.
Et le caporal prononça cette phrase que j'attendais tant :
— Repos, soldats.
J'empoignai mes lombaires, laissai mon dos couler vers l'avant.
Quand Heden ajouta :
— Nous passerons ensuite aux entraînements aériens.
Je me figeai dans mes sandales. Un entraînement aérien ? Par les cieux, le caporal ne m'avait pas vue sur le moulin de Terremeda, ou retenue à Galliem par un sac à dos. J'étais incapable de m'envoler.
— Hé... j'en peux plus.
Pleh ployait sous les rafales comme un brin d'herbe. Il baillait et bégayait à la fois ; embarquée dans mon problème, je ne sus pas comment je parvins à le comprendre.
— Tu vas voir qu'il va encore faire son intéressant, râla mon camarade. Lui, il sait sûrement voler en grand espace.
Contestait-il les ordres ?
— Depuis le début, jamais il me regarde dans les yeux, continua Pleh, de mauvais poil. En combat, pas un mot, que des assauts. Hé, si j'avais mieux dormi, je le... Je le...
— Pleh, ce n'est pas le moment de critiquer le caporal.
— Hé ? Mais, je parle pas du caporal.
Il tourna furtivement la tête. Intriguée, je suivis.
Perdu au fond de l'escouade, chevelure chatoyante comme un coucher de soleil qui aurait poussé sur la plaine, le jeune soldat roux détourna le regard.
Je ne lui avais jamais adressé la parole. Non pas que j'eusse fait connaissance avec les autres, mais celui-là se plaçait toujours en retrait. Comme s'il cultivait sa tranquillité.
Pleh se pencha gauchement.
— C'est un membre de la Famille Andemadiel, souffla-t-il avec la discrétion d'une tornade. Je l'ai reconnu à sa boucle d'or, les Grands-Nés en ont tous une.
Le roux retirait les brins d'herbe de son bâton, en nous jetant des coups d'œil. Un éclat doré brillait au sommet de son oreille. D'autres personnes portaient ce bijou à Van-Ameria, je n'y avais jamais fait plus attention que ça, et savoir qu'il distinguait des familles était le cadet de mes soucis.
— Le Général Valkeris était d'une Grande Famille aussi, non ? marmotta Pleh. Comment ça se fait que t'ait pas d'anneau ?
— Tu t'attends vraiment à ce que je répon...
Un instant.
— Le Général Valkeris ? répétai-je raide.
— Ah, oui... J'avais oublié que t'avais oublié.
— Mon père... au sommet de la hiérarchie ?
— Quand on entend Valkeris, hé, on pense pas à autre chose.
L'homme brun sur la peinture de la maison prit une nouvelle dimension. J'avais peine à croire que tous les anciens de l'Armée l'avaient peut-être croisé, quand je n'arrivais pas à me souvenir de lui.
J'en eus le cœur net.
— Il est mort ?
Pleh toisait de nouveau le rouquin, mais il s'interrompit. Tanguant sur ses sandales, il malaxa ses coudes anguleux.
— Personne peut, heu, répondre à ma place ?
— Mon frère est plus fiable pour ronfler, marmonnai-je.
— Bon.
Ses grandes mains maladroites se plaquèrent sur mes épaules.
— Mon père aussi, il est mort, soupira-t-il avec une drôle de solennité. 'L'est Tombé en travaillant aux Poulies. Mais c'est pas grave, je l'aimais pas et je le connaissais pas.
Drôle de façon d'annoncer un décès. Ou deux, d'ailleurs. Alors que des premières ailes se déployaient dans l'escouade, je baissai la tête.
— Non, c'est pas grave, murmurai-je. Je ne le connais pas non plus.
— Valkeris !
Je bondis vers la colonne.
— Mon caporal ? bredouillai-je.
— Par « repos », j'entends tout de même « dignité ». Redressez-moi ce dos.
« Redresse-moi ce dos », répéta la voix de mon père. Aucun doute, il avait été aussi militaire que Heden. Sans doute voulus-je leur faire honneur à tous les deux en me dressant, et en resserrant ma queue de cheval.
— Bien ! cria Heden. Les retardataires, déployez vos ailes.
L'élastik faillit se rompre entre mes doigts. Sitôt dit, sitôt fait ; aux milieux des rangs s'invitèrent des rangées de plumes blanches, crèmes, trapues, sales, lisses, décoiffées. Le vent se renforça de quelques battements hasardeux, j'en eus la queue de cheval retournée.
— Caporal..., fis-je à mi-voix.
Les ailes apparaissaient de nulle part, pile sur les ajours dorsaux des armures. À chaque déploiement, je bondis, happée. J'hésitais entre crier à l'aberration, ou céder à la fascination. Difficile de passer inaperçue au milieu d'un troupeau d'ailes. Tout le groupe me dévisagea. Le regard d'incompréhension de Heden, par-dessus tout, me mettait mal-à-l'aise. Interdit, il parcourait mon armure du regard.
— Un blocage, Valkeris ?
— Ce n'est plus inné, caporal...
— Le moment est mal choisi.
— J'en ai conscience. Mes excuses.
Je n'étais pas certaine de ce dont je m'excusais ; me voir voler un jour était aussi absurde que de voir Jeanne sauter en paratute. Mais Heden ne semblait pas de cet avis. À sa tête, je pariais qu'il listait les solutions possibles.
— Andemadiel, appela-t-il soudain.
J'avais presque oublié la présence du rouquin. Fier entre deux ailes éblouissantes, sa posture aurait fait verdir un gradé.
— Valkeris est toujours en droit de consulter le Sagevert ? s'enquit le caporal du haut de sa colonne.
— Assurément, murmura l'autre comme s'ils se trouvaient côte à côte.
— Accompagnez-la. Pleh, allez-y aussi, vous ne décollerez pas en l'état.
Deux morceaux grisâtres pendaient dans le dos de mon camarade. Il les fit disparaître en pinçant les lèvres. Lui non plus ne semblait pas connaître le chemin, alors nous suivîmes le roux, déjà lancé d'un pas décidé vers le château.
Le caporal s'était persuadé que cette visite chez je-ne-sais-qui allait résoudre tous nos problèmes. Je m'abstins de lui annoncer que plumes ou pas, je ne déterrerais pas mes sandales de la pelouse. Je ne voyais qu'un seul avantage à avoir des ailes, à savoir, peut-être, se trouver moins vulnérable face à Utopie. Cette pensée en tête, je me forçai à admettre que le jeu en valait la chandelle.
À distance de l'escouade, j'osai me retourner, pour adresser un sourire au caporal Heden.
Il sembla m'en rendre un en retour.
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