
Chapitre 22 - Nouvelle-ancienne recrue
C'était une belle chose de s'approprier la vie de Lyruan. Habiter chez Galliem, rentrer dans l'Armée, tout ceci commençait à poser des jalons confortables. Si je continuais sur cette voie, mon passé n'aurait bientôt plus de secrets !
Après le rendez-vous chez le Colonel, l'adrénaline ne me quitta pas d'une plume. Repas, repos et nuit tranquille, je rêvais à chaque instant de ma nouvelle-ancienne vie. À moi les longues marches revigorantes, la camaraderie, les victoires en duel à l'épée, comme dans les feuille-thons. Je saurais de nouveau quel pied mettre devant l'autre, car quelqu'un serait là pour me le dire. Puis mes souvenirs finiraient par revenir, et je ne me poserais plus jamais, jamais, de questions.
Le matin de ma reprise, je ramassai donc mon uniforme sur la commode, toute guillerette. Quand je tombai... sur ça.
Un bout de papier. Aussi étrange que ça puisse paraître, c'était une peinture. Je l'avais dénichée contre le mur, derrière les paniers de fruits et quelques bougies fondues.
Le papier n'était pas plus grand que les fotos dans les cadres de Jeanne. Y était représenté un homme brun, de la quarantaine, aussi bien vêtu que le Colonel. De large carrure, et à la barbe taillée à coups de pinceau, il posait sa main sur l'épaule d'une frêle grand-mère, à la chevelure châtaine. Cette femme avait l'air usée, mais un doux sourire réhaussait son visage. Presque à lui donner un air espiègle...
« On dirait Galliem. »
Ce devait être ça, qui me gardait rivée sur la peinture. Ces gens nous ressemblaient, à l'oiseau et moi, sans y parvenir tout à fait. Si j'avais su qu'à une heure de mon retour dans l'Armée, j'allais ainsi gaspiller mon temps ! Mais un secret devait se cacher derrière les détails innocents : la carrure, l'ondulation qui courait dans les cheveux. Le sourire, les taches de rousseur, déposées sur les pommettes. La forme des visages, les traits tracés avec assurance. Ma persévérance se transformait en noyade, jusqu'à ce qu'enfin, la notion de « parents » fit surface.
« Redresse-moi ce dos », résonna une voix chaude.
Je me raidis comme une tige prise par le givre. La vieille femme souriait malicieusement, le pigment ambré de ses yeux réhaussé par le soleil. L'homme, à côté, semblait répéter ces mêmes mots, que j'avais entendus en rêve. « Redresse-moi ce dos. Redresse-moi ce dos. » Comme s'il n'avait jamais rien prononcé d'autre.
Je ne savais plus quoi faire de ce papier. Le ranger ? Le remettre à sa place ? Finalement, la peinture trouva une place sur le meuble, loin du bazar de Galliem. J'aurais pu passer à autre chose, mais ce fut comme si la pièce s'était dotée d'une présence invisible. Je me surpris à tendre le dos, quand je me rinçai avec un linge mouillé. Je jetai des œillades inspirées à la chevelure de la grand-mère, quand je démêlai mes cheveux aux doigts. Leurs tenues sans laçages m'auraient rendue jalouse, au moment d'attaquer le réglage de mon uniforme.
« Il fallait bien que ça arrive », me fis-je la réflexion, en tirant la jupe à franges sur mes hanches. Évidemment que je n'étais pas née en tombant du ciel. Évidemment que si Galliem était mon frère, il y avait d'autres implications. Mais avec Émile et Jeanne dans ma vie, je n'avais pas osé penser à cette autre famille, qui m'attendait.
Qui que fussent mes parents, je préférais ne pas leur narrer mon retard le jour de ma reprise. Une pome piquée dans un panier, je m'élançai sur la plaine.
Le soleil était déjà vif et le vent déjanté. J'inspirai à pleins poumons, on respirait moins bien ici-haut que sur Terremeda. Les courbatures se réduisaient, je pouvais avancer fièrement, sans boiter. Tant mieux, car il y avait du monde, dehors. Des centaines de silhouettes fourmillaient sur l'herbe, comme prises d'une frénésie matinale. Les ordres débordaient des casernes et pleuvaient du haut des colonnes. Parmi ces mots, parfois crachés tels des insultes, je reconnus « Utopie ».
— Dix jours ! hurlait une femme en cape rouge.
Elle se répétait en volant d'une colonne à l'autre, sa longue cape au vent comme une flamme au sommet d'un flambeau. Un instant, alors qu'elle toisait une escouade dans ma direction, je crus la voir me décocher un regard noir.
Quoi qu'il se passe dans dix jours, l'Armée semblait plus à cran qu'un poulayé sans ses graines. J'avais peut-être mal choisi mon jour de reprise...
Galliem aurait pu tout m'expliquer : les parents, les Utopies, les regards noirs des soldates en cape. Mais l'oiseau s'était à peine pointé au petit matin, creusé de cernes et les cheveux écrasés. Il avait lâché un panier de fruits sur la commode, avant de disparaître. Sa réhabilitation ne semblait pas de tout repos.
À présent, j'attendrais le soir pour lui parler. J'approchais du point de rendez-vous.
Le Colonel avait précisé que les soldats suivaient leurs classes dans l'Armée Blanche. Pourtant, ce n'était pas à sa caserne que je devais me rendre, mais non loin de la caserne centrale, celle qui trônait face au château. Cette partie de la plaine était sans doute la plus bondée, mais je repérai un groupe de soldats, qui errait près d'un porte-étendard. Épaules voûtées, regards gauches, mes camarades avaient des allures de troupeau qui n'osait pas paître.
Mon arrivée ne suscita aucune réaction. Personne ne regardait personne. Heureuse de ne pas devoir forcer les « bonjour », je me postai entre un maigrichon qui observait le ciel, et deux blondes, plantées face au château comme si elles projetaient de devenir aveugles. Un peu plus loin, un rouquin à anneau d'or fixait la caserne, entouré par les autres soldats, tous absorbés par le paysage. Une dizaine de têtes en tout, et évidemment, pas un visage de connu.
— Dame Valkeris !
Je ne les avais pas aperçus, ceux-là. Arrivant du château, une rousse en toge me gratifiait d'un sourire louche, escortée d'une armure miroitante.
— Mes humbles hommages matinaux, Dame Valkeris.
— Vous êtes la formatrice ? marmonnai-je.
— Oh, je ne prétends pas à cette qualification !
Elle se planta face à moi sans s'encombrer de mon avis. L'anneau doré à son oreille brillait autant qu'un soleil miniature ; entre ça et le château, je dus manœuvrer pour la regarder en face. Un nécessaire à écrire lui pendait autour du cou. Parchemin, encrier, longue plume blanche, elle retint le tout en plongeant dans une révérence.
— L'Immaculé m'envoie, roucoula-t-elle.
— Qui ça ?
— Le château. Nous n'en aurons pas pour longtemps. Les vents ne sont pas favorables, nous savons que vous avez à faire.
Justement, j'aurais préféré qu'elle me laisse à mes occupations, plutôt que de venir pousser sur la plaine comme une mauvaise herbe. Cette femme drapée ressemblait à ces gens qui avaient escorté la Reine, ça ne me disait rien qui vaille.
— Que voulez-vous ?
— De simples précisions sur votre état de santé, ma Dame, fit la châtelaine en dégainant sa plume. La Couronne a été informée de votre amnésie. Auriez-vous plus de précisions à communiquer ?
Derrière elle, des nouvelles recrues tendaient l'oreille.
— Non, grinçai-je à voix basse.
— De quoi vous souvenez-vous ?
— De votre langue.
Ça m'aurait paru un très bon début, mais la femme ne parut pas enchantée.
— Autre chose ?
Je voyais déjà cette conversation se transformer en ragots de caserne. L'armure aurait pu interrompre ce calvaire, mais elle se contentait de me refléter, placide, comme si son propriétaire m'enjoignait de me recoiffer.
— Dame Valkeris ? insista la rousse.
— Non.
Prise d'inspiration, elle noircit son papier de long en large. Tira un trait.
— Avez-vous évoqué l'existence de l'Angevert sur Terremeda ?
Je ne m'étais pas attendue pas à une telle réaction de ma part. Ce nom, l'Angevert, résonna avec une forte intensité. Comme s'il m'avait, à la fois, projetée au-dessus du château, et enterrée jusqu'au cœur de Terremeda.
Les soldats qui nous écoutaient avaient détourné le regard.
« L'Angevert ? »
Je tentais de chercher. J'étais étrangement confuse. Seul Galliem me revint ; il avait prononcé ce nom chez Emile et Jeanne, ou dans la voitur du docteur.
— Non, je ne l'ai pas évoqué, bredouillai-je.
— Avez-vous évoqué ou sous-entendu l'existence du pouvoir de l'Angevert ?
— Non.
— Aviez-vous en votre possession des objets contenant du pouvoir de l'Angevert ?
La Boussole. L'aiguille verte s'était tant incrustée dans ma mémoire que je crus la voir tournoyer dans le regard de la rousse. La femme attendait, soucieuse. L'armure attendait, silencieuse. Des cadrans plein la tête, je pesai ma réponse jusqu'au dernier moment.
— ... Non, je n'en avais pas personnellement.
— Très bien. Je vous remercie, ma Dame.
Elle recommença sa courbette interminable. Enfin libre, je m'éloignai avec les plus grands pas que permettaient les jambières. J'aurais voulu disparaître sous la pelouse, mais pas le temps de se terrer. Entre les arches de la caserne déboulait un soldat. Bâton en travers du dos, cheveux tirés, son pas était si pointu que ses jambes passaient pour des lames qui se plantaient dans l'herbe. Un insigne de caporal sautait nerveusement à son cou.
— Garde-à-vous ! s'égosilla-t-il à peine arrivé.
Ce fut comme si quelqu'un agissait à ma place. J'oubliai la rousse et mes états d'âme, dressai le dos, serrai les talons. Le caporal ratissait le groupe d'un regard incisif.
— Vous êtes sourdes ? cria-t-il.
Si ce type ignorait mon amnésie, j'avais une chance de sauver cette reprise. Pleine d'espoir, j'osai un coup d'œil au bord du groupe, où le caporal dardait sa mauvaise humeur. Les deux jeunes femmes blondes n'avaient pas bougé. Face au château, mains en prière et pouces vers le bas, elles fermaient les yeux, comme si la voix rugueuse du caporal les berçait dans leur sieste.
— Sourdes et incapables, cracha le militaire. Priez pour que votre incompétence ne nous nuise pas !
Une des soldates blondes fronça les sourcils.
— Savez-vous à qui vous vous adressez ? tailla-t-elle.
— Je l'ai assez bien deviné, ma Dame. Vous direz à votre Famille que le royaume se passe de vos insubordinations. Dégagez !
Cet homme n'était ni plus grand ni plus raffiné qu'elles. Cependant, tout en lui exhortait aux soldates à ficher le camp. Leur calme imperturbable se transforma en grimaces, elles bafouillèrent des menaces, puis s'éloignèrent d'un pas princier que le caporal ne prit pas la peine d'admirer.
Un parchemin roulé se froissait dans sa main. Il le déroula si vite qu'il faillit se déchirer.
— J'aurais fait pareil à leur place, murmura une voix dans l'assemblée. J'ai jamais été aussi proche de...
— Qui parle ? s'écria le caporal.
Grand silence, rompu par les ordres qui éruptaient de la caserne. Le caporal nous jugea un par un d'un air à fuir.
— C'était vous ? attaqua-t-il soudain.
— Non, caporal, gémit le maigrelet.
— Votre nom ?
— P-Pleh.
— 'M'en souviendrai.
Le caporal replongea dans son parchemin, alors que ledit Pleh se décomposait en plaintes inintelligibles.
— On fera pas de vous des Colonels, grogna le caporal en parcourant son papier. Les Kinmerigan ont décampé, me reste qu'un Andemadiel...
Il se figea.
— Valkeris ?
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