Chapitre 31
- Appa, je vais rentrer.
Mon père me fixe d'un air impassible à travers l'écran, et je maudis cette coquetterie des hommes de pouvoir de mon pays de toujours afficher ce masque impénétrable, comme s'ils y voyaient un signe de puissance. Quand je le compare aux visages pleins d'expression et de vie que je côtoie ici depuis un mois, j'aurais aimé au moins un quart de sourire.
- Qu'est-ce qui t'autorise...
Je l'interromps posément, sans agressivité. C'est à moi de parler. Je déroule un à un mes arguments : mon enquête, mes conclusions, cette accumulation de preuves, trop de tout comme dirait Léo, cette affaire qui sent la manipulation, l'incendie qu'on allume pour détourner des responsables, je n'ai aucune raison de partir, aucune, je serais plus à ma place à ses côtés, à chercher les vrais coupables.
Son visage ne trahit aucune émotion. Mais je sais qu'il m'écoute avec attention. J'ai préparé mon petit discours. J'en ai pesé chaque mot. J'ai un peu l'impression de jouer ma vie : je lui en veux pour cela, et en même temps cet affrontement me galvanise.
J'ajoute, après un instant d'hésitation.
- J'ai changé appa, au cas où ça t'intéresse. J'ai fait le tri de ce qui est important.
Son sourcil droit se soulève imperceptiblement, son regard austère toujours dardé sur moi.
- Et qu'est-ce qui est important, Hun-Jae ?
Je ne m'attendais pas à devoir aborder ce sujet. Mais j'improvise parce que je n'ai rien à perdre.
- La famille. Les amis. Se battre pour ses idées. Et entre deux orages, essayer de se construire quelques moments de bonheur.
Il me considère longuement sans rien dire. Je complète avec un air de défi.
- Et le fromage aussi ! Je commence à y prendre goût...
Cela lui arrache l'esquisse de l'ombre d'un sourire. Peut-être se rappelle-t-il cette jeune professeure de français, amoureuse de la Corée, et qu'il a un jour passionnément aimé.
Il soupire doucement, toujours sans laisser paraitre aucune émotion. Et il me répond simplement, par ces quelques mots qui valent un sourire entier :
- Quand tu veux. Le jet t'attendra au Bourget.
Je m'affale sur le canapé de notre chambre sous les toits, où j'ai rejoint Léo et Samuel.
- Ça s'est bien passé ? demande Léo.
- Ça s'est passé...
Il m'examine avec perplexité, et je lis la résignation sur ses traits si expressifs.
- Combien de temps ?
- Deux semaines.
- Roooo..., fait Léo sincèrement peiné. Et il me prend dans ses bras sans que, pour une fois, je ne fasse rien pour me dégager.
Je lui rends son accolade en regardant par-dessus son épaule. Samuel n'a pas bougé en entendant la nouvelle. Il a le regard fixe et les lèvres pincées, à peine un petit tressaillement qui le trahit.
- Ça laisse quinze jours pour en profiter ! reprend Léo, toujours optimiste.
Il enchaine sur un ton plus léger.
- Je connais plein de filles, dans le coin, qui vont te regretter !
Je riposte, en plaisantant.
- Je crois que toutes ces filles, elles abusent de moi en fait. Il était tant que ça s'arrête !
Il me regarde, amusé.
- Ah bon ? Parce que vu de ma fenêtre, j'avais plutôt l'impression que c'était l'inverse !
- Qui allume l'incendie ? Qui l'éteint ? on s'exclame d'une même voix, en se tournant vers Sam qui consent enfin à sourire un peu.
Léo dresse déjà une liste.
- Alors... boite de nuit c'est sûr, un ou deux derniers footings dans les collines, un match de foot sur un vrai terrain de campagne, bien casse-gueule, pas ces trucs nickels que vous avez à Séoul, la Jeep à fond dans les bois : on s'est trop marrés la dernière fois, se poser en terrasse et draguer tout ce qui passe, manger des escargots, des cuisses de grenouille, heu...
Il se gratte la tête à la recherche de tout ce qu'on pourrait faire d'autre avant mon départ.
- Une partie de pêche !
- Depuis q...quand tu pê...pêches, toi ? l'interrompt Samuel.
- Ça se fait entre mecs, non ? Le silence paisible d'une rivière qui coule, l'homme face à la nature...
Samuel se moque franchement, tandis que Léo se drape dans sa dignité.
- Je veux des souvenir ! Et Jae en veux aussi !
Il se tourne vers moi, pour me prendre à témoin.
- Pas vrai Jae ?
J'acquiesce vivement, parce qu'il a raison et parce que je ne me lasserai jamais de les voir se chamailler. Et puis j'ajoute, en les regardant l'un et l'autre.
- Enfin... C'est pas comme si on n'allait plus jamais se voir...
Le visage de Léo s'éclaire d'une joie enfantine.
- C'est vrai ça ! La prochaine fois, c'est moi qui débarque en Corée !
- Je t'attends !
Il proclame, sur un ton décidé.
- Après la première année de droit, je fais une pause ! C'est sûr !
- D...Déjà ? se marre Samuel. A soi...soixante-d...dix ans, il fi...nit enfin ses études et de...devient avocat !
On échange un regard complice, pendant que Léo s'organise, en arpentant le tapis devant nous d'un air enfiévré.
- Je vais faire un tour du monde ! J'irai dire bonjour à Chloé, où qu'elle soit. Je veux faire un road trip aux États-Unis, du surf en Australie... Et quand je passe par la Corée, je viens sonner chez toi... Heu... Vous avez des sonnettes ?
Je l'imagine assez bien pendant son périple. Où est passé le garçon indolent à la vie toute programmée ? Si Léo s'exporte, il va faire des ravages et des cœurs brisés. On va voir monter la température aux quatre coins du globe : ça donnera une bonne explication pour le réchauffement climatique !
- Garde assez de temps pour ton séjour en Corée, hein ? J'ai l'intention de me venger pour les escargots et les cuisses de grenouille ! On a nous aussi nos petites spécialités, crois-moi...
- Yeah ! Ca va être trop cool ! s'enthousiasme mon quart de frère en dansant sur le tapis.
L'enfant chéri, que la vie avait trop cajolé, a maintenant une petite flamme déterminée dans le regard, et ça lui va bien.
Je me tourne vers Samuel, avec plus d'hésitation.
- Et toi ?
- Quoi m...moi ?
- Est-ce que tu viendras me voir ?
Sam pose sur moi son regard long et insondable. Sa réponse me trouble autant qu'elle me désole.
- Est-ce que tu es venu me voir, toi ?
Si Chloé accueille la nouvelle avec philosophie, le visage de Victoire se ferme instantanément.
- Je vais perdre un bon ouvrier, répond-elle en feignant de plaisanter.
Puis, sur un ton beaucoup moins assuré.
- Tu vas me manquer, Jae.
Je tente la même petite blague qu'avec Chloé.
- On a encore deux bonnes semaines pour en profiter !
Mais là où Chloé m'a répondu : "Je vais t'en faire baver, tu vas voir", Vic se contente d'une petite moue un peu triste.
- Je ne viendrai pas te dire au-revoir...
Je l'interromps sans comprendre.
- Je viendrai, moi !
Elle hausse les épaules avec fatalisme.
- Je ne suis pas douée pour les adieux. Je le sais, j'ai déjà essayé.
Je me rapproche d'un bond et je ne peux m'empêcher de la prendre dans mes bras.
- Alors n'en faisons pas ! Si tu ne veux pas me dire au-revoir, je te forcerai à me dire bonjour : chaque fois que je t'appellerai, quand je reviendrai ici pour te voir...
Elle se dégage, d'un geste ferme même si elle y met beaucoup de tendresse.
- Ne fais pas des promesses que tu ne pourras pas tenir, Jae...
Elle se secoue et ajoute avec sérieux.
- Tu ne me dois rien, moi non plus. On le savait depuis le début.
Elle a raison mais je ne veux pas la laisser dire ça. Pas après tous les moments, brûlants et doux, que nous avons partagés. Je lui prends la main avec flamme.
- Vic, tu es une des plus belles rencontres que j'ai pu faire ici. Je ne t'oublierai jamais.
Elle se force à sourire.
- La tarte aux pommes... dans la cuisine ?
- Dans la cuisine, dans l'étable, dans les meules de foin... Je n'oublierai rien.
Elle laisse vagabonder un instant son esprit, puis murmure d'un ton rêveur.
- J'ai connu une femme en France, quand j'étais ado. Elle avait une ferme. Elle avait des vaches...
Je complète en la serrant à nouveau contre moi.
- Elle avait un sale caractère. Elle avait un corps de rêve. Elle avait un cœur grand comme ça.
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