Chapitre 05 - Zélia
— Je ne peux pas, c’est trop pour moi, dis-je d’un chuchotement.
Je reculai encore de quelques pas avant de faire volte-face vers la sortie du salon. J’osais espérer qu’il me retienne, qu’une personne censée me dise que tout allait bien se passait, mais il n’en fut rien. C’était à peine si je prêtai attention à mes poignets meurtris. Seuls mes talons résonnèrent à présent dans mes oreilles, brisant ce silence de plomb, mettant un terme à notre entrevue. La morosité s’empara de moi lorsque je passai le palier de la porte, tombant nez à nez avec Amalia. Elle se tenait droite, solennelle, tandis que le mâle paré de boucles brunes occupait sur les premières marches de l’escalier. Mes yeux captèrent leur pitié, mais elle n’était pas suffisante pour que je reste.
Sous peu, je traversai le couloir et quittai l’habitation. Je fis à peine quelques pas au travers des maisons de Piccola Londra qu’une présence se dressa devant moi. Je n’avais traversé qu’une moitié de la rue. Malgré les luminaires, son visage restait dans l’ombre. Les ténèbres s’étaient éprises de mon corps. Il s’agissait du Bêta. Plus il avançait, plus je reculai, et tout son être fut éclairé. Un rictus désabusé avait fleuri sur son faciès. Toutes actions furent coupées lorsque la porte de l’habitation que j’avais quitté s'ouvrit. Nous étions encore au beau milieu de la route pavée de béton.
— Lâche-la, Thomas.
Je sentis mon corps s’enliser dans le sol et mon cœur pomper encore plus rapidement mon sang. L’alpha était intervenu alors que j’avais pris la fuite comme une lâche. Je ne méritais pas son aide. Mes yeux n’arrivaient pourtant pas à quitter le Bêta. Le visage levé, je luttais pour ne pas baisser le regard face à un tel monstre, mais l’aura ténébreuse qu’il portait m’écrasait en à peine quelques secondes. Il avança d’un pas, je reculai de deux, manquant de manger le sol au second.
— Lâche-la ! répéta-t-il plus fort.
Sa voix me fit frissonner, puis encore reculer. Dans la nuit bleu pétrole, la barbarie s’empara de Rome. Un loup noir bondit au-dessus de mon visage avant de saisir le Bêta. De stupeur, mon corps trébucha sur le trottoir. Je devins frêle, molle comme du coton. Peu importait si mon corps frottait contre le granito, ma frayeur éclipsait la douleur. Le Bêta se débati tant bien que mal avant de muter. Sa fourrure argentée se reflétait sous les lampadaires et ses mouvements étaient presque aussi vifs que son supérieur. Des grognements se succédaient sans que l’un des deux ne s’arrêtent. La chair de poule m’avait martyrisée. Je n’étais ni capable de me lever ni de parler. Glacée de frayeur, je les observai se battre tels deux chiens enragés sans avoir le courage de les séparer. Que ferait une Inframortelle au milieu des loups ? Elle se ferait tuer à coup sûr. Il ne suffit pourtant que d’un coup d’œil par-dessus mon épaule pour observer Amalia sur le palier de la porte. Elle admirait le spectacle jusqu’à ce que quelqu’un vienne l’interrompre.
— Eh, là-bas ! hurla un homme au bout de la rue.
Sous les lampadaires, je le vis se rapprocher dangereusement des deux lycanthropes dont les couinements et le fracas avaient dérangé les voisins. L’inconnu s’entremêla aux Supramortels et les neutralisa d’un coup sec. Je devins blême. Armé d’un taser, il avait mis à terre le Bêta sans aucun mal. Quant à l’Alpha, il reprit apparence humaine, complètement nu, avant que le policier habillé en civil ne le prive de ses sens. Je sentis mon visage rougir de gêne, mais le policier ne paraissait pas perturbé. Basileus comprit aussitôt d’où venais l’intrus, et, sur le point de s’incliner, il se fit interrompre :
— Vous savez ce qui arrive à ceux de votre espèce lorsque l’on vous prend sur le fait, grogna l’Inframortel bourru.
— Excusez-nous. Je défendais une nouvelle-née face à un incompétent, cracha-t-il en désignant Thomas, à peine remit de ses souffrances.
— A-t-elle décidé ? lui demanda-t-il d’emblée.
Les yeux de Basileus passèrent du policier à moi. Et ce, plusieurs fois. Je restai sans voix face à une telle question. Mes yeux peinaient à rester concentrés sur le haut de son corps.
— Pas encore, avoua-t-il.
— Qu’elle se dépêche donc ! Et je ne veux plus voir ce genre de problèmes par chez vous sinon je vous envoie directement en détention.
Le bien-fondé s’éclipsa de la rue, et, derrière moi, Amalia paraissait tout aussi impassible qu’au début. Je l’entendis se rapprocher de moi, puis m’aider à me relever malgré la pesanteur de mon corps. C’était à peine si je tenais droite. Malgré tout, elle me soutenait de ses deux bras sans prononcer un mot. Du coin de l’œil, je la sondai. Son regard était dur, plein de mépris. Si elle en avait eu l’occasion, elle les aurait électrisés elle-même.
— Allez, viens. Ils se débrouilleront, prononça-t-elle d’une voix atone avant de me tirer à l’intérieur.
Je voulais m’en aller, et je me retrouvais encore en embuscade. Qu’est-ce qui n’allait pas chez eux ? Elle referma avec violence la porte avant de me confier comme une enfant au troisième loup. Cette fois-ci, il était debout, adossé au mur qui se trouvait face à l’entrée. Derrière lui se trouvait un meuble à peine discernable. Son silence en disait long lorsque mon corps le frôla. Amalia m’avait lâché avec dédain, comme prise de court par la contrariété. Elle se posta devant moi, les bras croisés sur son plexus. Un bras m’attira en arrière, puis un torse se colla à mon dos.
— Reste là, petite louve.
Sa voix était suave, chaste et son soprane bas. Sa main ne me lâcha pas, et avant que je ne repose les yeux sur la louve, j’aperçus le débardeur blanc du Bêta. Il mettait en valeur sa musculature ainsi que sa peau légèrement basanée. Il était cependant plus clair que moi. Amalia patientait toujours devant moi, c’était à peine si l’on me voyait derrière tellement mon corps était prostré et avachi d’impatience.
— Qu’est-ce que vous attendez ? demandai-je, doucement.
Le visage du Bêta se pencha vers le mien. Je ne le vis que du coin de l’œil, mais je pus détailler un peu plus son visage. Il avait le profil d’une statue romaine et le nez qui allait avec. Mes yeux ne quittèrent pas l’entrée un instant jusqu’à ce qu’elle s’ouvre, laissant apparaître devant nous Basileus. À nouveau, je me retrouvai face à un corps nu comme un vers. Seule la présence d’Amalia pouvait cacher l’embarras de mon visage. Le dos droit, il s’avança jusqu’à la Bêta et se présenta silencieusement à elle. Je ne l’aperçus qu’à peine, parce que la louve le cachait, mais un détail sur son faciès me fit frémir. Une entaille tâchait sa peau d’un rouge vif. Un instant, ses yeux se posèrent sur moi avant d’en revenir à Amalia.
— Il va falloir soigner ça, fit remarquer la louve.
Aussitôt, l’Alpha s’enfonça dans le salon sans même se retourner. Je ne pus m’empêcher de le suivre du regard et de poser mes yeux là où il ne fallait pas. Thomas le talonnait, et lorsqu’il fit face à la blonde, son regard changea du tout au tout. Il passa d’enragé à prosterner. Elle le gifla si fort que sa mâchoire manqua de se décrocher, et moi de me liquéfier. Je m’enfonçai petit à petit jusqu’à me rappeler que je n’étais pas seule. Le Bêta m’arrêta avant que je le percute. Il était le seul à rire, non de nervosité, mais bien d’amusement.
— Ferme-la, Valério, commanda Amalia d’un ton sec.
— Ce n’est pas toi qui me donne des ordres, Amalia, je te rappelle que je suis au-dessus de toi dans cette hiérarchie, pesta-t-il en se calmant.
Elle tiqua et reposa son attention sur Thomas.
— Toi, va chercher de quoi parer Basileus et ensuite je te conseilles de rester cloîtrer en haut si tu ne veux pas que je t’en mette encore une sur la figure, grogna-t-elle.
J’étais en plein dans une zone de tensions. Impossible de faire profil bas lorsque la louve tourna son buste vers nous. Thomas parti à l’étage sans qu’elle n’y prête attention. Lorsqu’elle posa ses pupilles dorées sur moi, la douceur s’installa en elle.
— Désolée. Je suis tendue.
Dire qu’elle était tendue était probablement un euphémisme. Je n’aurai pas apprécié être à la place de celui qui s’est pris sa gifle. Soit : un idiot doublé d’un incompétent, d’après ce qui en ressortait pour l’instant. Elle s’en alla enfin en direction de la pièce à vivre. Valério se décala sans un mot, mit son pied droit sur la première marche et posa sa main sur la rambarde avant de se tourner vers moi. Son profil était hypnotisant. Encore plus dans cette ambiance tamisée qu’offrait le couloir depuis tout à l’heure.
— Bienvenue dans notre monde, Lettre Z.
Et il grimpa les escaliers avec lenteur. Que se passait-il là-haut ? Comme hypnotisée par la silhouette athlétique de Valério, je voulus monter moi aussi. J’eus à peine le temps de poser le pied sur la première estrade qu’une voix féminine me coupa dans mon élan :
— Ne monte pas.
Une personne que je ne connaissais pas me fit face en haut des escaliers. Une jeune femme, pas plus vieille que moi, perchée sur des talons compensés noirs. Lentement, elle descendit, faisant glisser avec légèreté ses doigts sur le bois lisse de la rambarde. Je me retrouvais encore perdue face à une louve, comme une proie devant son prédateur. Lorsqu’elle arriva à mon niveau, elle était à peine plus grande que moi. Ce qui signifiait que sans ses talons, elle n'excellait pas ma taille. Seulement, je paraissais comme une fourmi. Hors de question que je me laisse marcher dessus par quelqu’un d’autre dans cette pièce.
— Qui es-tu ? m’interrogea-t-elle, agressive.
Elle possédait des cheveux bouclés d’un roux flamboyant et le vert altingat de ses yeux ressortaient d’autant plus grâce à la robe en dentelle noire qu’elle portait. Je n’eus pas le temps de répondre qu’elle m’avait déjà analysé en profondeur.
— Ne dis rien, prononça-t-elle d’un ton tranchant.
Elle détacha son regard de moi, me passa sous le nez et s’immisça dans la pièce du rez-de-chaussée.
— Tu aurais pu prévenir que le Cuivre était arrivé, brailla-t-elle à travers la pièce.
J’avançai de quelques pas afin de les observer. L’endroit me paraissait soudainement bien plus grand que ce que je l’imaginais jusqu’à maintenant. Tout était peint d’un vert kiwi, décoré de blanc ou de beige. Aux côtés du fauteuil qu’occupait plus tôt l’Alpha, il y avait un canapé d’angle drapé de la même couleur que les murs.
— Pas maintenant, Dorothea, intervint Amalia en train de panser la blessure de l’Alpha.
— Encore une Lettre ? demandai-je, doucement.
Basileus tourna instinctivement le visage dans ma direction. Son entaille luisait sous la lumière artificielle du plafonnier. Personne, à part moi, ne faisait attention à sa nudité. Ses muscles étaient saillant dans un environnement comme celui-ci, mais je m’interdisait à baisser le regard, convenu comme déplacé dans une situation telle que celle-ci. Ladite Dorothea se laissa tomber sur le sofa, sortit un smartphone de son balconnet et plongea son regard dans l’écran.
— Je croyais que tu voulais partir, nota-t-il.
— Il n’y a que les cons qui ne changent pas d’avis. Et pour tout avouer, maintenant que je sais que les moustiques du gouvernement traînent dehors, je n’ai pas envie de les croiser.
Il reposa son attention sur Amalia, comme s’il n’avait d’yeux que pour elle. Ses douces mains tenaient un coton depuis tout à l’heure et sous mon regard, elle continua de désinfecter son visage.
— Dorothea n’est pas une Lettre, c’est une Gamma.
Cette dernière quitta son écran, passa son bras droit par-dessus le dossier du canapé et se tourna vers moi. Elle comprit aussitôt que je n’étais pas que du simple Cuivre pour Basileus. Que j’étais bien plus qu’une nouvelle-née pour Thomas.
— C’est la Lettre Z ? demanda-t-elle avec dégoût.
— Ne parle pas sur ce ton, Thea, lui fis remarquer Amalia, impartialement.
Super. J’avais déjà un Bếta à mes trousses, il fallait qu’une louve me collent aux baskets, maintenant ? La rousse éleva les deux bras, comme pour se rendre par forfait. Néanmoins, elle avait toujours les yeux posés sur moi, et je remarquai avec un intérêt déconcertant que son eye-liner et son fard à paupières noir soulignait son regard.
— Je l’imaginais moins… coincée, lâcha-t-elle d’un ricanement.
Je me raidis aussitôt, et avec étrangeté, je percevais également la raideur de l’Alpha. Une apathie différente de celle qu’il avait avec Thomas. Avaient-ils un lien, tous les deux ? Dorothea et Thomas ? Elle me faisait penser à lui, sous un angle différent. Peut-être un peu plus prétentieuse, sur les bords. Thomas ne possédait que le charisme et la détermination : celle de tuer. Elle, tout ce qu’elle allait pouvoir faire était de rendre ma vie un enfer. Je le voyais dans son regard. Le temps s’était arrêté depuis qu’elle avait sorti sa petite plaisanterie. Et probablement qu’elle n’était qu’un pantin, elle aussi.
— Pour une Gamma, je m’attendais à une répartie excellente de ta part. Il faut croire que le statut ne fait pas tout, dis-je avec dédain.
Ma réflexion venait à peine de fleurir sur ma bouche que l’atmosphère devint oppressante. Aussitôt, je devinais que Thomas nous avait rejoints. Il me frôla, entièrement habillé, un caleçon à la main. Il me frôla, et d’un mouvement cinglant, il donna le tissu gris à Basileus. Il se détacha d’Amalia, et leur coordination leur permettait de ne faire preuve d’aucun défaut dans leurs actions. Je trouvais cela perturbant, comme s’ils n’avaient pas besoin de communiquer pour se comprendre. Lorsque Basileus se redressait, il me suffisait de suivre l’aura ténébreuse de Thomas. Lorsqu’il passa derrière moi, je me figeai un instant jusqu’à ce que j’aie le courage de me tourner. Dorothea se trouvait toujours assise au fond du canapé, nuque posée sur le dossier et son téléphone posé à ses côtés. Celui que je considérais comme un agresseur détenait pourtant un regard délicat sur cette fille. Il se posta derrière elle et pencha son visage vers le sien.
Je ne savais plus où me mettre.
De l’électricité animait leurs mouvements, et, rapidement, la bouche de l’un rencontra celle de l’autre. Je n’arrivais plus à détourner le regard et me contentai de les observer se montrer tant d’affection alors que quelques heures plus tôt, le mâle était incontrôlable.
— Pas maintenant, s’il vous plaît, les interrompt Basileus d’un grognement.
Ils s’échangèrent un dernier baiser avant que Thomas relève le visage vers Basileus au moment où Dorothea avait fait de même. Ils avaient un air de ressemblance, des taches de rousseur et une mâchoire semblables. J’eus un frisson, embarrassée.
— Tu fais chier, maugréa la louve.
Amalia restait de marbre, non loin de moi.
— Pas devant Zélia, insista-t-il d’un ton tranchant.
— Avoir un tant soit peu d’affection est trop demandé pour toi, Basileus ? ricana Thomas avec ironie.
Et il partit.
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