Chapitre 10 - Prendre son envol
— Élise !
Une soirée, une courte nuit et une matinée ensommeillée pouvaient filer en quelques secondes, si on n'y prenait pas garde.
— Élise !
Mes yeux collaient, le bourdonnement de la tévé emplissait mon crâne. La poussière des canapés achevait mes narines, déjà fatiguées du combat contre la tambouille cramée de la cuisine. Droite sur mes pieds, par je ne savais quel miracle, je devenais un meuble statique face au buffet du salon.
— É-li-se !
Sur le buffet, entre les vases, les cadres sombres, les fausses fleurs délavées et les moutons de poussière, les vieilles pièces d'une armure de cuir continuaient de moisir. Un plastron tordu ployait sous son propre poids, échoué aux côtés d'une compotée de franges noircies, et de la chaînette rouillée d'un pendentif en losange. On aurait dit qu'une machine avait roulé sur le cuir, encore et encore, jusqu'à en faire disparaître chaque striure en losange, chaque lumière de lustrage.
— Laissez-la donc, Jeanne, répondait le docteur, dehors. Je ne suis pas à cinq minutes près.
Difficile de croire que ça n'avait été que l'œuvre d'un filet. Les traces noires sur le cuir suivaient un grillage approximatif, épais, et toujours si lourd qu'il en gondolait la matière. Lourd. Il suffisait que je ferme les yeux pour qu'un poids rugueux comprime mes bras, mes jambes...
— Tout de même... Élise !
J'entrouvris les paupières. Les vases, à côté de l'armure, renvoyèrent une image poussiéreuse de ma couette, à peine plus haute que la pointe de mes oreilles. Un vieux pull peluchait jusque sous mon menton. Je soupirai en tordant les yeux ailleurs ; les pétales rosâtres qui dépassaient d'un goulot affadissaient plus l'ambiance que les odeurs de légumes brûlés, pourtant je rechignai à regarder autre chose. Sous les fleurs, la faillance se décorait de chaumières, de visages souriants, assemblés sur une colline verdoyante qui se courbait avec le pot. Les vases. Je me souvenais de ceux que mon coup de balai avait envoyés sur le plancher.
— Élise, chérie !
Jusqu'au dernier moment, j'avais erré dans la chambre aux tapisseries jaunies, les escaliers grinçants aux effluves de cirage, ce salon surchargé et sa tévé bruyante. Les rabâchages des gens en carvattes ne dissimulèrent pas la voix de Jeanne, lorsqu'elle cria une cinquième fois mon nom depuis le perron.
— Élise !
Sixième fois. Mes pieds prenaient si confortablement racine entre le guéridon et le canapé, il aurait été cruel de les déloger.
— Élise ! Viens, ma petite !
Je déglutis. Un ordre. La perspective de désobéir était tentante, mais l'idée de décevoir Jeanne me fit vibrer jusque dans les croks. J'inspirai par à-coups. Trois filets me tombèrent sur le corps. Un ultime regard balaya le plastron, la jupe à franges, les brassards. Je me décidai à emporter le pendentif pointu, que je passai autour du cou, sous le pull. Puis je m'arrachai une dernière fois à ces lieux, le pas rigide tourné vers la porte ouverte.
Exilé sur la place gravillonnée qui bordait le chemin comme une deuxième boitalètre, Galliem posait ses mains sur sa douzième tisane au miel. Immanquablement paré de son uniforme à frangettes, il semblait débarquer d'un canaval entre le docteur et ses lunettes, Jeanne et son châle, Émile et sa salopette.
Un sac parcouru de toiles d'arénié s'adossait à la paroi de la maison. Jeanne avait préparé l'essentiel pour notre voyage. Sans un regard pour les grands-parents, je le hissai sur mes épaules. Le sommet dépassait ma queue de cheval d'une bonne tête de bêche, mais son poids n'avait rien de comparable avec celui qui me plombait les entrailles.
— Parfait, nous sommes au complet, se réjouit le docteur. En route !
Il se laissa tomber sur un siège de voitur. L'engin toussota, puis vrombit avec allégresse, un nuage piquant craché hors d'un tuyau sans soupape. Galliem contemplait le phénomène à en oublier sa tasse.
— Faut le suivre là-dedans ? souffla-t-il.
— J'en ai peur.
Mais j'appréhendais davantage ce qui se trouvait dans notre dos. Figés à distance raisonnable, côte à côte sur le palier comme de petites et épaisses colonnades, Émile et Jeanne tremblaient sur leurs jambes. Sans doute ne perdaient-ils rien de la scène.
Un soupir nerveux me tomba dans le col du pull. Les grands yeux de Galliem avaient ce défaut de tout observer, je le sentis girouetter entre les grands-parents et moi.
— Il te faut plus de temps ?
J'aurais voulu qu'il soit infini, le temps.
— Ou tu veux leur dire au revoir maintenant ? ajouta l'oiseau.
— C'est difficile, articulai-je sans réfléchir. Enfin, je...
— Te fatigue pas.
La tasse s'appuya contre la bouche de Galliem, qui partit une longue fois en arrière. Quand son visage redescendit, de ses sourcils sérieux au pli de son menton, tout en lui chuchotait « je comprends. »
Sans un autre mot, le soldat partit vers Émile et Jeanne. Un sourire enjôleur sur la figure, il rendit la tasse à la grand-mère, en inclinant la tête. Les grands-parents eurent l'air d'apprécier le geste, Jeanne gloussa qu'il se porte bien, Émile claqua une tape amorphe sur son épaulière.
Mes croks s'enracinaient de nouveau mieux que les plantes des champs. A côté, les pas tranquilles de Galliem semblaient prêts à s'envoler. Tranquille, il se fendit d'un clin d'œil, avant de s'éclipser vers la voitur. Émile et Jeanne, voûtés devant la porte, me fixaient plus que ce ciel menaçant, qui s'ouvrait de tous ses nuages au-dessus d'eux.
Un dernier soupir me chatouilla le nez. Je lançai un pied en avant.
— Prends bien soin de toi, ma petite, ma chère petite Élise.
Jeanne déposait ses mains dans mon dos tendu comme une tapisserie. Rares étaient les moments où je percevais ce genre d'éléments, mais à cet instant, rien ne m'échappa : ses petits doigts qui tremblaient, sa voix qui chevrotait, ses yeux qui brillaient plus que d'habitude. Que ce soit l'inconfort de ses jambes dans le vent froid, ou ce nœud qui serrait autant sa gorge que la mienne, j'avais l'impression de me tenir à sa place, assaillie de toutes ces sensations.
Le menton dans son châle, je fermai les yeux.
— Vous manquerez.
— Toi aussi, tu nous manqueras, ma chérie, craqua Jeanne.
Les sanglots agitaient ses épaules aux odeurs de repas brûlé. La situation devenait critique, mes paupières se serrèrent de plus belle, résolues à tenir.
Il y avait tant de choses que j'aurais voulu dire.
— Nom d'une fraise, ça y est, tu prends ton envol.
Rondouillet contre le crépi de l'embrasure, Émile leva ses lunettes, pour appuyer ses yeux dans les miens. Sa plante à frèzes dépassait quelques feuilles du pot de plastik, allègres, comme le sourire qui lui étirait les joues.
« C'est la dernière fois que je le vois », soufflaient mes pensées.
— Repasse nous voir ! mâcha encore Émile.
Une vanne se fissura.
— Non, si j'arrive là où je vais, je ne pourrais sans doute pas revenir, expirai-je d'un seul tenant.
Les grands-parents ne prononcèrent pas un mot.
— Vous m'avez tout appris, débitai-je. Vous m'avez protégée. Vous m'avez choyée comme votre fille. Je vous suis... tellement, tellement redevable.
Ils ne comprenaient rien. Pas besoin de lever la tête pour m'en assurer. Mes doigts tremblaient plus que des feuilles mortes, accrochés au châle de Jeanne comme à leur dernière branche. Les secondes tombèrent une à une, lourdes, avant qu'une main rassurante ne monte sur mon crâne, pour le caresser avec douceur.
Sitôt le front décollé du châle, je m'obligeai à fixer le sol.
— A bientôt, chérie, chevrota Jeanne.
Hors de question qu'ils découvrent mon visage. Plongée vers les graviers de l'entrée, je me perdis en vaines considérations sur la crue vérité de nos adieux. Je pouvais la leur souffler. Elle tenait en quelques mots épars, assemblés dans mon esprit comme les pièces de mauvais outils.
Mais tout mon courage ne suffit qu'à souffler :
— A bientôt.
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