Chapitre 17
On est restés toute la nuit au petit cabanon du lac.
On a parlé sans fin et rattrapé les douze années qui nous manquaient, celles qu'on aurait pu vivre en frères si le destin avait voulu que je suive ma mère en France. A la fin on s'est endormis, crevés, vidés. Et c'est le soleil froid du petit matin qui nous a réveillé.
Léo baille bruyamment et me propose de faire un saut rapide à Saulieu, la petite bourgade du coin, où on trouvera bien un café ouvert.
Le trajet en Jeep finit de nous réveiller : il fait froid et je serre les dents pendant que Léo s'assène des grandes claques sur les bras. On se réfugie dans le premier café, une brasserie ancienne avec de hauts miroirs aux murs, des tables bistro et un long comptoir en bois. On commande nos deux cafés-croissants qui arrivent sans tarder. On se contente d'échanger par mono syllabes, encore engourdis, et on contemple tous les deux nos tasses fumantes et nos croissants chauds avec le même air hébété. Je découvre un Léo-Paul plus taciturne, plus secret. Comme si le fait qu'on se soit tout dit pendant la nuit suffisait à ce qu'il m'épargne son éternel numéro de baratineur.
- Tu me déposeras à Semur sur le retour ? me demande-t-il après avoir avalé son café.
- Tu continues les recherches ?
- Je vais soudoyer Léa. Ou la menacer. Ou... je ne sais pas. Je suis sûr que Chloé lui a dit ce qu'elle comptait faire.
Je me rappelle la copine qui aimait la Corée et les groupes de K-pop.
- Tu crois vraiment qu'elle va te livrer les secrets de sa meilleure amie ?
Il rigole en attrapant avec le doigt quelques miettes de croissant sur la table.
- Tu n'as aucune idée de ce dont je suis capable quand je veux obtenir quelque chose !
Je ris à mon tour : je crois que j'en ai une petite idée.
- Va lui jouer la sérénade ! J'espère que ça marchera...
On se lève et on se pose au comptoir pour payer nos consommations. Léo attrape un œuf dur sur un petit présentoir et commence à l'écaler.
Il avise un vieux monsieur, à l'autre bout du zinc, accoudé devant un verre de vin blanc malgré l'heure matinale.
- Vous m'envoyez le sel, s'il vous plait ?
L'autre lui balance la salière en la faisant glisser tout le long du comptoir. Léo la bloque d'un mouvement sûr et sale tranquillement son œuf avant de l'enfourner d'une seule bouchée.
J'ai une pensée pour ma belle-mère qui croit qu'en France, tout le monde mange des macarons au petit-déjeuner, en buvant un cacao velouté dans une chocolatière en argent.
- Je suis sûr que je peux lui faire lâcher une ou deux infos..., me dit Léo en poursuivant son raisonnement.
Je détourne le regard, un peu dégouté.
- Mec, finit ton œuf avant de me parler !
Il se marre en avalant sa bouchée, et me pose la main sur l'épaule d'un ton solennel.
- On est frères, on est plus à ça près !
On paye et on sort du café, au moment même où trois filles entrent en bavardant en allemand ou en néerlandais, nous jetant un petit coup d'œil inquisiteur au passage.
Léo s'efface galamment pour les laisser passer, et on échange tous les deux un regard, comme un regret. La vie pourrait être tellement simple si tout n'était pas si compliqué.
Je le dépose à Semur et je regagne rapidement Mont-Saint-Jean. Il est bientôt neuf heures. Je devrais être éreinté - la nuit a été courte et pas très confortable - mais bizarrement, je me sens en pleine forme. Et j'ai le souvenir d'avoir, moi aussi, une discussion à terminer.
Je tourne résolument à l'embranchement de Fleurey et je me dirige vers une ferme que je connais bien. Je croise une camionnette blanche au moment où je m'engage dans la cour. Vic est justement là, elle regarde s'éloigner le fourgon en affichant un visage dur et fermé.
Notre petit câlin, la nuit dernière, sous prétexte de la réconforter, était un peu intime. Mais je sais qu'elle n'aime pas montrer ses faiblesses et je me demande comment elle va m'accueillir, maintenant que le jour est levé.
Elle désigne la camionnette qui s'éloigne.
- C'est fait !
- Dur ?
- J'ai vu pire...
Drôle de réponse. Un peu comme si elle reprenait ses distances. Mais de mon côté, j'ai compris qu'il fallait que j'arrête de jouer les amoureux transis. Ce n'est pas ce dont elle a besoin.
- Je fais quoi ?
Elle me regarde, surprise.
Je lui prends d'autorité le tuyau des mains et je me dirige vers l'étable pour un nettoyage à grande eau.
Elle me suit, en fronçant les sourcils.
- Tu fais quoi là ?
Le ton de sa voix est froid, presque agressif, mais je lui réponds avec douceur.
- Je m'occupe de ça. Toi, tu fais le reste.
Elle m'examine, pensive, puis hausse les épaules et va s'occuper à une autre tâche. Il n'en manque pas.
Je reste trois heures à travailler. La liste du boulot à abattre est impressionnante et j'ai l'impression que Vic a accumulé un peu de retard. Ma présence en ouvrier docile et déterminé lui fait du bien.
On ne se parle presque pas. On est loin l'un de l'autre et, de toutes façons, tout ce qu'on fait suppose des moteurs ou des bruits matériels qui couvriraient nos voix. Et puis c'est la campagne ici : on travaille ou on cause, rarement les deux en même temps.
La seule fois où je m'arrête, c'est quand Vic me rejoint avec un thermos de café chaud et me tend un gobelet sans un mot. Je le prends en la remerciant d'un sourire et je le bois à petites gorgées, profitant de la pause bienvenue. On s'est posés au soleil et j'observe sans parler les hautes collines du Morvan qui se profilent à l'horizon. Pourquoi je lui expliquerais que j'ai passé la nuit là-bas ?
Comme si elle lisait dans mes pensées, Vic m'interroge à brûle-pourpoint.
- Et Chloé, des nouvelles ?
- Non, on la cherche...
- J'espère qu'elle n'a pas eu d'accident !
- A priori on penche pour une petite fugue, mais on n'en sait trop rien pour le moment.
Vic marque une intonation sarcastique en reprenant mes mots.
- Une "petite" fugue, tu dis... Moi je dis qu'elle a bien raison !
Je la regarde, interloqué.
- Tu trouves vraiment ?
Elle hausse les épaules et englobe la ferme et les champs dans un seul geste.
- Si t'as rien qui te retient...
Là-dessus elle se relève brusquement et m'arrache presque le gobelet vide. Je fais semblant de rien et je me tape dans les mains avec un large sourire.
- Tu as raison, le boulot n'attend pas !
Je pense à mon père qui me traitait de feignant et se plaignait de mon manque de maturité. S'il me voyait avec mon balai brosse en train de récurer le sol en ciment de l'étable, je pense qu'il tomberait de sa chaise ! Comme quoi, il me manquait juste un peu de motivation.
En fin de matinée, on a bien avancé et j'éprouve le besoin d'une bonne douche et, peut-être, d'une sieste.
Vic évalue le travail accompli et me sourit avec reconnaissance.
- Merci, Jae...
Elle a l'air d'hésiter puis, fidèle à la tradition d'hospitalité de la campagne, me propose de rester.
- Ça te dit de manger un morceau ? Ce sera simple, hein ! précise-t-elle aussitôt.
L'ancien moi se serait sans doute précipité sur l'invitation, l'occasion est trop belle. Mais j'ai des raisons de penser qu'il vaut mieux la laisser s'habituer doucement à ma présence.
- Merci, je réponds, ça va aller.
Elle me regarde, interdite.
- T'es sûr ? J'ai de quoi te nourrir tu sais !
J'aime bien son insistance. Mais je sais aussi qu'il est préférable que je rentre.
- Merci, c'est sympa ! Ma mère ne m'a pas vu depuis un petit bout de temps et je crois qu'elle aimerait bien qu'on déjeune ensemble.
Là-dessus, je me penche vers elle et, pour la première fois depuis que je suis arrivé dans ce pays, je réussis enfin une parfaite bise à la française : rythmée, nonchalante, caressante sans être embarrassante. Je fais même ce petit bruit avec la bouche quand nos joues entrent en contact.
Si devenir français était un championnat, je crois que je viens de passer une épreuve initiatique : Camembert de bronze, ou Premier béret !
Vic se laisse embrasser avec naturel, et me remercie encore pour le coup de main.
Je lui souris et je bondis sur le siège de la Jeep. Je démarre avec un petit signe de la main, auquel elle répond avec un léger décalage.
Je manœuvre pour sortir et, au dernier moment, en passant son portail, juste avant de disparaitre au coin de la rue, comme ça, histoire de vérifier, je me retourne pour voir si elle s'est attardée. Elle est encore là, en effet. Et elle me regarde partir en me souriant. Victoire !
Je rentre rapidement à la maison. Maman est dans le salon, en train de travailler, son ordinateur portable sur les genoux. Elle fronce les sourcils quand elle sent le fumet que je dégage, qui doit hésiter entre la vase du lac et l'étable.
- Ne me raconte surtout pas ce que tu as fait !
Je la taquine un peu parce que, ce matin, j'ai le cœur léger.
- C'est dommage, moi qui voulais te faire un câlin !
- Je ne bouge pas, tu me trouveras ici après ta douche...
Je rigole et ça me fait du bien de parler à ma mère normalement, sans qu'on se sente contraints par le poids du passé.
- On mange quoi ce midi ?
- Je vais aviser... On n'est que tous les deux, Léo a appelé pour dire qu'il restait à Semur.
- Tête-à-tête alors ? Sors les chandeliers !
Sur ce, je grimpe quatre à quatre les escaliers, car je ressens vraiment l'appel d'une douche chaude et relaxante.
J'en ressors vingt bonnes minutes plus tard, un record pour moi, la peau rougie et presque fumante.
Samuel est sur le canapé du grenier, gracieusement allongé sur les coussins, un manga dans les mains. Il lève la tête quand il me voit sortir de la salle de bain, et me sourit avec un petit air contrit.
- Ta m...mère m'a d...dit que tu en a...vais pour de...deux minutes et que je pou... pouvais t'attendre i...ci.
Je lui réponds chaleureusement.
- Elle a bien fait ! Tu lis quoi ?
- Un v...vieux One Pi...Piece de...de Léo. Qu'est-ce qu'...qu'on a pu ai...mer ça !
Je resserre ma serviette autour de ma taille et je prends un air nonchalant, mais Samuel ne me donne pas l'impression de mater. Il me demande des nouvelles de Chloé pendant que je m'habille, et m'apprend ce qu'il sait de son côté.
- Les gen...gendarmes penchent au...ssi pour u...une fug...gue. A pr...priori, il man...querait des vê...vête...ments et un ou deux bi...bijoux que Chloé ai...mait bien.
Je mets un peu de temps à enfiler mon tee-shirt, tournant et retournant dans la pièce en short, pieds nus, mais je ne déclenche pas plus de réaction même quand je passe pour la troisième fois devant le canapé. Il me regarde avec ses grands yeux noisette, concentré sur son récit.
- Il s...semble aussi qu'...qu'elle ait déconnecté ses Ins...ta et F...Facebook, ce qui laisse pen... penser que c...c'est pré...médité. Dans t...tous les cas, ils...ils avan...cent l'enquête et nous di...dirons quand y aura du nou...veau. Enfin, ils di...diront aux pa...parents de Chloé.
Je l'écoute d'une oreille et son absence de réaction commence à m'irriter. Mais je crois que ma colère est surtout tournée contre moi : j'ai passé la nuit à parler de Chloé, la matinée à trimer chez Vic, et je me retrouve à quémander un regard du prince bégayant, dont chaque battement de cil m'affole. Je me plante devant le canapé, toujours torse nu, le tee-shirt à la main, les muscles encore noueux du travail du matin. Sam ne semble pas troublé le moins du monde. Il finit même par me demander, un peu agacé.
- Dis, tu...tu v...veux pas finir de t'ha...t'habiller qu'on parle de ton...ton enq...uête à toi ? J'ai du nou... nouveau...
Pour le coup je n'ai plus envie de jouer. J'enfile rapidement mon tee-shirt et je me pose sur le fauteuil club.
- T'as trouvé quelque chose ?
- Non, mais je suis qua...quasi certain qu'on...qu'on parle de toi. Et ça ne va pas te p...plaire !
Là-dessus, il me tend son mobile et me montre la home d'un journal coréen que je connais bien : il y a ma photo en gros plan, avec Chloé en train de me sourire.
- Ça d..dit qu...quoi en Co...réen ? m'interroge Samuel, curieux.
Je traduis le titre.
- Départ mystérieux de l'héritier du groupe Munyeo.
Il hoche la tête d'un air entendu.
- C'é...tait p...pas les ser...vices secrets l'...l'autre jour !
- Non... c'était pas.
Je reconnais bien le petit pont de pierre, à Semur, et je me souviens de la jeune femme que nous avions surprise en train de nous épier. Je pensais que les paparazzi avaient de gros appareils à téléobjectifs, mais manifestement, un simple smartphone suffit pour vous afficher à la une des journaux.
Je lis rapidement le reste de l'article à Samuel. Un tissu d'incohérences, où le journaliste évoque mon départ précipité, une histoire d'amour rocambolesque en France, le désaccord de mon paternel... Un roman à l'eau de rose teinté de "on dit" et de "on croit que".
- Bon, personne ne parle des plans du moteur à hydrogène !
Je grogne en slidant jusqu'à la une du journal, barré par une large photo de l'héritier Samsung en train de présenter ses excuses devant une marée de journalistes.
- Je passe encore pour un petit joueur, moi !
- V...vous aim...mez la France, non ? Y'a touj...ours une pho... photo de Paris dans les dé...cors des dramas co...coréens.
- Oui mais, comment te dire sans te vexer... ça ne fait pas très sérieux comme destination pour un gars qui est censé diriger un jour un groupe de cent quinze mille personnes !
Samuel rebondit sur ma réponse, en reprenant ses réflexes d'enquêteur.
- Tu p...penses que c'est cen...sé te décrédi...biliser ? Ta b...belle-mère ?
Je hausse les épaules, pas convaincu.
- Une fuite de son côté... pour me faire passer pour un charlot ? Non, je vois pas...
Je m'interromps brusquement quand je réalise le nom du journal qui s'étale en haut du site, le deuxième quotidien coréen et le plus lu à Séoul, appartenant au premier groupe média du pays.
- Merde...
Je me précipite sur mon téléphone et j'ouvre KakaoTalk, dont je n'avais plus regardé les notifs depuis quelques jours. J'ai quinze messages dans les dernières heures, de plus en plus exaspérés, de plus en plus comminatoires, tous signés de ma petite amie Joy.
Ça va de : "C'est qui cette fille ?"... à : "J'ai pris mon billet, j'arrive !".
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