Chapitre 11
Je sens bien que Samuel me regarde. On est tous les deux dans le grenier, moi allongé sur le tapis, lui assis sur le canapé, et il m'aide dans mon enquête comme convenu.
Je passe en revue la presse coréenne sur mon mobile, pendant qu'il pianote nerveusement sur son clavier.
Hier, quand nous sommes revenus Chloé et moi, la fête battait son plein et personne n'a vraiment fait attention à nous. Sauf lui, qui nous observait avec son air d'avoir tout compris.
Au bout d'un moment je n'y tiens plus.
- Tu vas lui dire ?
Léo est parti tôt ce matin, un entrainement de foot, et je l'ai à peine aperçu au réveil. Pas de remarque ni d'animosité : il ne sait pas ce qui s'est passé.
Samuel secoue la tête et me répond tranquillement.
- Il v...va sa...sa...voir, tu sais.
J'insiste.
- Tu vas lui dire ?
- Non ! M...mais y...y'au...ra une bo...bonne âme pour le p...pré...venir que s...sa co...copine l'a tra...hi.
Il ajoute.
- Tu...tu s...sais pas qui...qui est Léo i...ci !
- Ouais, le quarterback je sais, j'ai déjà entendu l'histoire...
Il s'amuse et fait un large geste de la main pour englober ce qui nous entoure.
- Tout ça n...n'est q...qu'un tee...nage mo...vie !
Sa réponse ironique me montre qu'il n'est pas dupe, alors j'enchaine sur le même ton.
- Bah, c'est le genre de film qui se termine bien à la fin !
- P...pas p...pour le m...mé...chant !
- T'es dur !
Son regard moqueur adoucit le propos. Mais il se fait soudain plus sérieux.
- C'est j...juste que...que Léo est q...quel...qu'un à qui on...on fait p...pas ça.
Je l'observe avec une pointe de jalousie qui m'arrache des mots un peu injustes.
- Et bien, tu l'aimes ton Léo-Paul, hein !
Il me retourne un regard serein et hausse les épaules.
- J'ai...aime mes a...a...amis. P...pas toi ?
Je baisse la tête et je m'absorbe dans les nouvelles qui défilent sur mon écran. Tiens, l'ainé des Samsung vient d'être arrêté pour fraude fiscale. On dit qu'il y aura un procès, la famille n'a pas pu étouffer l'affaire. Lui aussi c'est le fils d'un premier mariage, mais je le connais moins bien que ses frères : il a le double de mon âge et il bosse depuis longtemps. Pas de chance : il venait juste de reprendre la direction du groupe.
Je jette un petit regard à Sam, à la dérobé. Je ne peux pas m'empêcher de le contempler. Avec sa posture de Maitre Yoda en train de léviter sur le canapé : le dos bien droit, les jambes repliées en tailleur son ordinateur sur les genoux, un port de danseur étoile et des mouvements d'une élégance instinctive, il parait presque irréel. Mais il a une façon enfantine de se mordiller nerveusement les lèvres quand il est concentré, qui le fait gracieusement redescendre sur terre.
Je soupire et reprends ma lecture. Je cherche dans la presse de mon pays des infos cachées qu'on pourrait relier à mon affaire. Samuel m'a dressé une liste de choses potentiellement suspectes pour me guider, de son écriture pleine et déliée sur un petit papier plié en quatre. "Mon premier mot doux", j'ai plaisanté quand il me l'a tendu. Mais il n'a pas relevé.
Chloé hier, c'était envoutant. Vis-à-vis de Léo-Paul, c'était un coup bas. Je suis dans cette situation absurde où j'ai honte sans rien regretter.
Je me secoue. La fille unique du patron d'un grand groupe de tourisme a fait un scandale dans un avion de la compagnie de son père. Elle trouvait que le personnel n'était pas aux petits soins pour elle. Malheureusement son esclandre a été filmé et elle doit maintenant présenter des excuses publiques.
Décidément, il ne fait pas bon être héritier en Corée en ce moment !
Je les vois, sur les photos, dans les médias, baisser la tête et exprimer longuement leurs regrets comme on nous a appris à le faire. C'est un geste fort dans notre culture. Mais c'est presque plus facile de s'excuser en public qu'à quelqu'un en privé. Quand Léo va rentrer de son entrainement, il faut absolument que je lui parle le premier.
Samuel tambourine machinalement sur son ordinateur, je n'arrive pas à me concentrer sur ma lecture. Ce tapotement agaçant dure depuis un petit moment. Je finis par lui plaquer doucement la main au clavier, en l'emprisonnant dans la mienne
Il examine sa main piégée. Il me regarde en penchant la tête d'un air interrogateur.
Un peu honteux, je le libère précipitamment.
Il m'observe et tambourine à nouveau, avec un sourire de défi.
Je remets ma main sur la sienne pour l'arrêter.
- Tu me provoques !
Il essaie de m'expliquer.
- C...c'est du mo...morse. Ca m...m'évi...te de pa...parler lon...longue...ment.
Je comprends mon erreur et je rougis.
- Quoi ? je dis, horrifié.
J'essaye de lui expliquer qu'en Corée, on n'apprend pas le morse et que je ne pouvais pas savoir qu'il communiquait avec moi. Quand je vois un large sourire éclairer son visage.
- Id...iot ! Tu...tu m...me vois te pa...par...ler en mo...morse !
Il est hilare. Voilà le genre de blague qui le fait tordre, n'importe quoi !
Je grimace.
- T'es aussi comique que Léo-Paul dans ton genre !
- Et qu..quand je...je rac...onte une bla...blague, c'est m...mieux, e...elle est plus lon...lon...gue !
Son air de lutin déchainé me fait rire de bon cœur. Je balance mon téléphone avec lassitude : j'en ai marre de la Corée, de ma famille, de mon enquête... Je devrais profiter de cette parenthèse unique, on n'en a pas si souvent dans la vie.
- Ça fait q..quoi d'être t...très ri...ri...che ? demande Samuel au bout d'un moment, en appuyant son menton sur sa main d'un air pensif.
- Ça aide.
Je ne sais pas ce qui me prend, je lui retourne la question.
- Ça fait quoi d'être très beau ?
Il élude d'un petit mouvement de tête agacé.
- Dé...dé...ci...dém...ment, il te les faut t...toutes ! répond-il en ironisant le féminin.
Bon sang, mais qu'est-ce que je fais ? Il a raison : à quoi ça rime cette drague sans objet ?
- Pardon, en ce moment je suis un peu paumé...
- Surfe !
- Quoi ?
Il imite une position de surfeur, les bras écartés.
- Qu...quand on est pau...pau...mé, souv...vent on...on rame, a...alors qu'il fau...faudrait surfer !
Je comprends instinctivement ce qu'il veut me dire. Depuis cette terrible entrevue dans le bureau de mon père, depuis qu'il m'a balancé preuve sur preuve avec un regard qui ne cachait pas une immense déception, je rame. A contrecourant, en plus. J'essaye d'organiser le chaos dans ma tête, dans ma vie, alors qu'au fond, je n'ai de prise sur rien. Il faudrait savoir avancer avec le flot, en espérant que tout se mettra en place à la fin : trouver des éléments pour me disculper, profiter de ma mère pendant qu'on est ensemble, embrasser qui en a envie... Chloé est une fille libre et indépendante, en me torturant l'esprit je la traite en gamine irresponsable alors qu'il fallait être deux pour ce qu'on a fait. Léo est un mec bien, je dois m'expliquer avec lui les yeux dans les yeux. Oui, je lui dois ça, même si c'est difficile. Samuel est... ne parlons pas de Samuel, ça n'aurait aucun sens.
Je ne sais pas pourquoi, je repense aussi à une jeune femme un peu revêche, sur un énorme tracteur qui filait doux. A son sourire aimable et distant, d'une indifférence plus redoutable que les plus hautes barrières.
Je ne sais vraiment pas ce qui me pousse à tester la solidité de tous ces murs les uns après les autres. Peut-être que je veux me rassurer. Mais après tout, comment surfer si on n'accepte pas de se mouiller un peu ?
On entend craquer l'escalier et des pas rapides. C'est Léo-Paul qui rentre. Il balance son sac de sport et lâche un grognement féroce en me voyant.
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