Chapitre 1 - Turbulences hiérarchiques
Résumé de la Partie 1
Accompagnée de son frère Galliem, Lyruan a (re)posé pied sur Van-Ameria, un royaume perché sur un nuage, peuplé de femmes et d'hommes ailés. Son retour n'est pas passé inaperçu. Excellant aux entraînements militaires, elle est promue au grade de sergent et s'affirme bruyamment face à sa hiérarchie. Certains souvenirs refont surface, qui dévoilent une complicité passée avec l'Angevert, alias la Princesse Adaline. Et certains mystères s'épaississent : Lyruan entretenait-elle des relations avec le royaume d'Utopie, grand ennemi de Van-Ameria ? Plume sur le gâteau, Lyruan a accidentellement absorbé de la magie de l'Angevert, dont la détention est interdite par l'Ordre religieux, et qui une fois épuisée la plongera dans le coma...
— Non, non, non et non, Valkeris !
La main du Colonel s'abattit sur son bureau.
— Les soldats sous vos ordres n'auront pas d'armes létales !
— Mais je n'ai même pas encore ouvert la bouche, Colonel, tempérai-je.
— L'innocence vous va très mal !
Cet accueil ne me donnait aucune envie de le saluer. Soupirant, je fermai la porte et me postai face à lui, les bras croisés sur mon insigne neuf.
— Ça va faire au moins la dixième fois en six jours, grogna mon supérieur. Vous pensez que j'ai du temps à perdre avec vos caprices ?
— Des caprices utiles, Colonel. Ces bâtons sont une aberration. Utopie attaque pour nous tuer, et tout ce qu'on trouve pour riposter, ce sont ces manches pas plus lourds qu'un arc qui servaient déjà quand vous faisiez vos classes !
Le militaire grisonnant me regarda de travers.
— Sur Terremeda, les armées ont des armes, continuai-je. De vraies armes. Et elles sont aussi offensives que dissuasives. Nous, nous n'avons rien de menaçant pour Utopie. Rien ! Je sais bien que toute vie est un cadeau de l'Angevert, mais ce n'est pas un sacrilège que de défendre les nôtres !
— Vous ne me ferez pas céder avec des attaques sur mon âge et des déclarations immorales, rétorqua le Colonel en ramassant des papiers.
Ce vieux croulant était plus impassible qu'une statue de l'Immaculé.
— Colonel, explosai-je, je n'apprends à mes hommes qu'à survivre, j'aimerais leur apprendre à se battre.
— Van-Ameria ne s'abaissera pas à des meurtres.
— Parlez-vous au moins au Général de ce que je...
— Bon, il suffit, major !
Je ravalai ma phrase.
— Retournez à vos entraînements, me congédia le Colonel d'un revers de la main. Et si vous tenez à votre épée, par toutes les plumes de l'Armée, contenez-vous !
Impossible de le relancer après ça. Résignée, pour le moment, je serrai les dents en silence, me fendit d'un salut et quittai le bureau à grandes enjambées.
◊
— Ce ne sont pas des caprices, ruminai-je.
Pas après pas, j'écrasai mon ombre sur la pelouse, sous l'éternel soleil de plomb. En marmonnant ce que j'aurais fait à la place du Colonel, j'imaginais son visage barbu entre les brins d'herbe, que je courbai sans remord.
Le vent soufflait fort, ce matin-là, ce qui était loin de me calmer. La grande cape rouge claquait dans mon dos, s'envolait, se retournait contre ma queue de cheval ébouriffée, jusqu'à occulter le chemin vers mes subordonnés. Avec un juron étouffé, je lançai sèchement ma main vers les épaulettes, pour décrocher le tissu contrevenant. Évidemment, j'avais interdiction de le faire. Mais aux regards qui se défilaient sur le lointain, je sentais que personne n'oserait faire la morale au major Valkeris.
Il fallait dire que je m'étais forgé une réputation pour le moins... dissuasive. Deux mois après avoir été nommée sergent, on m'avait promue major, et bien vite, j'avais dû ravir la place du caporal Migon dans le cœur de certains sous-officiers. Ma rigueur et ma dureté surprenaient, au point d'inspirer une crainte suffisante. Tant mieux. Il ne fallait pas qu'on puisse me soupçonner du pire.
« Plus têtue que son père ! » affirmait-on aussi. C'était vrai. Mes souvenirs de Jemelris avaient beau être plus flous que les paysages de Terremeda vus des Sommets, je pouvais confirmer que personne sur ce nuage ne pouvait rivaliser avec mon entêtement. C'était pourquoi, au nom de cette qualité, et quoi qu'en dise le Colonel, je ne lâcherais pas cette affaire d'armes létales contre Utopie. Mon pas se raffermit, tandis que je m'approchais du lieu de rendez-vous. Les soldats que je devais former se redressaient déjà.
« Je dois en parler au Général, conclus-je. Le Colonel est campé sur ses positions. Il n'y aura que lui ou la Reine pour le faire plier. »
Je trouverais une solution pour chacun de mes problèmes. En attendant, j'avais un insigne, du pouvoir, des soldats à former et, pour ma crédibilité, ceux-là seraient parfait. Utopie nous avait laissé des mois de paix, et des prisonniers à ne plus savoir qu'en faire, mais nous n'avions pas remporté la victoire. L'histoire de cette guerre n'avais pas encore eu de conclusion et j'avais hâte de pouvoir refermer le livre.
Grincheuse, je saluai mes soldats d'un simple « Repos ». La vingtaine d'aspirants-sergents, port de tête fier et tous mes aînés d'au moins cinq ans, écartèrent les pieds, en plaçant leurs mains l'une sur l'autre. Pas un regard ne glissa sur ma cape à moitié par terre, ça me mit un semblant de baume au cœur.
— En deux contre un, lançai-je au hasard. Sauf Heden, avec moi. Pour l'Angevert, caporaux.
Un « Gloire à l'Angevert ! » unanime me bondit dessus à la seconde. Comme si la ferveur de mes hommes l'avait réveillée, un tourbillon de magie dansa dans mon ventre. Je la calmai en réprimant une grimace.
Le fourreau à ma ceinture faisait de l'œil, mais je me saisis d'un bâton – pour la bonne cause – et abandonnai totalement ma cape au sol. Une silhouette familière se détachait du groupe.
« Range ce sourire ! » me réprimandai-je. Mais après tout, pour quoi faire ? Valait-il mieux continuer de broyer du noir, ou profiter de ce tête-à-tête ?
Heden se planta devant moi. Cheveux remontés en chignon approximatif, il avait dû prendre une teinte de bronzage depuis notre dernier entrainement. La concentration se lisait dans ses yeux, mais je connaissais son visage par cœur, et j'avais repéré les commissures de ses lèvres, légèrement plus relevées que d'habitude.
— Vous semblez contrariée, major, chuchota-t-il.
Un subordonné n'avait pas le droit à ce genre de remarques, je devais le rappeler à l'ordre.
— Je le suis, avouai-je à la place.
— Peut-être qu'une sortie vous ferait du bien... Ce soir, par exemple.
« Il est malin. »
— Proposez-moi ça plus tard, caporal, rétorquai-je en engageant les échanges.
Ses appuis étaient bons. Sa poigne solide. Agile, il esquivait les coups, sans me laisser approcher de lui. Il connaissait mon point fort : la vitesse, qui n'avait fait que s'accroître depuis l'éclair. Me garder à distance lui permettait de voir les coups arriver. Je laissai le combat s'éterniser ; les progrès de mon ancien maître, devenu élève, étaient des plus savoureux.
Le devoir appela vite les caporaux à leurs escouades, mais à l'heure de partir, Heden fit mine de relacer ses chevillières. Il n'ouvrit la bouche que lorsque les autres aspirants-sergents eurent décampé.
— Je maintiens qu'une sortie ce soir vous changerait les idées.
Un quartier, à gauche en arrivant des Poulies, sur l'extérieur du nuage, ce fut sa proposition. Je ne connaissais pas cet endroit, après tout, j'étais loin d'avoir fait le tour de Van-Ameria. Les ordres me maintenaient généralement sur les Sommets ou aux abords de la Cité de Nacre.
Heden attendait, moi j'hésitais. Finalement, je hochai la tête, puis d'un signe du menton lui enjoignis de suivre les autres, ce qu'il fit sans discuter.
◊
— Eh bien, ça n'a toujours pas l'air d'aller.
Il arrivait que les heures de service s'éternisent, mais cette journée avait été particulièrement interminable. Éreintée, j'avais bondi hors de la caserne au premier signe du crépuscule, puis m'étais fait violence pour descendre par le passage des Cordes et son vide immense.
— Des soucis avec la hiérarchie, inventai-je à moitié.
Ça amusa Heden.
— Qui n'en a pas, major.
Le caporal avait troqué son uniforme pour quelque chose de plus discret. Chemise de lin et pantalon non-réglementaires, il osait le confort jusqu'à porter une paire de semelles, tenues par trois bouts de cordes. Jaugeant mon déguisement de civile, il s'attarda sur le col brodé de la tunique, sur sa coupe masculine trop large pour moi, avant de lever un sourcil. Peut-être avait-il compris que ce n'était pas dans les affaires de Galliem que je m'étais servie.
— Vous devriez camoufler les broderies, glissa-t-il.
— Pourquoi donc ?
— Les temps ont toujours été durs, ici-bas.
Il ne s'expliqua pas davantage. Ma connaissance des Bas-Quartiers s'arrêtait à l'emplacement des zones militaires, donc je trouvai sage de l'écouter, et retroussai le col avant de le suivre.
Une musique criarde planait dans l'air. Des guirlandes d'ampoules disparates illuminaient des cavernes, couvertes d'habitations de la base au plafond, et des galeries sinueuses. J'ignorais que les entrailles de Van-Ameria possédaient de lélétricité quand les Sommets non.
Les gens se comptaient par centaines. Ils chahutaient, riaient, déployaient des ailes maladroites. On échangeait les bouteilles, on mettait feu à des tiges odorantes placées entre les dents.
Heden avait le don de m'inviter dans des endroits pittoresques qu'il connaissait sur le bout des plumes. Mais si certains lieux se révélaient calmes et plaisants, celui-ci me hérissait au plus haut point. Un groupe de civils multipliait les frappes dans le dos et les embrassades à une pauvre aile de nous, ma magie eut un rebond à l'idée qu'ils s'approchent.
Nous nous engagions droit vers une cacophonie de percussions métalliques. La foule se densifiait, je bousculai des enfants, des moins jeunes, des bouteilles qui se renversèrent sur ma tunique, accompagné d'un juron peu gracieux. Des nuages de fumée à l'odeur entêtante s'échappaient des narines sales et entouraient les visages. Le chemin se rétrécissait, l'obscurité s'épaississait. En route pour un vacarme sans nom, Heden me tendit la main ; je la pris sans hésiter.
« Peut-être que ce soir, je n'aurai plus de magie. Peut-être que je tomberai dans le Coma Rédempteur. » Cette pensée ne me quittait presque jamais. « Ignore, m'obligeai-je. Regarde ses pieds. »
Mais je ne voyais plus rien de Heden. Ses doigts tièdes, juste assez serrés sur les miens, était tout ce qu'il me restait. Je raffermis ma prise, comme si sentir le caporal m'apporterait du réconfort.
Nous étions arrivés au cœur d'un nouvel endroit. Assourdie de musique, je trébuchai dans les pieds des uns, les autres manquaient de me renverser.
Quand je levai la tête pour voir où nous étions, je faillis en lâcher Heden.
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