Chapitre 7
Pas de balle de tennis au réveil ce matin, je suis seul dans la chambre.
On a fini la soirée assez tard, dans un bar de Semur. Puis Léo m'a bien indiqué le chemin du retour, avant de filer en douce avec Chloé.
- Tu diras aux parents que je découche. J'ai assez joué le fils parfait, maintenant c'est ton tour !
Je transmets le message à ma mère et j'entends un hennissement derrière moi : c'est Marc qui s'esclaffe en levant les yeux au ciel.
- Léo ? Il est parfait qu'en photo ! Dès qu'il commence à bouger, les ennuis commencent !
Après un thé vite avalé, je décide d'aller courir pour desserrer l'étau sur mon crâne et éliminer les dernières vapeurs d'alcool. Rapidement, la campagne déroule sous mes foulées, avec une sérénité apaisante. Je m'éloigne de la route goudronnée en bifurquant sur un petit chemin de terre. Je reconnais assez vite où m'ont mené mes pas. Quelques vaches et deux veaux me regardent avec curiosité.
J'aperçois le tracteur occupé au loin et je poursuis ma route. Puis après quelques minutes, c'est plus fort que moi, je décide de rebrousser chemin pour tenter à nouveau ma chance. Je ralentis exagérément, mais je ne vois plus l'engin.
- Tu connais qu'un seul chemin dans ce village ?
Je sursaute comme si j'étais pris en faute. La jeune femme rousse se redresse tranquillement, encore à demi-cachée par une grosse citerne mobile qu'elle manipulait pour remplir l'abreuvoir.
Je rougis un peu et je cherche rapidement une explication plausible.
- Je préfère courir à l'ombre des... heu... chênes !
Elle regarde les arbres.
- C'est des noisetiers.
J'examine, soudain très intéressé, le troupeau qui s'est approché de la clôture. Je l'interroge.
- Ça va les vaches ?
Elle me regarde avec surprise.
- Faut leur demander...
Elle se tourne vers le troupeau.
- Ça va les filles ?
Un meuglement paisible lui répond. Elle se retourne vers moi.
- A priori, elles se plaignent pas !
J'hésite un peu avant d'enchainer. Je ne sais pas trop si j'ai droit au tu ou au vous. Les règles de respect ne sont pas les mêmes qu'en Corée et j'ai l'impression que les français sont moins regardants. Je tente le tutoiement.
- Tu t'en occupes seule ?
- A ce qu'il parait... Et non, à ta prochaine question !
Je la regarde, interloqué.
- Quelle question ?
Elle hausse les épaules.
- Tu sais, celle où tu penches un peu la tête avec commisération en demandant : c'est pas trop difficile ?
- Je comptais pas demander ça !
- Alors, c'est que tu es un garçon intelligent.
Je grimace un peu. Malgré l'égalité du tutoiement, elle me traite de garçon et ça met des années-lumière de distance entre nous.
Je décide d'improviser, histoire de lancer quelques cordes entre nos deux radeaux.
- J'aimerais assez m'occuper d'animaux. Je crois que je serais doué...
Elle me sourit ironiquement.
- Ça ne laisse pas beaucoup de temps pour les ballades en jeep.
- Je peux faire plusieurs choses en même temps ! je réponds avec assurance.
Elle m'observe un instant. Puis me dit :
- Alors vient m'aider, s'il te plait. Cette citerne pèse une tonne et on va essayer de la raccrocher.
Elle s'éloigne vers le tracteur tandis que je passe la clôture. J'ai un court moment d'hésitation : ramper sous le barbelé serait humiliant, mais si je saute par-dessus en m'appuyant sur le piquet, je vais semer la panique en atterrissant au milieu du troupeau. Je choisis une voie médiane en me glissant entre deux lignes de barbelés, accueilli par le mufle curieux d'une de ces bestioles qui semble m'avoir définitivement adopté.
Vic enclenche la marche arrière pour s'approcher au plus près de la citerne. Je lui fais signe qu'elle n'a pas besoin de descendre et je soulève la remorque pour l'arrimer au tracteur. La citerne pèse effectivement plus que son poids, mais je parviens à la manœuvrer seul, en esquissant même un petit sourire, certes un peu crispé, dans sa direction.
Elle saute souplement du tracteur et vient cadenasser le système d'accrochage.
- J'ai vu le moment où tu allais faire ça avec une seule main, dit-elle en se moquant gentiment.
- J'ai même pensé soulever aussi le tracteur, je rétorque avec désinvolture.
Elle éclate d'un rire gai qui semble nous remettre à égalité.
- Bon, merci de ton aide ! J'ai encore pas mal de boulot...
Je décide de pousser un peu mon avantage.
- T'habite à Mont-Saint-Jean ?
- La grosse ferme, à l'entrée de Fleurey.
- Bon, alors on va se revoir !
- Chaque fois que j'aurai une citerne à bouger, promis champion !
Je me désigne du doigt et j'articule en exagérant bien la prononciation en coréen.
- Hun-jae...
Elle me répond d'un hochement de tête souriant, pendant que je lui fais un petit salut militaire et que je m'éloigne en reprenant ma course.
C'est toujours étrange de partir en laissant quelqu'un derrière soi. Je ne sais pas si elle est restée à me regarder. Je m'efforce de courir à petites foulées, comme un pro, tout en gardant un air dégagé. Au bout de quelques dizaines de mètres, je n'y tiens plus et je me retourne. Le tracteur est déjà reparti, occupé à d'autres taches. J'aurais tellement aimé qu'elle soit encore là, à me mater.
Je regagne la maison où ma mère m'attends. Une douche rapide et on file à Beaune pour le déjeuner. J'examine de temps en temps les alentours mais, si surveillance il y a, elle n'est plus rapprochée.
Maman a choisi un petit restau qui propose une cuisine raffinée, à l'ombre d'une tonnelle fleurie. Elle semble connaitre tout le monde car le chef sort même de sa cuisine pour lui faire la bise. Elle me présente : "Hun-jae, mon fils". Elle a dit ça avec une sorte de fierté dans la voix, en rougissant légèrement. J'imagine qu'elle n'a pas dû souvent prononcer ces mots depuis douze ans. Pas plus que je n'ai dit maman.
Elle attend qu'on ait posé deux belles assiettes devant nous, un sandre beurre blanc pour elle et des spaghettis aux écrevisses pour moi, avant d'aborder le sujet qui nous taraude.
Elle se lance abruptement, preuve d'un long cheminement dans sa tête, comme s'il s'agissait d'une conversation qu'elle poursuivait tous les jours depuis douze ans.
- J'aurais voulu t'emmener avec moi, tu sais...
Je m'efforce de respirer calmement, car je crains de ne pas pouvoir me montrer aussi tolérant et compréhensif qu'il faudrait.
- Et pourquoi tu ne l'as pas fait ?
- Tu connais ton père... Tu connais la Corée.
Je hausse les épaules d'un air interrogateur. Elle continue.
- Je suis restée six ans avec lui mais... c'était devenu trop compliqué. Les différences culturelles, le rôle de la femme, l'épouse d'un chaebol, comme ils disent ! Aujourd'hui, ça se passerait sans doute mieux. Vous vous nourrissez tous au même robinet : américains, français, chinois, coréens, au fond, vous les jeunes, vous parlez tous le même langage. Mais à l'époque, la Corée était une société encore... balbutiante. De mon point de vue en tous cas.
- Donc, ça s'est mal passé et tu es partie...
- J'ai essayé de rester... Deux ans d'amour fou, quatre ans de bataille rangée.
- Et moi ?
- Tu es le fruit de l'amour, Hun-jae. Ton père et moi on s'est aimés.
Je secoue la tête pour signifier que ce n'est pas ça qui m'intéresse. Et je redemande.
- Et moi ?
Ma mère soupire légèrement.
- Quand il a été évident qu'on allait se séparer, ton père m'a littéralement jetée du pays.
Je la regarde parce qu'elle ne comprend pas. Alors, pour la troisième fois :
- Et moi ?
- Je n'avais aucune chance de te garder, Hun-jae ! On ne soustrait pas l'héritier d'un chaebol à son avenir programmé !
Elle se penche en arrière sur sa chaise et poursuit.
- Ton père m'a faite expulser. Puis j'ai appris quelques mois après, que le divorce était prononcé à mes torts et que je n'avais aucun droit de garde.
Elle lève les yeux vers moi.
- J'ai même pensé t'enlever...
Je l'observe un peu froidement.
- J'aurais aimé que tu essayes.
Je vois qu'elle triture nerveusement son poisson : son assiette est un champ de bataille pendant que j'ai laissé la mienne refroidir sans y toucher.
- Je n'avais même plus le droit de mettre le pied en Corée : je ne sais pas comment ton père a obtenu ça, mais il peut tout. Et nos coups de téléphone me laissaient dévastée, je voyais bien que tu te détachais de moi...
Je me redresse à mon tour, puis je réponds doucement.
- Je comprends maman... mais je ne vois pas comment je pourrais te pardonner.
Elle me fait face avec un air blessé. Je me corrige.
- Je veux dire, te pardonner bien-sûr je vais le faire. Mais pour le reste... Ton absence fait partie de moi. J'ai déjà accepté de vivre avec.
- Tu ne me laisseras aucune chance ?
- Je suis content qu'on se soit expliqués. Je suis même heureux qu'on se soit retrouvés. Mais je n'ai pas d'autre objectif que de retrouver ma vie en Corée.
Un peu hésitante, elle utilise les mots que je lui destinais plus tôt.
- Et moi ?
Je lui prends la main à travers la table et caresse sa paume légèrement.
- Depuis quelques jours, je ne m'autorise plus à faire des projets d'avenir.
Elle me rend un sourire résigné, soupire, et commence à manger.
Je sais, je suis à l'âge égoïste où on n'attend plus rien d'une mère.
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