Chapitre 3
Un coup discret frappé à la cloison nous interrompt dans nos délires d'extorsion parentale.
Léo se tourne vers la nouvelle venue avec un sourire enjôleur.
- Hey, Chloé !
La jeune fille se dirige vers nous et se penche à sa hauteur. Il réussit l'exploit de l'embrasser sur la bouche et lui caresser nonchalamment le bassin, tout en restant vautré sur le canapé
Je détourne le regard avec discrétion mais la demoiselle se penche ensuite vers moi avec un air parfaitement naturel. Je ne sais pas si elle attend que je l'embrasse à mon tour mais ce ne sont pas vraiment des choses qu'on s'autorise en public dans mon pays.
J'entends Léo faire les présentations.
- Ma copine, Chloé. Hun-jae, mon... euh... frère.
Chloé me sourit brièvement avant de m'embrasser, vu que je ne semble pas me décider. Son premier bisou claque dans le vide car je n'ai pas tourné la tête assez vite, l'autre tombe sur ma joue gauche rouge de confusion.
Elle s'en amuse et me provoque un peu.
- Ici, faut embrasser les filles, même si t'en as pas envie... Et même les garçons !
Je me tourne vers Léo effaré.
- Pour de vrai ?
Il me rassure.
- Non, tes potes seulement.
J'ai pourtant une petite réputation de playboy dans mon pays, mais je vais quand même avoir du mal à faire quelque chose d'aussi intime au grand jour.
Chloé m'examine en penchant légèrement la tête.
- Un asiatique avec des yeux bleus, c'est pas commun !
- Demi-asiatique, je réponds en marmonnant.
Elle s'installe confortablement sur le canapé et se love contre Léo qui l'enserre d'un bras câlin. J'en profite pour les observer subrepticement. Ils forment un beau couple c'est certain. Lui ferait un carton auprès des filles coréennes, avec sa dégaine de surfeur mêlée d'un je ne sais quoi de flegme aristocratique. Elle, me parait tellement française que je ne peux m'empêcher de la dévisager avec fascination.
C'est un peu cliché, je sais. Des françaises j'en ai croisé beaucoup entre l'aéroport et la gare. Il y a des brunes, des blondes, des rousses, des peaux de toutes les couleurs, des morphologies plus variées que dans mon pays, des filles souriantes et d'autres renfrognées, des calmes et des exubérantes. Il y a tout ce qu'on veut. Mais cette fille-là, c'est exactement ce qu'on fantasme chez nous quand on parle de la France : une brune piquante avec une tignasse emmêlée de cheveux longs légèrement bouclés, des grands yeux dorés qui lui mangent le visage, surmontés d'une ligne de sourcils plus sombres qui donnent du caractère, et une moue boudeuse qui ferait croire que Brigitte Bardot a à nouveau vingt ans.
J'évite de pousser mon observation plus loin, je veux dire plus bas, mais le reste me semble à l'avenant.
Léo est en train de me fixer avec un sourire narquois.
- Je crois qu'il t'entend pas !
Je comprends qu'on vient de me poser une question et je me ressaisis. Ça le fait marrer et il répète tranquillement.
- Chloé se demandait si on est frères ou demi-frères.
Je me gratte la tête pendant que la jeune fille poursuit son raisonnement
- Techniquement, si vous n'avez ni la même mère, ni le même père, vous n'êtes rien du tout !
- Quart de frère au moins ? tente Léo qui a l'air de tenir absolument à nous trouver un lien de parenté.
- Frères de cœur, éventuellement, je propose d'une voix conciliante.
Léo me toise d'un air sarcastique.
- C'est fou l'effet asiatique : tu dis des choses parfaitement tartes et on croirait entendre un vieux sage !
J'entends qu'on nous appelle à table, ça m'évite de l'envoyer balader.
Léo-Paul se tourne vers sa copine
- Tu restes ?
- Oui, Isabelle me l'a déjà proposée. Elle a fait un coq au vin, je ne vais pas rater ça !
- Ha ! Je pense qu'elle a décapité la moitié du poulailler, histoire de fêter le retour du fils prodigue !
On descend en blaguant.
La cuisine ressemble à une de ces grandes pièces de château, avec ses cuivres étincelants et un piano de cuisson comme on n'en trouve que dans les restaurants. Le couvert est mis sur une table en bois massif et, malgré la douceur du mois de juin, deux buches flambent dans une vaste cheminée en pierres taillées.
- On sort la porcelaine des grands jours, à ce que je vois, ironise Léo.
Il y a des couverts en argent autour des assiettes finement décorées, et un verre en cristal devant chaque convive.
Marc est en train de déboucher une bouteille vénérable, dont il hume le bouchon avec un air appréciateur.
- Je laisse à ton grand-père le soin de t'initier à l'art de la dégustation quand tu feras sa connaissance, dit-il en emplissant largement nos verres.
Je me tourne vers ma mère.
- J'ai un grand-père ?
- Oui... Tu étais trop petit pour t'en souvenir... Je te le présenterai, on rattrapera le...
Elle s'interrompt brutalement et je ne peux m'empêcher de répliquer d'une voix sourde.
- Le temps perdu ne se rattrape pas.
Ma mère plonge le nez dans la grande marmite sur le feu, comme s'il y avait urgence à en remuer vigoureusement le contenu, pendant que les autres membres de la famille se figent dans un silence réprobateur.
A quoi s'attendaient-ils ? Je suis ici contre ma volonté ! C'est bien gentil les quarts de frère et les diners aux chandelles, mais c'est pas ça qui va me redonner ma vie d'avant.
Marc enchaine comme si de rien n'était.
- Tu verras, c'est un original ton grand-père. Il ne jure que par ses raisins et ses tonneaux, mais son vin est bon.
- Et quand le vin est tiré, il faut le boire, claironne Léo en s'emparant d'un verre sur la table et en le levant dans ma direction.
On prend chacun le nôtre et tout le monde trinque à ma santé.
Je finis par me détendre et je décide de profiter, moi aussi, de l'instant présent. Ma mère me sourit beaucoup tout en me jetant des petits coups d'œil inquiets, Marc et Chloé débattent de la température exacte d'un vin quand on dit qu'il est chambré, et Léo s'attaque à un petit cylindre gris et mou dont il découpe autant de tranches qu'il en avale.
- Léo, le rabroue son père, t'as plus huit ans !
Léo-Paul soupire et me tend une sorte de petite rondelle bizarre, coupée très finement, d'une couleur rouge et blanche pas vraiment engageante.
- Saucisson ?
Je mâche précautionneusement. C'est assez bon en fait, même si le goût est un peu fort pour mon palais. Mais avec une gorgée de vin, ça glisse tout de suite beaucoup mieux.
Finalement, le repas se passe plutôt bien, malgré une blague douteuse de Léo qui essaye de me faire croire qu'il est d'usage de gouter la sauce au vin comme un grand cru, en aspirant de l'air pour la faire tourner en bouche, avant de la recracher dans son assiette. Heureusement, Chloé et ma mère viennent à mon secours avant que le repas ne tourne au grand n'importe quoi.
La conversation se déroule, assez nonchalamment mais sans jamais retomber. Si j'ai bien compris, Léo vient de terminer ses examens de lycée : il est maintenant en vacances jusqu'à la rentrée où il s'est inscrit en Droit. La question de mes études se pose aussi mais maman élude le sujet et dit qu'on en parlera tranquillement. Est-ce que je serai encore là à la rentrée ? J'ai le sentiment d'être le seul à me poser cette question. L'été s'annonce assez festif dans le coin. Léo promet de me trouver une copine : il en a peut-être marre que je reluque la sienne. Un beau gars comme toi ne devrait pas rester seul très longtemps, m'assure-t-il avec un clin d'œil. Avec leur bande d'amis, ils ont aussi des projets de vacances en Ardèche ou en Corse, la destination n'est pas encore bien arrêtée mais je suis naturellement convié. Je découvre à cette occasion que les français ont un nombre de jours de congés vertigineux ; je m'abstiens de tout commentaire.
Le diner s'achève sur une sublime tarte aux myrtilles, mais personne ne semble vraiment pressé de débarrasser ou de retourner à d'autres occupations. Et quand je vois les filles se caler sur les hauts fauteuils qui flanquent la cheminée, pendant que Léo remet une bûche dans l'âtre et que son père pose sur la table quelques bouteilles artisanales aux bizarres noms de plantes, je comprends que le repas est une activité en soi.
Je décroche un peu quand la discussion s'emballe sur les mérites comparés de deux cinéastes francophones que je ne connais pas. Je les observe en riant se chamailler à coup d'arguments définitifs. Et soudain, je prends conscience avec effroi du piège qui m'est tendu : la caresse de cette soirée d'été, la chaleur de leur accueil, et même cette jolie française dont je surprends de temps en temps le regard troublant posé sur moi...
C'est comme dans ces iles de la Mythologie, où des sirènes chantent pour égarer les voyageurs et leur faire oublier ce qu'ils sont.
Mais moi, je suis un guerrier. J'ai une vengeance à accomplir.
Et je ne laisserai rien se mettre en travers de mon chemin. Pas même la douceur d'un été français.
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