Son chignon tenait la route, ma queue de cheval ne ressemblait plus à rien. Son teint hâlé lui donnait de l'assurance, je devais être plus pâle qu'un cadavre. Face à ce soldat qui me saluait avec sérieux, devant ces autres raides comme des cordalinges, je sentais que quelque chose ne tournait pas rond.
— L'Immaculé voudra certainement aussi s'entretenir avec vous, annonça le militaire sans une syllabe plus haute que l'autre. Mon escadron vous propose son escorte.
Sa prononciation avait beau être plus ferme que celle de Galliem, je compris tout ce qu'il dit. Alors je me sentis bête de ne pas savoir quoi répondre.
Mes poings serrés avaient gelé dans leur position. Pétrifiée, je balayai les environs, en quête d'une solution. Des mécanos par dizaines vidaient les objets des paniers en nous évitant soigneusement du regard. Des issues – des débuts de rues – se devinaient derrière les soldats, au bout du plancher. La seule autre option de fuite se trouvait dans mon dos. Celle-là, je ne voulais pas y penser.
« Qu'est-ce que je fais ? »
Ces hommes ne savaient pas pour ma mémoire. Tant mieux, l'amnésie rendait vulnérable. Ils avaient l'air de me considérer hautement. Peut-être y avait-il quelque chose à tenter.
— Je voudrais... monter, essayai-je.
Le courant d'air magistral avait enroué ma voix. Heureusement, l'autre opina sans contester quoi que ce soit.
— Entendu. Voudrez-vous revêtir l'uniforme ?
Je baissai aussitôt les yeux sur ma tenue, que j'avais à moitié oubliée. Un pied enfoncé dans une croks, je dégoulinais d'un pull partiellement gelé sur un pantalon qui perdait ses coutures. Mes joues chauffèrent malgré moi.
— Oui, heu, monsieur. Il me faudrait un uniforme.
Je vis avec horreur son sourcil imperceptiblement se lever.
— Très bien. Ne perdons pas de temps.
Je m'abstins de tout commentaire. Lèvres pincées, je les suivis sur le plancher, le plus fièrement possible. Vers les poulies, des visages de mécanos se tournèrent enfin. Je n'eus pas le courage de compter les curieux.
Les soldats quittèrent la zone des poulies d'un pas trop énergique. Fébrile, je les suivis dans un drôle de quartier aux odeurs de cuisine, de métal rouillé et d'eau croupie. Les habitations avaient l'air de blocs de crépis hasardeux, renforcés avec le contenu d'une déchètri : des plaques de métaux aux couleurs variantes, du contre-plaqué, du bois brut... Le tout était encadré d'une masse nuageuse à l'allure de coton molletonneux, qui donnait sournoisement envie de passer la main dessus. Les maisons s'amoncelaient les unes sur les autres, jusqu'à former des tours de plusieurs étages, sans escaliers. Le plafond nuageux diffusait une lumière tamisée sur les rues animées, les rares fenêtres, les personnes que nous croisions, aux vêtements abimés et dépareillés. Rien que d'imaginer que tous ces gens avaient des ailes planquées quelque part, je me crus en plein rêve et voulus me réveiller.
Si j'agissais comme si tout ça me laissait de marbre, les personnes autour avaient bien remarqué ma venue. En tout cas, ces gens le montraient davantage que les types des poulies. Des regards jaunis croisèrent le mien, des bouches aux dents manquantes s'entrouvrirent sur notre passage. Les soldats ignoraient les murmures qui se propageaient, ce qui était plus difficile pour moi. Jamais je n'avais été sous les regards de plus d'un salon d'invités.
Heureusement, les rues passantes ne s'éternisèrent pas. Après deux ou trois bifurcations, nous nous enfonçâmes droit dans un amas de maisons décrépites, moins peuplé. Les rues, qui ressemblaient finalement plus à des couloirs, se rétrécirent et s'abaissèrent. Des odeurs d'humidité et une chaleur lourde se condensèrent autour de nous, comme un nuage dans le nuage. La lumière s'éloignait derrière, à tel point que je ne pus plus discerner mes pieds.
La nuit était tombée si vite. Pour un peu, je me serais réellement crue en plein rêve.
— Sept. Avec le sergent, huit.
Je faillis cogner un soldat. Dans le noir, je n'avais pas vu que l'escorte s'était arrêtée. La voix du meneur jaillissait d'un bord de la rue ; il discutait avec une silhouette à épaulières. Au moins deux escouades de soldats nous entouraient, postées de part et d'autre de la route. A quoi bon garder l'endroit ? De ce que je voyais, une rue noire allait succéder à une rue noire.
Continuer notre chemin ne parut pas poser problème. Perplexe, je suivis le mouvement au mieux quand l'escorte se remit en route. L'obscurité était épaisse, mais en longeant les soldats présents, je crus percevoir des regards fixes, ou entendre des tranches de mains frapper des plastrons.
Le tunnel qui nous faisait face était droit, vide, et aussi noir qu'une nuit sans lune. Sa quiétude me plut, d'autant plus qu'avec une seule direction, je pouvais me permettre d'avancer les yeux fermés. Je trainai ma croks plusieurs minutes, somnambule, bercée par le pas cadencé des soldats, quand un bruit inhabituel commença à apparaître.
Les sons n'étaient pas bien forts. A mi-chemin, ils commencèrent à grandir. Dix mètres plus loin, nous baignions dans un boucan innommable. Chaque mur semblait brailler des grincements, dans un écho à demi étouffé par le nuage. Je cherchai les machines responsables, mais rien à faire. Seul un rond de lumière était visible, et indiquait la sortie. Il grandissait, à mesure que le plafond du tunnel s'éloignait dans la hauteur.
« Qu'est-ce que... »
De retour dans une zone éclairée, les soldats s'arrêtèrent. Pas moi ; je poursuivais la courbure du plafond vaporeux. Sa blancheur entraîna mon regard haut, toujours plus haut, dans une galerie verticale et sans fin.
Je déglutis. Un immense passage s'ouvrait au-dessus de nos têtes. Circulaire, il était assez large pour contenir la maison d'Émile et Jeanne, et suffisamment haut pour qu'on ne distingue pas son sommet. Pendant sur sa hauteur, des cordes amplifiaient la perspective de dizaines de lignes de fuite. Elles descendaient et remontaient en boucle, entraînées par de solides poulies plantées dans le nuage. Leurs grincements résonnaient mieux qu'entre deux montagnes ; la surprise passée, je baissai les yeux, et me plaquai les mains sur les oreilles.
Aucun des soldats ne daignait lever un cil vers le sommet de cette chose. L'observer aussi désagréable que les moulins de Terremeda, mais je me forçai à le faire, car ce passage immense était loin d'être vide. Des personnes en uniforme montaient le long des cordes, perchées sur des étriers et tenues à des poignées. Plus haut, à vingt, trois cents, ou mille mètres, d'autres silhouettes surgissaient de plateformes au bord du vide, pour attraper des paniers, les vider ou les remplir, puis les rattacher. Du cuir, des bâtons, des ordres lancés ici et là, il n'y avait que des militaires à perte de vue.
Dans quels beaux draps m'étais-je fourrée ?
— Mon sergent.
Je sursautai. Le regard assuré du soldat au chignon aurait fait fuir un docteur entêté. Pourtant, son ton, couvert par les machines, fut plutôt cordial.
— Nous avons l'autorisation de monter à la caserne principale.
— Très bien, improvisai-je avec des sueurs froides. Quand partons-nous ?
— A l'instant. Ouvrez-vous la marche ?
— Je... allez-y, plutôt.
— A vos ordres.
Et il s'en retourna aussi vite qu'il était arrivé. Je n'eus que quelques secondes pour remercier la lumière de la Boussole de m'avoir rendu la langue de Van-Ameria, avant que le chef de l'escorte ne me fasse signe. Il se tenait près d'une corde à l'aspect différent, teintée presque rouge, et dont les étriers étaient reliés à des poignées par une barre de fer. De tout le passage, c'était la seule à l'arrêt, et entièrement vide.
Les franges de la jupe du soldat se déployèrent avec grâce, lorsqu'il s'élança d'un battement d'ailes saisir des poignées. Sans autant de panache, je trainai des pieds sur le plancher, avant de comprimer celles à ma hauteur. Le plastik de la croks couina en se glissant dans l'étrier. Mes doigts fondirent sur les poignées froides. J'essayais de paraître aussi détendue que le soldat, à ce détail que lui savait voler, et que le vide qui s'ouvrirait sous nos pieds devait lui sembler aussi dangereux qu'une marche d'escalier.
Puis la corde se mit à monter sans prévenir.
L'air souffla brutalement dans mes cheveux. Ma queue de cheval fut sur le point de rendre l'âme, mais l'instinct de survie m'interdit de bouger d'un pouce. Le plancher rapetissait sous la croks. La corde allait beaucoup plus vite que les autres, ce qui n'avait pas empêché les soldats qui nous accompagnaient de s'accrocher au vol. Ils gardaient la tête baissée. Je pensai tout d'abord qu'eux aussi étaient impressionnés par le vide, mais en sentant l'air sur mon ventre, je compris qu'ils évitaient de regarder sous mon pull. Je me plaquai sèchement contre la barre de métal.
C'était peut-être ça la pire épreuve en revenant ici : conserver ma dignité.
La corde monta plusieurs centaines de mètres en moins de temps qu'il n'en aurait fallu pour le dire. Nous dépassions tous les soldats et paniers, qui nous longeaient à bonne distance. Vu la vitesse, je prenais le luxe de m'attarder sur quelques Van-Ameriens. Tous étaient aussi droits dans leurs étriers que dans leurs sandales, et seul notre passage venait les perturber. Ils s'arrêtaient sur mes vêtements, je les fixais jusqu'au bout des oreilles. Puis nos visages devenaient flous avec la distance.
A mesure que nous montions, il y avait de moins en moins de monde sur les cordes. Elles-mêmes se firent plus rares. Des kilomètres devaient nous séparer du plancher ; je gardai le menton bien levé, droit vers le plafond, que j'apercevais entre les franges de cuir du meneur. Le sommet de la galerie était conique. Palier par palier, des poulies terminaient leur montée dans des tunnels de nuage plus étroits, noyés dans l'obscurité. Aucune trace du ciel. Il devait y avoir encore du nuage au-dessus de ce large passage.
Notre périple ne s'arrêta pas là. La corde ralentit et changea de trajectoire : nous continuions de monter par une ouverture à taille d'homme, en diagonale. Mon poids accompagna les étriers, qui se décollèrent de la corde, retenus par la barre métallique. Ce système me garda droite malgré l'inclinaison de la galerie, qui se poursuivait vers un mur bleu, tranchant sur le blanc.
Je mis plusieurs secondes à réaliser que nous foncions vers le ciel.
Ce n'était pas un ciel bleu comme chez Émile et Jeanne. Il mêlait l'intense et la clarté, ouvrait son immensité devant nous, comme s'il s'étalait avec l'agrandissement de l'ouverture. Comme s'il était infini.
Je retins mon souffle, la tête décalée le long des poignées.
Le sommet de Van-Ameria m'éblouissait, alors que je n'en avais pas réellement vu la couleur.
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