L'Amnésie
Ce texte a remporté la troisième place du concours Deux ans organisé par MiladyCoulter. Merci à elle de l'avoir organisé, ça m'a permis de "débloquer" un peu mon écriture ! J'espère qu'il vous plaira.
Il y a des épreuves qui vous forcent à changer complètement votre conception de la vie. Des moments troublants, parfois même terrifiants, qui sont tellement impressionnants qu'ils auront un impact durable sur tout le reste de votre existence. Et je peux affirmer sans la moindre hésitation que j'ai vécu l'un de ces moments. Pour être plus précis, je l'ai vécu plusieurs fois.
Je m'appelle Boris. Je suis né dans un petit village du Sud-Ouest, et j'ai quarante-sept ans. Pour vous raconter mon histoire, je dois remonter vingt-quatre ans en arrière... À l'époque j'ai donc vingt-trois ans et une vie globalement pleine de succès. Je viens de finir mes études d'ingénieur, j'ai beaucoup bachoté et maintenant j'ai plutôt envie de croquer la vie à pleines dents. J'ai une merveilleuse copine, qui s'appelle Marie, et on est très amoureux. Je viens de commencer mon premier travail, en résumé, tout roule.
Et puis à vingt-trois ans donc, j'ai fait un infarctus. J'étais en train de travailler, et je me suis écroulé sur mon bureau apparemment. J'ai été emmené à l'hôpital, on m'a soigné... Et je suis rentré chez moi. Un infarctus c'est grave mais c'est pas non plus dingue. Des gens en meurent, d'autres y survivent, moi j'ai eu la chance d'y survivre. Et je suis reconnaissant pour ça, j'imagine que j'ai eu très peur à l'hôpital.
En revenant à la maison j'ai essayé doucement de reprendre le cours de ma vie. Après un infarctus vous êtes fatigué, il faut vous ménager. Alors vous êtes au repos forcé. Moi vous savez, je suis du Sud-Ouest : j'aime la bonne bouffe, le sport, j'ai pas que ça à faire d'être coincé sur un canapé toute la journée ! Alors ma copine m'a dit que je broyais du noir, un peu, que j'étais énervant. Du coup elle a cru à une blague quand un matin, quelques jours après l'infarctus, le jour de mon anniversaire, je me suis réveillé et... Rien.
Dans mon cerveau. Rien. Le vide. Le néant pur, comme si les pensées étaient de la poussière et que quelqu'un était venu tout balayer. Je la connais bien vous savez, cette sensation. Vous avez l'impression d'avoir une immense page blanche à l'intérieur de vous. Vous essayez de penser à votre prénom, à vos proches, à votre famille. À ceux que vous avez connus et ceux que vous côtoyez maintenant. À ceux que vous avez rencontrés hier, à ceux qui sont morts. Vous essayez de vous recentrer sur vous, vous réfléchissez à ce que vous aimez, à votre nourriture préférée, aux films que vous avez vus, à votre couleur préférée même ! Mais y'a rien.
Marie m'a expliqué qu'elle avait mis un moment à me croire. Au début elle a cru à une mauvaise blague, et du coup elle s'est énervée, et apparemment j'ai... j'ai pleuré. Ça l'a surprise parce que j'étais un dur, pas du genre à pleurer. C'était bizarre pour elle comme pour moi parce que si je n'avais aucun souvenirs, pourquoi je me souvenais encore de la langue française ? Pourquoi je savais qu'il existait des films, de la nourriture, des couleurs ?
On a tout de suite fait le lien avec mon infarctus, alors on est vite retournés à l'hôpital. On a fait une batterie de tests, des prélèvements sanguins, des tests d'urine, des scanners. Et puis la réponse est tombée : je faisais un AIT, un accident isquémique transitoire.
L'AIT, c'est quand une zone du cerveau n'est plus irriguée par le sang, ce qui crée un déficit neurologique. Concrètement, une partie du cerveau arrête complètement de fonctionner. C'est le genre de trucs qui se produit après un infarctus donc jusque là, logique. Ce qui est moins logique c'est qu'un AIT peut produire un déficit de la mémoire de quelques secondes. En gros quand ça vous arrive vous avez un trou de mémoire, que vous comblez, et qui va se re-creuser quelques secondes après. Mais ça va durer une heure, même pas ! C'est inquiétant mais ça ne dure pas.
Sauf que moi, ça durait. Le médecin n'a pas trop compris, nous non plus mais c'est ça le truc avec le corps humain : y'a pas vraiment de règles définies. Des fois, il bugue. Des fois, on trouve pourquoi, comment, des fois non. Et quand on trouve pas pourquoi, on fait tout un tas de tests, on essaie des trucs...
Moi très vite, j'ai arrêté de chercher pourquoi. On pensait que ça durerait quelques heures et au bout de quelques heures on a cru que ça durerait quelques jours. Les jours sont devenus des semaines, puis des mois. J'étais pas du genre à me prendre la tête à ce moment-là. J'en ai vite eu marre de passer des tests et j'ai essayé de retrouver ma vie... Enfin, UNE vie. Quand vous faites des études d'ingénieur, vous emmagasinez énormément de connaissances. Vous savez les vacances de rêves avec vos potes, à la plage ou en camping ? En études d'ingé, vous en avez pas : vous travaillez tout le temps pour avaler un maximum de savoir. Et tout ce savoir je l'avais perdu. Il paraît qu'à l'époque le médecin m'avait conseillé de relire mes notes de cours pour provoquer une sorte de stimuli, pour que tout me revienne d'un coup... Mais rien n'est revenu ! C'est des années entières de révisions qui sont parties à la "poubelle".
Je l'avoue, pendant cette période il me semble que j'ai pété un plomb. Je me souviens pas de ce qu'il s'est passé mais avec Marie on s'est séparés. Ensuite, je suis retourné vivre chez mes parents apparemment mais même eux, je m'en souvenais pas ! Globalement j'ai passé deux années assez difficiles. J'ai pas fait grand chose de ma vie : j'ai beaucoup essayé de me souvenir, j'ai fait beaucoup de rééducation, mais rien ne fonctionnait. Au bout d'un moment j'en ai eu assez d'essayer de déterrer des choses dans mon cerveau, que je sentais perdues à jamais de toute façon. Alors j'ai voulu tout ré-apprendre...
J'ai fait comme les gamins qui apprennent à l'école primaire, sauf que moi je prenais des cours particuliers sur ma propre vie. J'avais des cahiers, classés par thèmes : ma famille, mes amis, les différentes choses qui me sont arrivées. J'en avais même un spécialement sur moi, j'ai demandé à mes parents ce que j'aimais boire, manger, quel était mon sport préféré. Et j'ai essayé d'être à nouveau cet homme qu'ils me décrivaient : Boris, le mec sympa et ouvert, qui aime le rugby et qui y joue un peu. Qui aime le bleu et le gris, qui adore la viande de boeuf bien grillée, la bière et le vin blanc. Ces cours me prenaient tout mon temps : j'avais le sentiment d'être plus un visuel qu'un auditif, je notais tout, je cherchais des photos et je dessinais même des fois.
Tout ça, ça a duré deux ans.
Deux ans plus tard exactement, je m'apprêtais à fêter deux anniversaires en même temps : le mien, et celui de ma perte de mémoire. Pour ma famille c'était une épreuve difficile, ils s'attendaient toujours un peu à ce que je me souvienne, d'un jour à l'autre grâce à un stimuli. Et moi ? Ben... Je sais pas.
Je sais pas parce que ce jour de mes vingt-six ans, à mon réveil, à nouveau... Il n'y avait plus rien. Je re-découvrais cette affreuse sensation, quand on se réveille avec le cerveau complètement vide. comme si les pensées étaient de la poussière et que quelqu'un était venu tout balayer. À ce moment là je vivais encore chez mes parents, mais bien sûr en me levant je ne savais même pas qui ils étaient. Pour eux, ça a été la panique : il voyaient le cauchemar recommencer et dans un sens, ils avaient l'impression que mon cerveau sombrait lentement. On est retournés à l'hôpital comme deux ans auparavant et les médecins (parce que pour un cas pareil, il y en avait plusieurs) ont vite trouvé l'explication au problème : l'AIT ne s'était jamais arrêté.
Comme les gens qui perdent la mémoire sur un cycle de cinq secondes, j'avais perdu la mienne sur un cycle de deux ans. Je devais donc tout recommencer à zéro mais avec un nouveau constat cette fois : mes souvenirs ne reviendraient pas. Ils n'étaient pas revenus ces deux dernières années, et tout le savoir que je venais d'emmagasiner avait disparu. Il fallait que j'arrête d'essayer de me souvenir, parce que ça ne marcherait pas... Alors, qu'est-ce que je devais faire ? Ça, personne ne le savait.
De retour chez moi, j'ai quand même eu la "chance" de retrouver toutes les notes que j'avais prises ces deux dernières années. Tout était classé, ordonné, avec des photos, des dessins, des textes et des témoignages... C'était plusieurs mois de travail ! J'avais de quoi potasser. Et c'est ce que j'ai fait au début. J'ai tout relu avec attention et j'ai même essayé de tout apprendre par coeur. Étonnement, ma mémoire était plutôt bonne lorsqu'elle ne se vidait pas entièrement d'un coup. C'est comme si toute cette place ne demandait qu'à être remplie. Toutes ces notes, c'était bien parce que ça me donnait un but à poursuivre. Mais très vite, j'ai terminé de tout lire et de tout apprendre. Alors dans un premier temps, j'ai essayé de continuer les notes. J'ai poursuivi mon passé à nouveau, je me suis replongé dans mes cours de la fac. Je suis même allé à des cours magistraux dans mon ancienne université ! Mais très vite, le blues l'a emporté... Je crois qu'à l'époque, j'étais un peu démuni face à cette situation. J'avais l'impression d'être un bon à rien, un poids mort pour la société mais aussi pour ma famille... Et plutôt que d'essayer de me sortir de cette spirale infernale, je sombrais dans la déprime.
Tous mes proches me disent que j'ai été vraiment pénible à l'époque. Ils étaient désolés pour moi mais ils avaient leur vie, et je les comprends. Moi, j'avais plus rien ! Je crêchais chez mes parents parce que c'est compliqué de trouver un travail avec une tête vide. En fait, il me semble même pas que j'en ai cherché... L'année de mes 27 ans a été un enfer, j'avais pas d'amis, de mauvais rapports avec ma famille et je sortais à peine de ma chambre. Comme un ado, mais qui approchait des trente ans... J'ai commencé à écrire, mais plus sur le passé : plutôt sur le présent. Je noircissais des pages et des pages de journaux intimes où j'exprimais mes pensées les plus sombres.
C'est dans cet état lamentable que j'étais la veille du jour de mes 28 ans. Et le lendemain, j'étais un homme neuf. Vous savez bien pourquoi : toute ma mémoire s'était envolée à nouveau !
Là encore ce sentiment, toujours le même, m'a submergé : j'étais triste, paniqué. J'avais l'impression d'avoir perdu quelque chose mais je ne savais pas quoi. Mais une autre question me titillait : pourquoi je m'étais réveillé dans cette chambre plongée dans le noir, aux stores baissés, entouré de piles de classeurs, de papiers froissés et de carnets pleins à craquer ? Était-ce vraiment ma chambre ou un autre type fou à lier l'avait occupée jusqu'à maintenant ? Rebelote, mes parents m'ont emmené à l'hôpital. Re-batterie de tests, re-étonnement des médecins. Cette fois le verdict était sans appel : j'étais parti pour perdre la mémoire tous les deux ans... Toute ma vie. Mes parents m'ont expliqué que ça leur a fait un vrai choc. Ces deux dernières années avaient été très dures pour eux et dans un sens, ils avaient l'impression qu'ils subiraient ça pour toujours. Quand je suis rentré, j'ai relu quelques notes et j'ai réalisé que les connaissances s'imprimaient très facilement dans mon cerveau. En contemplant le bazar de "ma" chambre j'ai eu l'impression qu'un autre homme l'avait occupée. Un type sombre, maussade et triste. Mais bizarrement, passé le choc de ma perte de mémoire ce n'était pas comme ça que je me sentais.
Ma chambre est finalement devenue comme ma mémoire : vide du passé. J'ai tout trié, tout rangé, tout aéré et j'ai décidé de positiver. Les médecins pensaient que tous les deux ans je perdrais ma mémoire et si c'était vrai, je devais tirer parti de cette situation, même si je ne savais pas encore comment. Je garde peu de traces des deux années suivantes puisque j'étais trop occupé à vivre, pour de vrai. Je me suis trouvé un petit boulot, je suis devenu cariste dans un entrepôt. Rien de très fou mais c'était mieux que de déprimer enfermé dans ma chambre. Dans la foulée, j'ai loué un appartement et j'ai même recommencé à voir du monde. J'avais des amis, des amourettes, j'étais presque comme une personne normale !
Quand la veille de mes trente ans est arrivée, j'ai eu peur de replonger dans cette déprime qui avait rongé le "moi d'avant". Alors j'ai écrit sur un petit carnet, que j'utilise toujours aujourd'hui. Sur la couverture est écrit "lis-moi", et sur la première page il y a une lettre adressée à moi-même.
Bonjour !
Si tu lis ces lignes, c'est que tu viens de te réveiller sans le moindre souvenir. Tu dois sûrement avoir très peur mais ne t'inquiète pas : tout ira bien ! Cette lettre, c'est toi qui l'as écrite et elle est là pour t'expliquer tout ce que tu dois savoir.
Tu t'appelles Boris Elnas, tu es natif du Sud-Ouest de la France. Tes parents s'appellent Jean et Anne-Marie, tu es fils unique. Tu as fait des études d'ingénieur et à vingt-trois ans après un infarctus, tu as fait un Accident Ischémique Transitoire. Maintenant, ton cerveau a une capacité de mémoire de deux ans : tous les deux ans, il fait le vide, et c'est ce qui vient de t'arriver aujourd'hui.
Mais ce n'est pas une malédiction, bien au contraire ! Tu es libre de faire ce que tu veux pendant ces deux ans, oublie les limites et vis la vie qui te tente le plus ! Apprends un métier, aide des gens, pars voyager, tombe amoureux : c'est toi qui décide.
Il n'y a que deux règles à suivre : ce carnet, tu ne devras jamais le perdre. Garde-le précieusement et dans deux ans pile, le jour de ton anniversaire, il devra être sur ta table de nuit pour t'apprendre tout ce que tu as à savoir. De plus, à la fin de ces deux ans tu devras noter à la fin du carnet ce que tu as fait au cours de ces deux dernières années. N'oublie pas de noter les noms des personnes que tu pourrais croiser en sortant de ta chambre (ou dans ton lit, qui sait), et ton âge aussi !
Tu es prêt ? Alors tu n'as plus qu'à passer en revue les épisodes précédents de ta vie. Et ensuite, à toi de décider comment tu rempliras les prochaines pages !
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