Chapitre 2 - Le Cœur Noir
Le plafond était si haut qu'il se noyait dans un nuage de fumée. Des rayons de lumière balayaient les murs de long en large, les longues guirlandes lumineuses se balançaient tant qu'on aurait cru que la salle elle-même tanguait.
Heden et moi nous trouvions au milieu d'une fosse noire de monde, flanquée de balcons de fortunes, qui semblaient sur le point de céder sous le poids de leurs occupants déjantés.
Il pleuvait des plumes. Tous les Van-Ameriens volaient, sautaient, criaient vers une sorte de scène couverte de rais de lumière. Un son discordant provenait d'instruments étranges, faits de tuyaux, de caisses de bois, de cordes, de clés métalliques, qui se portaient sur l'épaule, dans les mains, ou autour de la tête. Une chanteuse, criait des paroles inaudibles, bras ouverts sur la foule. Cheveux roses dans la lumière, robe virevoltante, la fosse entière semblait tournée vers elle, quand bien même personne ne la comprenait.
La main de Heden pressa légèrement la mienne. Près de mon oreille, il articula quelques mots dont je ne compris que la moitié. Il m'entrainait ailleurs ; je le suivis comme un automate, tordue par curiosité vers la scène. Le chant se terminait, les musiciens marquaient la fin du morceau, et la foule se soulevait autour de nous. Les ailes se déployèrent ; je fis de même pour me protéger de l'ardeur des spectateurs.
Heureusement, le calme vint avec la distance. Toujours dans la salle, Heden s'engagea loin de la foule, dans une cavité à l'abris sous un balcon. C'était une impasse, terminée par un mur de pierres claires à la coupe familière, surmonté de blanches colonnes qui scindaient le noir du ciel. Je reconnus les remparts qui s'enroulaient autour de Van-Ameria des Sommets aux Bas-Quartiers.
Ce soir, nous étions des civils, donc les remparts nous étaient interdits d'accès. Heden devait le savoir quand il entreprit d'escalader le mur qui surélevait le chemin de ronde du sol.
—Le Cœur Noir n'était sans doute pas le meilleur lieu de rendez-vous, tenta-t-il de s'expliquer.
— Et vous, pour rattraper vos mauvaises décisions, vous bravez les interdits de l'Armée en présence d'une supérieure ?
Je jouais les assurées en le rejoignant, mais entre le vide et la foule, mon sang-froid était mis à rude épreuve. Et on ne pouvait pas dire que la claque du vent frais parvenait à me détendre.
Dans la galerie du chemin de ronde plongée dans le noir, il régnait une désagréable impression de déroger aux règles. Une nouvelle chanson mettait la foule en délire, tandis que je m'agrippais à une colonne. Imitant Heden, je m'asseyais au bord des remparts, les pieds dans le vide.
— Tout va bien ?
Le caporal croisait ses jambes avec désinvolture. Pour lui, s'asseoir ici ou sur une chaise ne devait faire aucune différence.
— Je ne vois pas les nuages, débitai-je mécaniquement. Ni Terremeda. Donc, oui, ça va.
— Les mauvais souvenirs demeurent ?
« Par tous les cieux, vous aviez besoin de poser la question ? » La main pressée contre la colonne, je baissai prudemment les yeux. Les nuages blancs devaient toujours se déplacer quelque part sous nos pieds. Le cri du vent, lui, ne se tarissait pas plus qu'en plein jour. Heden dut remarquer ce que je taisais car il n'insista pas.
Un refrain lointain se mêlait aux rugissements de l'air. Nous ne bougions plus, mais nos cheveux valsaient de concert. Silencieuse, je contemplai les lueurs scintillantes des étoiles. Elles recouvraient le ciel jusqu'à disparaître sur la courbure de l'horizon. Les étoiles filantes étaient moins nombreuses que sur les Sommets, mais certaines embrasèrent la voûte céleste durant la chanson.
— J'ai fait un vœu, confiai-je à Heden.
Il avait des allures insolites, ainsi paré des lumières de la salle.
— J'aimerais entièrement retrouver la mémoire, terminai-je.
— Voulez-vous dire que vous priez l'Angevert ?
— Non.
La réponse allait de soi.
— Sur Terremeda, repris-je, les gens font un vœu quand ils voient une étoile filante.
— Mais à qui font-ils ce vœu ? s'enquit Heden.
Je cherchai la réponse dans les astres.
— Aucune idée. À eux-mêmes.
— Dans ce cas, espérons que Son Altesse vous entende... juste au cas où.
S'il savait su quelle avait été la réaction de l'Angevert quand je lui avais demandé de l'aide, il n'oserait pas proférer ces bêtises, même pour paraître agréable. Souriante pour la forme, je tentai de suivre la nouvelle mélodie qui tonnait dans la salle, plutôt avant-gardiste.
— Mais après tout, si vous souhaitez réellement retrouver la mémoire, peut-être pourriez-vous y parvenir sans notre Noble Sauveuse.
Heden semblait très sérieux. Il s'interrompit brièvement, pour jeter un œil à deux personnes qui approchaient ; un maigre plié en deux et un autre, plus ordinaire. En bons militaires, il aurait fallu leur ordonner de s'éloigner des remparts, mais dans nos tenues et à notre place, nous n'avions aucun reproche à leur faire.
— Vous avez déjà su provoquer un miracle, poursuivit-il plus bas. Alors, pourquoi pas un deuxième.
— Vous parlez de mon retour ici ?
— Plutôt du fait que vous ayez survécu.
Son regard délaissa les nouveaux arrivants pour se perdre dans le noir.
— Je vous ai vue Tomber, ce jour-là, avoua-t-il, sombre. Je n'étais pas très loin d'ici, en interne, avec l'escouade des nouvelles recrues. Nous avons tous vu le filet, le nombre de poids, la taille de la corde...
Il marqua une pause. Le vent frappa nos visages, avant de filer dans un hurlement.
— Oui, croyez-moi, c'est un miracle que vous ayez survécu, murmura-t-il. Ce qu'on vous a jeté dessus était tout aussi efficace qu'un coup d'épée en plein cœur.
« Tu n'es pas revenue. »
À peine eut-il fini, ces mots accusatoires surgirent dans mon esprit.
Lui pensait que j'avais survécu. Mais, à mon avis, l'Angevert pensait autrement. Considérait-elle que j'avais péri en perdant la mémoire ? Que je n'étais pas la Lyruan qu'elle avait connue, que cette personne était perdue à jamais ? Était-ce la raison pour laquelle elle refusait de se confier à moi ? Rien qu'à cette idée idiote, mon cœur se pinçait. Sans expliquer le changement de sujet, je lançai à Heden :
— Pourriez-vous décrire à quoi ressemblait le sergent Valkeris, avant sa chute ?
Ce devait être une surprise, car dans l'ombre, je le vis relever les sourcils. Mais il changea vite pour une expression empreinte de méfiance.
— Vous étiez, commença-t-il avec mille prudences, tout à la fois... la pire et la meilleure.
Et il s'arrêta. Je crus, au départ, que c'était à cause de la musique qui, d'une façon ou d'une autre, était devenue plus assourdissante. Mais Heden continua à se murer dans un silence qui ne me plaisait pas.
— Eh bien, l'incitai-je, détaillez.
— Je ne voudrais pas m'y risquer, major, avoua-t-il avec un sourire coupable.
— Dans ce cas, je vous l'ordonne.
— En civil ?
Un soudain élan du cœur voulut me faire hurler à l'insubordination.
— Répondez, l'invectivai-je à mi-voix, alors que le caporal se trahissait d'un sourire. J'ai besoin de savoir ! Par l'Angevert, dites-moi que vous au moins vous comprenez ça, Hed...
Je ravalai mes paroles dans un hoquet. Son nom avait failli m'échapper et le caporal l'avait remarqué.
Les joues chaudes, je m'enfonçai sur le muret. L'absence d'uniforme n'autorisait pas à autant de familiarités. J'aurais voulu me fondre en excuses, ce fut pourquoi je sursautai quand une main se posa sur la mienne.
— Ayni.
Je ne comprenais rien à la situation.
— C'est Ayni, répéta le caporal.
Sa voix s'était parée d'un calme profond. Elle provoquait des papillonnements inconnus sous mes épaules. À cet instant, je n'entendis plus la musique, ni le vent. Mon esprit troublé éprouvait le besoin de le prononcer en entier :
« Ayni Heden. »
— Lyruan, répondis-je.
Ce fut la première fois que je le voyais s'autoriser à réellement sourire. Un sourire qui disait « je sais » sans qu'il n'ait besoin de parler. Ses doigts se glissèrent entre les miens. Les chauds picotements sous mes épaules redoublèrent, comme si mes ailes s'apprêtaient à se déployer. Son visage s'approchait du mien, continuait encore.
— Mais... que faites-vous Seigneur !
Une voix horrifiée avait hurlé derrière nous. Il n'y eut qu'un bruit de course, puis en un instant, les échos de musique s'annihilèrent.
La lumière, Heden, le mur, tout disparut. Mes jambes glissèrent dans un froid mordant tandis que mon torse s'embrasait de flames invisibles.
Dans une lourde détonation, un souffle chaud nous projeta hors des murailles.
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