Chapitre quatre
Le groupe de filles s'éloignait de l'école, après une journée scolaire bien remplie. Elles s'étaient donné rendez-vous à la grille pour partir tous ensemble au centre commercial pour y faire quelques emplettes. Avec l'argent de poche des unes, l'argent gagné des autres, comme c'était le cas pour Rosetta. Celles qui habitaient le même quartier qu’elle s’appelaient Yasmine, Dounia et Amel. Plus tard, Maxine et Aude avaient rejoint leur petite bande. Elles étaient toutes issues d’horizon différents mais partageaient les mêmes centres d’intérêts et étaient unis par une amitié certaine.
Ses copines lui avaient demandé plusieurs fois ce qu'elle faisait comme « petit boulot » mais elle était restée évasive, donnait parfois le même motif qu’à sa mère : le baby-sitting. Elles n'avaient pas plus cherché et l'avaient très vite laissée tranquille, surtout quand c'était elle qui payait un coup à boire, histoire qu'elles ne posent pas plus de questions.
Elles se baladaient le long des vitrines, s'arrêtaient quelquefois pour baver d'envie ou juste admirer les produits en vitrine. Quand l'une avait décidé de rentrer dans un magasin, les autres suivaient. Comme un essaim d'abeilles. Elles se tenaient par le bras, chahutaient, se tiraient par la main pour montrer tel vêtement ou tel bijou. Une complicité liait toutes ces filles. Dans cette bande si joyeuse, Rosetta était le loup solitaire. Elle les rejoignait pour quelques sorties, discutaient parfois sur leur conversation, mais sans plus. Elle aimait aussi sa quiétude.
Les filles entrèrent dans une friperie où on pouvait trouver des vêtements pas chers et stylés. Rosetta n'avait pas trop le goût pour la mode, elle aimait simplement un vêtement parce qu'elle l'aimait : par sa couleur, sa forme, sa texture, ses coutures. Un vêtement, c'était une pièce d'art. On aimait ou on n'aimait pas. Mais il ne fallait pas acheter parce que c'était à la mode, il fallait acheter parce qu'on aimait et qu’on voulait le porter, tout simplement. Alors qu'elle parcourait une partie du rayonnage, on l'appela :
- Rosetta ! Viens, on fait un défilé !
- Maintenant, là ?
- Ouais ! Allez viens, on va s'amuser. Le thème, c'est... sexy !
Les autres roucoulèrent de plaisir. Elles se lançaient souvent des défis vestimentaires, et tout cela finissait à la caisse, bien entendu. On n'achète pas quand on est déprimé, en règle générale. La propriétaire de la boutique connaissait ce petit groupe d'habituées et les laissa faire, un petit sourire sur les lèvres. Ça lui rappelait ses belles années d'insouciance, loin des problèmes d'adulte, ou la seule notion de plaire et surtout de se plaire à soi-même comptait pour une jeune fille. Elle les aida même à choisir les vêtements les plus astucieux pour certaines, en les conseillant par rapport à leur morphologie ou leur couleur de peau, de cheveux, d'yeux.
Rosetta excellait dans ce domaine. Pour elle, « sexy » voulait bien sous-entendre le désir, susciter l'envie rien que par le physique avantageux mis en valeur par les tissus portés. Elle jeta son dévolu sur un body noir à dentelle formant un décolleté qu'elle recouvrait d'une veste type costard grise. Quant au bas, elle choisit une jupe courte de la même couleur que la veste qu'elle accompagna avec des collants résilles. Pour les chaussures, elle prit des bottines à talons. Elle se voulait avant tout chic, belle, mais ne voulait pas que le premier mot qu'on se dise en la voyant serait « pétasse ». On avait le droit de porter une jupe ou des bas résilles sans se faire juger tout de même. Un peu d'ouverture d'esprit. Surtout qu'un corps exaltant la passion n'appelait pas forcément le premier venu qui justifierait son envie par la tenue. On avait tout à fait le droit d’être sexy rien que pour soi.
Il était temps à présent de passer au défilé. Il y avait six cabines, les filles étaient justement au nombre de six. Elles sourirent avec un regard complice ; la vie était bien faite. Elles déposèrent leurs vêtements dans leur cabine puis revinrent au milieu du salon d'essayage. Elles décidèrent alors l'ordre de passage afin d'être noté. Rosetta était la dernière. La première alla se changer ; quand elle ressortit, elle fut accueillie par des exclamations. La jeune fille avait pris le terme « sexy » au bas mot en choisissant un ensemble imprimé léopard avec un bustier blanc. Elle avait accompagné sa tenue par une paire d'escarpins beige et un petit sac du même coloris. La deuxième alla se changer quand la première prit sa place dans les fauteuils. Chacune leur tour, elles allaient se changer pour surprendre le public par leur choix vestimentaire. Quand ce fut le tour de Rosetta, le cœur de celle-ci battait fort. Elle prenait ces petits jeux du quotidien comme des défis pour surprendre. Elle revêtit son body, sa jupe, ses bas résilles, sa veste et ses bottines et sortit de la cabine. Ses amies n'eurent dans un premier temps qu'une bouche grande ouverte. Puis Aude se leva.
- T'es magnifique, bébé !
Les autres approuvèrent par un cri d'excitation. Elles entourèrent Rosetta en admirant ses choix, en touchant la matière de sa veste, en passant la main sur ses jambes. Rosetta riait, elle passait du bon temps, loin de sa vie parquée dans un HLM. Ces moments de joie simple étaient les meilleurs pour elle, c'était sa bouée de sauvetage. Elle vivait du bon temps comme une jeune fille normale de dix-huit ans.
Elles passèrent toutes en caisse, continuant à papoter vivement. Afin de prolonger leur petite sortie, elles allèrent se rafraîchir au café le plus proche, où elles commandèrent des boissons fraîches. Elles trinquèrent à leur amitié. Malheureusement, chaque bon moment avait une fin. Et Rosetta se rappela que ce soir, c'était sa deuxième vie qui l'attendait.
***
Vêtue de sa tenue trouvée un peu plus tôt dans la soirée, Rosetta poussa les portes de la discothèque où avait lieu sa prochaine mission. La musique battait son plein, Cardi B s'époumonait en accompagnant les basses de sa chanson Boss Bitch.
C'est drôle comme le destin vous réservait quand même de drôle de signes.
La jeune fille s'avança jusqu'au bar et demanda un Jagger Bomb qu'elle avala aussitôt avant d'en commander un deuxième. A l'entrée, une connaissance lui avait donné un bracelet qui lui permettait de consommer illimité. C'était l'un des privilèges que lui offrait le réseau dont elle faisait partie. Ça incitait les employées à consommer avec leurs clients, et parfois jusqu'à les aider à oublier avec quel lourdingue ou salaud elles travaillaient. Rosetta se concentra de nouveau sur la musique en hochant discrètement la tête. Le DJ choisit ensuite de passer Que Calor de Major Lazer. Elle emboîta le pas de certaines personnes qui rejoignaient la piste de danse. La chasse était ouverte. Les regards se croisaient, les corps en ébullition émoussés par l'alcool se rapprochaient dangereusement, les premiers gestes s'échangeaient ainsi que les premiers contacts. Cette valse de chaleur et d’alcool était une habitude pour la jeune fille, elle attendait patiemment, comme un hameçon jeté dans les eaux troubles peuplées d'êtres tous plus affamés les uns que les autres. Alors qu'elle balançait la tête de gauche à droite, son regard fut retenu par une silhouette tassée dans le fond de la salle. Elle reconnut l'une de ses collègues, Amy. C'était une jeune fille à peine plus vieille qu'elle. Mais psychologiquement, elle était plus fragile. Rosetta se demandait parfois ce qui l'avait poussé à choisir cette vie.
Elle quitta la piste de danse et s'approcha d'elle. Elle cria pour essayer de se faire entendre, couvrant tant bien que mal la musique assourdissante :
- Ça va, Amy ? Tu te sens bien ?
La jeune fille, perdue dans la contemplation du liquide fluorescent de son verre, le faisant tourner et tourner avec sa paille, sursauta. Elle n'avait pas vu Rosetta arriver. Elle l'invita à s'asseoir en face d'elle pour discuter.
- Une affaire s'est mal passée avec un gars... et j'arrive pas à me retirer ça de la tête. Pourtant je suis pas une débutante, ça m'soûle !
- Calme-toi et explique-moi. Je peux peut-être t'aider ?
Elle soupira mais décida quand même de se livrer.
- C'était un amateur de... enfin de choses qui font mal.
- Ah. Et qu'est-ce qu'il a fait ce con ?
- Ça.
Elle retourna ses poignets et lui montra les marques qui sanglaient sa peau, faisant saillir les veines. Rosetta prit doucement les poignets de sa collègue dans les mains pour les examiner. Elle fronça les sourcils. Il y avait également quelques bleus ça et là, qui parsemaient sa peau, on les voyait même si celle-ci était colorée par les projecteurs de la piste de danse. Rosetta n'imaginait même pas le reste de son corps. Décidément, il y avait des tarés qui ne s'arrêtaient pas au simple fait de se faire un petit plaisir. Elle releva les yeux.
- Tu veux en parler au Mac ?
- Qu'est-ce que tu veux qu'il fasse ?
- Qu'il le bloque. Que ce mec aille voir ailleurs et qu'il n'y ait pas d'autre victime dans notre réseau. Qui sait jusqu'où il aurait pu aller ?
- J'ai cru que j'allais mourir. Il était vraiment violent.
-;Alors raison de plus pour en parler si tu as eu peur à ce point-là. J'irai voir moi-même le boss s'il le faut.
Rosetta, énervée à bloc, se dirigea d'un pas sûr vers le bureau du Mac, suivie d'Amy un peu inquiète. C'était le boss de la boîte de nuit, ça faisait des années qu'il avait cette double casquette. Elle toqua à sa porte, un de ses sbires ouvrit et lui demanda d'un mouvement du menton qu'est-ce qu'elle voulait.
- Je veux voir le boss, j'ai une affaire qui a mal tourné, dit-elle en désignant Amy d'un mouvement de la tête.
- Faites-les entrer.
Conviées par le boss lui-même, les filles entrèrent. Impeccablement cintré dans un costume trois pièces noir, il se tenait debout derrière son bureau, la main gauche dans la poche, la main droite faisant tourner son whisky dans son verre. Les glaçons tintaient, seul bruit dans la pièce insonorisée de la boîte de nuit.
- Alors, mes chéries, que se passe-t-il ?
- Une affaire s'est mal passée avec Amy.
- Et elle en a perdu sa langue ? Allons, Amy, exprime-toi.
- Je... j'ai eu un client un peu violent. J'ai cru qu'il voulait ma peau.
- Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
Amy réexpliqua ce qu'elle avait dit à Rosetta. Elle ajouta d'autres détails qu'elle avait choisi de ne pas dire en public, si jamais une oreille traînait. Une collègue aurait pu se moquer de sa fragilité ou tout simplement quelqu'un qui les aurait reconnu comme des prostituées et les aurait dénoncé.
- Hm hm. Et que voulez-vous que je fasse, au juste ?
- Le bannir de votre liste s'il vous redemande une fille.
- Rosetta, c'est toi qui gère les affaires ? demanda-t-il en la pointant du doigt. Non. Alors reste en dehors de tout ça. Dans la vie, c'est chacun pour sa gueule, alors arrête de défendre cette petite nature. Et reste telle que tu es, ça attire du monde ton petit caractère merdeux.
Il la toisa du regard, de la tête aux pieds, en portant le verre à ses lèvres. Amy et Rosetta échangèrent un regard avant de quitter la pièce, dégoûtées. Rosetta pensait qu'elle aurait la protection de leur Mac si un jour un client dépassait les bornes, elle avait la rage de constater que ce n'était pas le cas et que jamais ça ne le sera. Ce qui la frustrait encore plus, c’était de se rendre compte qu’elle se berçait encore d’illusions alors qu’elle savait pertinemment comment les gens pouvaient se comporter. Elle emmena Amy dehors, par la porte de service, afin qu'elles puissent se rafraîchir les idées.
- J'y crois pas, quelle ordure, putain !
- Tu t'attendais à quoi, sérieux ?
- Amy, je te rappelle que c'est lui qui touche la moitié de ce qu'on gagne avec notre cul !
- C'est son taff, comme partout quand t'es un boss.
- Ouais mais celui-là me sort par les trous de nez.
- Si c'est pas par un autre endroit.
Les deux jeunes filles se regardèrent avant d'éclater de rire. Amy sortit une cigarette et en proposa une à Rosetta qui refusa. Elle était déjà suffisamment en bas de l'échelle sociale, elle ne voulait pas en rajouter une couche en se ruinant par le tabac, aussi bien financièrement qu'au niveau santé.
- Ça servirait à rien d'aller chez les keufs ? C'est un malade mental quand même, ton gars !
- Pour qu'on soit coffrées et qu'on ait le Mac sur le dos si son trafic est révélé ? Non merci.
- Alors arrête tout ça. C'est pas une vie pour toi.
- Tu ferais mieux d'écouter tes propres conseils, Rosetta. C'est vrai, quoi ! T'as vu comment t'as tout pour toi ? Que t’as la vie devant toi ? T'es une bombasse et tu salis ce beau corps en faisant de la merde. Est-ce que tu sais encore te regarder dans un miroir en sachant tout ce que tu fais, tout ce qui est passé sur toi ? Franchement c'est triste, trop triste. Tout ce qui pourrait t'arriver de bien, genre avoir un copain ou une copine, avoir un petit boulot sympa qui t'emmerde pas trop, bon l'école même si c'est chiant ben tu fais le minimum. J'espère sincèrement que tu abandonneras cette vie le plus tôt possible. C'est vraiment pas une vie pour toi.
Amy tira une énième fois sur sa cigarette et regarda les volutes de fumée se dessiner dans la nuit. Rosetta ne sut quoi répondre après cette révélation, c'est comme si la vérité venait de tomber sur elle, comme une enclume. Et ça faisait mal, très mal. Amy la regarda du coin de l’œil, elle voyait bien qu'elle l'avait un peu secouée, la petite.
- Allez viens, on va boire jusqu'au bout de la nuit ! T'as une heure pour rentrer ?
- Non. Ma mère me croit chez une amie.
- Alors, allons-y ! Buvons !
Amy poussa la porte avec son pied et entra en criant de joie dans la boîte de nuit, prête à en découdre au bar. Elle avait déjà oublié ce qu'elle venait de lui avouer, l'entrevue avec le boss, et la déception qu'il n'y avait pas de solution. Rosetta la suivit, mais son esprit était resté dehors. Ses pensées flottaient dans l'obscurité, en suspension dans le vide, au milieu du néant. Sa conscience perdue dans la nuit, basculant tel un funambule entre deux mondes : une vie normale de jeune fille et une vie asservie de fille de joie.
Quand elle rentra chez elle ce soir-là, des souvenirs remontèrent à la surface, comme des relents acides dans son estomac. Les mots d’Amy tournoyaient sans cesse dans son esprit, comme si elle avait planté un miroir devant elle et lui avait demandé de la regarder en face. Elle, et la vérité.
Même en étant si jeune, elle avait une vue d’ensemble de ce qu’était la vie, et ce qu’elle était devenue sans son père. Ce qu’elle était maintenant avec sa mère et son job mal payé. Alors quand le Mac lui avait proposé une petite mission bien payée, elle avait pensé à elle. Tout ce qu'elle faisait, l’argent qu’elle amassait, c’était pour elles, pour leur avenir. Elle se sentait désormais responsable de leur famille, depuis la disparition de son père.
La première mission était bénigne et ne laissait aucunement présager la suite tourbillonnante de ce sale job. Elle devait juste envoyer des photos en lingerie sans son visage. Même si elle avait eu du mal à s’y mettre, dans sa petite chambre d’ados au papier peint fleuri, elle avait quand même envoyé les photos au numéro que le Mac lui avait transmis. La réponse ne s'était pas fait attendre, elle avait reçu une tonne de compliments sur son corps. Elle s’était sentie flattée, et avait continué. Encore, et encore. Elle s’était rendue compte de la valeur que possédait son corps, qui maintenant appartenait à son boss. Il l’avait bien vu, ce potentiel. Et lui avait ensuite envoyé une autre mission. Puis encore une autre. Jusqu'à sa première vraie mission avec un client dans une chambre d’hôtel.
Elle avait toqué à la porte de la chambre, le cœur battant. Avait failli faire demi-tour mais trop tard, la porte s’était ouverte, et le client l’avait reçu avec une infinie douceur. Ils avaient discuté avant de passer à l’acte. Elle avait agi comme un automate, en pilote automatique, refusant de comprendre ce qui se passait, là, dans cette chambre à cette heure tardive, à son si jeune âge.
Un jour, elle s'était posée la question si tout ça, dans ses débuts, n’avait pas été orchestré par son boss pour la mettre en confiance et lui balancer, quand elle était venue au bar lui apporter le fric de son premier client : “tu vois, c’est pas si terrible”.
Une fois rentrée chez elle, elle avait pris une longue douche. Puis elle s’était couchée, l’air de rien. Elle refusait d’y réfléchir, pour se protéger. Depuis, c’était devenu un jeu : rester le moins concentrée possible, pour ne pas apporter d’importance, et alors… c’était elle qui gagnait.
Du moins, c’est ce qu’elle espérait.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro