Case 14
Hear me out — Irma
24 décembre
Gabriel coupe le contact.
Le 4X4 est immobilisé dans cette allée que j'ai si souvent arpentée. Être ici, c'est comme si c'était hier et pourtant...
Je sors à l'extérieur du véhicule tandis que Gabriel me rejoint. Il me sourit faiblement, empreint de sollicitude. Il tenait absolument à être présent.
À l'arrière du véhicule, Laura raconte des histoires à Gabin. Nous nous sommes mis d'accord : je vais au-devant avec Gabriel et si tout va bien je leur présenterai leur petit-fils. Mais je veux être sûre que tout ira bien, je ne veux rien imposer de triste à mon fils, je ne veux pas qu'il se sente rejeté...
Instinctivement, Gabriel m'offre son bras et nous nous dirigeons vers l'entrée. J'ai peur. Peur de la réaction de mon père, peur de ce qui se trouve derrière...
Je l'ai si souvent imaginé...
Gabriel frappe à la porte et se tourne vers moi. Je sais qu'il cherche à me rassurer et sa simple présence y parvient. Je serre sa main et capte son regard un bref instant.
— Merci Gabriel, merci pour tout.
Je n'ai pas le temps de profiter de son sourire que la porte s'entrouvre.
L'air m'échappe.
Maman.
Le battant s'ouvre en grand. Ma mère porte la main à sa bouche et me dévisage. J'ai l'impression que les secondes sont des minutes. Je vois ses yeux s'emplir de larmes qui ne tardent pas à dévaler ses joues marquées par les années. Toutes ces années qui nous ont séparés. Ces années que j'ai mises entre nous.
— Ma Lilie... c'est bien toi ma Lilie ?
Incapable de ne pas exploser en sanglot, je ravale mes propres larmes et secoue la tête comme une désespérée alors qu'elle m'ouvre les bras et que je m'y engouffre. Elle me serre si fort et je lui rends son étreinte, m'abreuvant de son odeur qui n'a pas changé. Même à 35 ans, au creux de ses bras, je reste cette petite fille avide de ses câlins. Nous restons ainsi de nombreuses minutes, oubliant jusqu'à la présence de Gabriel. Quand enfin elle s'écarte, nos sourires sont si vifs...
— Oh, mais je vais vous laisser entrer ! J'ai si peu de visites, j'ai oublié le sens de l'hospitalité ! Toi aussi, entre Gabriel...
Je le vois tendre son pouce à Laura pour lui indiquer que tout va bien.
Nous suivons maman dans la maison. Peu de choses ont changé en quinze ans. Le même sol, la même peinture défraîchie sur les murs, la même lumière traversante dans le couloir vert bouteille... je retrouve les odeurs de mon enfance, le bruit des bûches qui craquent dans la cheminée, mais ce qui m'étonne c'est néanmoins la propreté des lieux.
— Je vous offre à boire ? Un café peut-être ?
— Avec Plaisir maman.
Gabriel accepte aussi et nous nous installons autour de la table de la cuisine. Je regarde autour de moi, cherchant dans mes souvenirs un élément de comparaison, mais ne trouve rien. Tout est en ordre, à sa place, comme si j'étais partie hier...
Maman nous sert du café et s'excuse de ne pas avoir de petits biscuits à nous proposer. Lorsqu'elle s'installe avec nous, je sais que le temps des confidences est venu, mais par où commencer ? Je ne suis pas très douée pour ça. Et Gabriel, dont la présence m'était essentielle, devient presque de trop.
— Alors que deviens-tu ma Lilie ? Je sais que tu as eu ton diplôme, que tu vis toujours à Paris ?
À moi donc de commencer.
— Oui, je suis vétérinaire maman, c'est pour ça que je suis partie.
— Oh oui je sais ma chérie.
Je sais que même encore aujourd'hui, le souvenir de mon départ est douloureux. Elle serre ses mains sur ses cuisses dans un geste censé chasser sa nervosité.
— Et je travaille dans un grand domaine qui s'occupe d'entraîner les chevaux champions de trot. Je les soigne, nous sommes plusieurs vétérinaires. Je suis logée sur place et c'est vraiment magnifique, j'ai beaucoup de chance d'avoir obtenu ce poste...'
— Tu as toujours voulu t'occuper des chevaux... ça et la musique...
— Malheureusement j'ai un peu perdu mes capacités en musique...
Elle pose son regard empli d'amour sur moi. Celui d'une mère qui regarde son enfant, à la fois fière de ce qu'il est devenu et nostalgique de ce qu'il ne sera plus jamais.
— Je suis fière de toi ma Lilie...
— Merci maman. Je suis désolée d'être partie si longtemps, mais...
— Ne parlons pas de ça. C'est du passé. Et puis tu sais Gabriel a pris soin de moi. Il est souvent venu me voir et a toujours été présent dans les moments difficiles...
Je la regarde poser sa main sur celle de Gabriel alors qu'il la serre à son tour et lui sourit. C'est étrange qu'ils soient si proches. Quand nous étions enfants, c'est tout juste si j'avais le droit d'inviter des amis à la maison et j'avais plutôt tendance à fuir chez les autres... je trouve cela étrange qu'ils se connaissent autant. Et si nos mères s'appréciaient, il n'était pas question de dîners entre nos familles. Mon père tolérait difficilement les citadins, ceux qui se croyaient plus instruits et plus intelligents que lui. D'ailleurs, où est-il ?
— Maman ? Où est papa ?
Je l'imagine en train de travailler un vingt-quatre décembre ou encore à débarrasser la grange de tout ce qui a brûlé et est devenu inutile.
Elle se tourne vers Gabriel, gênée.
— Ton père...
La main de Gabriel vient soutenir la sienne tremblante. Ma mère baisse les yeux, honteuse et affligée de douleur. J'ai soudain peur d'apprendre le pire, d'imaginer malheur... et je cherche du regard une trace de sa présence. De la terre dans le couloir, des bottes crottées qui aurait traîné dans l'entrée, mais je ne remarque rien, rien que cette extrême propreté qui m'est si étrangère.
— Maman... dis-moi ce qui se passe ? Papa est...
Je n'arrive pas à finir ma phrase. Mon père et moi étions sans arrêt en conflit et je suis partie à cause de lui, mais il était mon père et il n'avait pas toujours été cet être rustre et colérique. Petite, je me souviens comme il m'avait inculqué l'amour de la terre, des animaux, des choses simples...
Ma mère secoue la tête et cherche du courage pour exprimer ce qui, je le sais déjà, va faire mal.
— Ton père n'est pas mort ma chérie, mais, il est malade, très malade.
C'est à mon tour de sentir la main chaude de Gabriel dans la mienne. Les mots de ma mère s'impriment doucement dans mon cerveau, mais le venin acide de leur définition se diffuse dans mon cœur.
Alors que j'avale difficilement ma salive, effrayée de la suite, ma mère poursuit.
— Quand tu es partie de la maison, il était très en colère, dur. Il ne voulait plus voir personne, il était désagréable avec tout le monde et encore plus avec moi. Les années ont été difficiles. Nous avons eu des pertes et les banques ne voulaient plus nous suivre...
— Oh maman je...
— Non ma chérie, laisse-moi finir.
J'acquiesce d'un mouvement de tête, consciente que si je l'interromps, elle n'arrivera sans doute pas à aller au bout.
— Ton père a fait tout ce qu'il fallait pour sauver l'exploitation, il a réduit le nombre de têtes de bétail, il a embauché une aide et dans l'ensemble nous ne nous en sommes pas si mal tirés. Mais il y a quatre ans, il est tombé du tracteur à la fin de l'été. Ce n'était pas méchant, un vilain choc à la tête... jusqu'à ces premiers signes de désordre neurologique. Les médecins ont dit que le petit traumatisme crânien qu'il avait subi avait accéléré la progression de la maladie. Il a commencé à avoir des absences, à oublier certaines choses, à déprimer même... il ne pouvait plus travailler, cela aurait pu être dangereux. Il est devenu très dépendant et je me suis occupée de lui jour et nuit. J'ai vendu l'exploitation de la ferme à un bon prix en conservant la maison et le droit de m'occuper un peu des animaux. Il ya un an, ses symptômes ont empiré. Certain jour il ne me reconnaissait plus, d'autres il te cherchait comme si tu avais encore cinq ans, me répétant que les veaux allaient bientôt naître et qu'il fallait absolument que tu voies ça...
— Oh maman...
Je m'approche et la prends dans mes bras, abasourdie par toutes ces révélations. Mon père cet homme si fort et si autoritaire...
— Depuis l'incendie il la complètement perdu l'esprit, il est devenu agressif, me répétant que c'était de ma faute... le médecin n'a pas voulu que je continue à m'en occuper toute seule... il, il est à Annecy, dans un établissement spécialisé...
— Je suis tellement désolée maman...
— Tu ne dois pas ma Lilie. Ton père, tu n'aurais rien pu faire. Si tu étais restée avec nous, tu aurais fini par nous en vouloir, par être aigrie et il n'aurait pas voulu ça...
— Mais pourquoi ne m'as-tu pas prévenue ? Tu aurais pu me retrouver à Paris, j'aurais pu...
— Et qu'est-ce que tu aurais fait ?
— Je serais venue maman, tu n'aurais pas été seule...
— Je n'étais pas seule ma chérie. Tante Agathe venait me rendre visite une fois par semaine et Gabriel passait aussi souvent qu'il le pouvait. Je n'ai jamais été seule.
Je baisse les yeux. J'ai besoin de respirer quelques secondes, ça fait beaucoup en peu de temps. Et pourquoi Gabriel ne m'en a jamais parlé ?
— Il est dans un bon établissement ?
Je sais que ma mère ne permettrait pas de le laisser dans l'un de ces mouroirs où finissent ceux dont la société ne sait que faire... mais est-elle à même de savoir ?
— Oui ma chérie. Gabriel a fait jouer de ses relations. Il est dans un très bon établissement.
Ma main dans celle de ma mère, je tourne la tête en direction de celui qui semble être devenu indispensable à nombre de choses dans ma vie : Gabriel. Ami fidèle, soutien indéfectible de mes parents et amant passionné. Je lui souris et lui mime un merci douloureux alors que les larmes envahissent à nouveau mes yeux. Il s'approche et me prend dans ses bras sans que je n'aie besoin de lâcher la main de ma mère. Je me sens étrangement bien à cet instant alors que malgré tout mon cœur est en miettes.
Mon père est vivant, mais son esprit n'est plus vraiment là. Moi qui m'inquiétais tant de sa réaction, qui hésitait même à venir, je me sens ridicule.
Ridicule et égoïste.
Je crois que la vie doit reprendre sa place dans cette maison.
— Maman.
— Ma Lilie ?
— Je suis désolée.
Elle caresse mes joues humides et dépose un baiser sur mon front. Je ferme les yeux quelques instants avant de me décider pour de bon.
— Je suis heureuse que tu sois venue ma chérie.
— Je ne suis pas venue seule.
Gabriel se lève et s'éclipse d'un signe de tête.
— J'ai quelqu'un de très important à te présenter...
Des pas s'annoncent déjà dans le couloir et ma petite tête brune apparaît dans l'encadrement de la porte. Ma mère, comme à chaque fois qu'elle est surprise, reste sans voix alors qu'elle porte les mains à sa bouche pour ne pas crier.
— Maman, je te présente Gabin, ton petit-fils.
Elle se lève, renversant sa chaise au passage et se baisse, accroupie alors que mon fils s'approche d'elle avec un large sourire. Elle lui ouvre ses bras et il s'y insère doucement. Ils restent ainsi longtemps tous les deux tandis que Gabriel saisit ma main pour que je ne m'effondre pas. De peine, de bonheur, je ne saurais même plus. Ça fait juste beaucoup pour un 24 décembre.
Lorsque ma mère se dégage de son étreinte, elle tourne la tête vers moi puis caresse le visage de son petit fils. Il a mes yeux et certainement le visage de son père...
— Je suis ravie de te connaître Gabin. Tu as quel âge ?
— Bientôt cinq ans !
Elle ébouriffe ses boucles brunes et me sourit.
— Tu ne pouvais pas me faire de plus beau cadeau ma chérie.
Gabriel, sentant que la vérité n'est pas bonne à entendre pour tout le monde, ruse encore une fois.
— Eh, mon pote, ça te dirait de faire le tour de la ferme ?
— Oh ouais ! Trop chouette !
Lorsque leurs pas s'éloignent et que la porte se referme, je tends les bras vers Laura qui n'était encore pas sortie de sa cachette.
— Maman, je te présente Laura, mon amie de Paris.
— Enchantée Laura.
Nous discutons longuement, je lui raconte mes années d'études, ma rencontre avec Grégoire, notre amour compliqué, l'arrivée de Gabin et la mort de celui que j'avais choisi envers et contre tout. Notre famille brisée et le long parcours de reconstruction jusqu'à aujourd'hui.
Ma mère soupire, partagée entre le bonheur nouveau d'être grand-mère, la peine d'avoir perdu toutes ces années et le chagrin de savoir toutes les épreuves traversées sans elle.
— Pauvre petit bout, grandir sans papa...
— Il est heureux quand même tu sais, Lucas s'occupe bien de lui.
— Lucas ?
— Oui c'est mon colocataire, il est lui aussi père célibataire. Nous vivons tous les quatre et on s'arrange avec les enfants...
— Alors tu as refait ta vie ?
— Non, on vit juste ensemble maman. C'est pratique pour les enfants.
— Oh, je vois.
Elle dit ça pour me rassurer, mais je vois bien que tout n'est pas très clair dans sa tête. Je suis consciente que pour elle, vivre avec un homme implique une relation, des sentiments, pas juste une profonde amitié.
Gabriel et Gabin débarquent, les joues rouges et le sourire aux lèvres. Mon fils n'arrête pas de s'extasier devant les cornes des vaches, la fumée qui sort de leur nez, leurs gros yeux globuleux. Maman semble si heureuse, son sourire a remplacé l'infinie tristesse qui m'a accueillie tout à l'heure.
Je l'ai à peine retrouvée que je n'ai pas envie de la quitter, mais je sais que Gabriel a beaucoup de choses à boucler avant de prendre sa garde ce soir. Il me sourit et à cet instant j'ai juste envie de l'embrasser. D'arrêter de lutter contre ce désir insolent qui me pousse vers lui. Sa beauté extérieure n'a rien à envier à ce qui se trouve à l'intérieur.
Dans une autre vie, notre histoire aurait certainement une chance...
On a déjà dépassé la moitié de l'histoire...
Un chapitre un peu à part. Un de ceux qui explique par bribes un bout du passé de Charlie.
Gros bisous mes brioches ! Bonne journée !
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