Autour de nous se déployaient les vagues d'une immense mer de nuages, chaotique et figée. Sa blancheur aveuglante poursuivait le bleu du ciel jusqu'à l'horizon. Entre ces deux univers, nous montions, notre ombre minuscule projetée sur les nuées.
Un nuage nous tirait à lui. Le monstre, étiré comme une tour, était immense, vaporeux, blafard, et solitaire. Si une corde n'était pas en train d'en pendre, je l'aurais pris pour un égaré d'une tempête.
— Enfin un paysage normal ! s'écria Galliem
Penché avec le panier, sa paume ouverte semblait vouloir saisir le vent. Le vide aurait pu l'avaler à chaque instant. Je me le répétais, sans oser le prévenir, quand je vis d'étranges reflets irisés se condenser sur les doigts de l'oiseau. Comme si, avec l'effet combiné du soleil et des vapeurs d'eau, un arc en ciel distordu se formait dans sa main. Mais à la regarder face au soleil, cette chose eut vite plus l'air d'une sphère flottante, pas plus grande qu'une pome, composée d'une multitude de tentacules transparents. Et elle n'était pas seule. D'autres reflets étaient apparus autour de nous, sur l'osier du panier, les cordes, le fond boueux.
Je me figeai sur place. Galliem jouait avec un essaim de créatures invisibles.
Les sphères à tentacules se fondaient dans la lumière, comme si elles en étaient des émanations. Certaines restaient bien visibles, leur silhouette soulignée par les rayons qui nous éblouissaient. J'en vis affluer vers ma nacelle, leurs bras minuscules chargés d'une tige de métal, d'une graine, d'une brindille. Les objets se décrochaient de leurs tentacules, venaient compléter la boue du fond du panier. Puis les créatures repartaient. Ça me convenait très bien, ces choses étaient mieux loin de moi.
Galliem se pencha davantage. Je glissai, m'arrimai à la corde à en faire crier mes doigts gelés.
« Il n'a pas l'air de garder des séquelles. »
Dans cette atmosphère gelée, le remarquer me réchauffa quelque peu. Un sourire tira sur mes lèvres gercées.
Quand soudain, un sifflement strident perça le vent.
— Qu'est-ce que c'est ? sursautai-je.
Maintenant que nous étions loin de la tempête, je m'entendais mieux parler. Galliem dressa les oreilles, désintéressé de ses amis invisibles.
— On veut de nos nouvelles, répondit-il, sitôt penché sur ses poches.
Il en sortit un long et fin sifflet doré. Sans se fatiguer d'une explication, il le porta à sa bouche de côté, puis siffla un son très aigu et sec. La réponse ne se fit pas attendre : un sifflement semblable résonna depuis le nuage.
Entendre ces sons en plein milieu du ciel m'arracha un frisson. Accrochée à la corde, je me relevai péniblement vers le nuage. D'autres sifflements suivirent le premier, comme s'il provenaient de la brume. Des sons aigus, graves, de courtes interruptions, le tout en différentes modulations... un véritable langage.
Galliem se tapota le menton avec l'embout du sifflet, l'air pensif. Puis il produisit un son passant du grave à l'aigu. Un autre enchaînement rapide lui succéda depuis le nuage.
— Il est drôle, celui-là, bougonna-t-il. Il croit qu'on apprend tous le Sifflet, à l'armée ?
— Tu parles vraiment à quelqu'un ? m'ébahis-je, en cherchant une silhouette. Qu'est-ce qu'on te dit ?
— Je comprends pas tout, il parle de nourriture... Peut-être qu'il veut savoir si on a faim. Tu as faim ?
— Heu, non, mentis-je.
— Moi oui. Je vais lui dire oui, on verra bien.
Il refit ce son allant du grave à l'aigu. Aucune réponse, mais le panier continuait de monter, ce qui était la seule chose ayant réellement de l'importance.
Le nuage était vraiment très proche. A travers les restes de ma queue de cheval, je crus voir le bout de la corde accroché à un plafond vaporeux. Notre panier longea un premier brouillard humide, puis un deuxième. Des sons nous parvenaient. Un bruit métallique, des voix...
— Pois moisis ! Choux bouillis ! Cerveaux d'Utopiens grillés !
Une tête hirsute avait fait son apparition sur le nuage. L'homme à laquelle elle appartenait, un quarantenaire torse nu tâché de cambouis, nous regardait d'un œil mauvais, les mains plaquées sur ses solides hanches.
— Ah... Je pensais avoir un autre accueil, fit Galliem dégoûté.
— Idiots de mes deux !... Hein ?
Penché dix mètres au-dessus de nous, l'inconnu plissait les yeux. Il se tenait au niveau d'une grande ouverture, flanquée d'un encadrement de bois et métal, camouflé par la brume. Tracté par une poulie robuste, le panier gravit avec douceur la distance qui nous séparait. Des grincements gras se mêlèrent aux sifflements des rafales.
— S'cusez, soldat, lança l'homme à Galliem d'une voix rocailleuse, alors que nous entamions le dernier mètre. Je pensais trouver ces mioches qui faussent mes remplissages. 'Me piquent aussi des sifflets, ces saletés...
— Je ferai remonter le problème, marmonna l'oiseau.
La poulie grinçante cessa de tourner. Le panier se stabilisa, Galliem sauta sur le nuage. Il s'empressa ensuite de me tendre la main, sans doute pas plus serein que moi à l'idée que j'enjambe des kilomètres de vide. Doigts comprimés dans les siens, je le fis d'un bond, en me mordant violemment la langue.
Mes premiers pas furent pour mettre le plus d'écart possible avec le rebord. Une fois à l'abri, mes cheveux cessèrent de voler à tout va, mais je les tins quand même d'une main le long de mon cou, par réflexe.
J'eus ainsi ma première image du royaume de Van-Ameria.
Je m'étais attendue à beaucoup de choses, mais je m'étais toujours représenté ce royaume propre et tranquille. Ce fut à peu près le contraire que je découvris.
Dans un vacarme de poulies grinçantes, de vieux chariots roulants, d'ordres criés et de tambourinage sur de la ferraille, je découvris cet endroit que j'aurais comparé à un por à batos, en plus étrange. Les poulies remontaient des paniers débordants de terre, de plaques de fer, de pierres, de graines, d'ampoules, de touches de piano, de tout et n'importe quoi, aussitôt déchargés par des femmes et des hommes taillés dans le même roc que celui qui nous faisait face. Une fois vidés, d'autres relançaient les paniers dans le vide, par l'ouverture d'une centaine de mètres de long que nous venions de franchir. Ce protocole se répétait à chaque poulie — de là où je me trouvais, j'en voyais trop pour les compter.
Autour de chaque panier se constituait un groupe de personnes en toges claires, à l'air plus délicat, qui en observait minutieusement le contenu, avant qu'un débat ne s'engage. Partout, des gens négociaient, huilaient des mécanismes, portaient diverses choses. Et tous marchaient sur ce sol étrange, un plancher fait de différents matériaux sans logique, mais un sol tout de même. Sur un nuage. Si je ne l'avais pas en face des yeux à cet instant, jamais je n'aurais cru qu'une telle chose fût possible.
— Elle est pas de vos rangs, celle-là ? grogna le type.
Je revins de mon observation en sentant qu'on parlait de moi.
— Elle l'est de nouveau, fit Galliem tout sourire, en plaquant une main sur mon épaule. Tu pourras dire aux Poulies que tous les « Tombés » ne sont pas perdus ! Maintenant, si tu veux bien nous laisser mon vieux, nous sommes attendus.
— Oh, moi, je veux pas spécialement vous retenir – il n'avait pas besoin de le dire pour comprendre qu'il n'appréciait pas notre présence. Mais il faudra expliquer ça aux lascars, là-bas.
De son pouce noircit, il désigna une troupe d'une dizaine de personnes, que je n'avais pas remarqué dans ce fourmillement. Plastrons de cuir, brassards et pendentifs en losanges, ils portaient le même uniforme que Galliem, sans avoir pris autant de liberté que lui avec les bijoux. Des soldats. Ils avançaient. Je fis un pas en arrière.
— Du calme, sourit Galliem. Ils veulent sans doute me féliciter de t'avoir ramenée.
A voir leurs expressions, je n'en étais pas aussi sûre. Leurs regards s'effilaient autant que les pointes de leurs oreilles, leurs mains trainaient vers les bâtons en travers de leurs dos. Galliem semblait confiant, mais je me mis sur mes gardes.
Un soldat au chignon brun s'approcha d'un pas raide.
— Soldat Galliem Valkeris, annonça-t-il sans un sourire.
— Mon caporal, répondit-il en bombant le torse.
— Vous êtes en état d'arrestation pour désobéissance à la Couronne.
— Quoi ?
Deux soldats le saisirent immédiatement par les bras. Mon cœur sauta dans le vide.
— C'est une blague ! pesta Galliem en se démenant, tandis que l'homme au panier s'éclipsait. Je ramène le sergent, et voilà comment on me remercie ?
— Vous vous plaindrez à Sa Majesté, rétorqua le soldat. Dépêchez-vous de l'emmener, ajouta-t-il à ses hommes avec un regard sur les environs.
Les soldats traînèrent Galliem loin de moi, qui gigota de tous ses anneaux. Il fallait que je le défende. Mais mon corps rompu n'était pas de cet avis. Mes bras tétanisaient à la moindre contraction, mes phalanges gelées refusaient de se serrer. Fébrile, je cherchai un soutien, mais pas une personne ici ne levait la tête.
— Galliem ! criai-je.
Mes jambes tremblaient.
— Pas de panique, lança-t-il. Aïe !... On se retrouve aux Sommets !... Allez les gars, j'ai de la terre sur moi, si vous ne me déboîtez pas les épaules, je vous la donne !
« Galliem, non, ne me laisse pas... »
Mais je fus incapable de prononcer le moindre mot. De toutes façons, le grincement des poulies aurait été insurmontable. Ma gorge se serrait mieux qu'un nœud de filet.
A peine ses hommes partis, le jeune soldat qui venait d'ordonner l'arrestation se tourna vers moi. Cheveux rassemblés en un chignon approximatif, et air implacable sur sa peau hâlée, je lus dans ses yeux que j'étais son prochain adversaire.
Concentration. Ma dernière pensée pour Galliem s'envola. Les phalanges grincèrent, mais je forçai mes poings à se serrer, dissimulés dans les plis du pull détrempé.
Je ne savais pas à qui j'avais affaire. Mais lui aussi ignorait qui j'étais. Sous ses airs de soldat rigide, il ne devait pas se douter de tous les voizins que j'avais dû affronter, de tous les indésirables que j'avais mis en fuite. Visage fermé, le soldat planta ses sandales face à moi. Il me fixait ; je lui retournais le regard que je réservais au docteur. J'attendais un geste hostile.
Soudain, raide comme un piquet, le soldat frappa son torse de la tranche de la main.
— Ravi de vous revoir, sergent.
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