
Le vieux falotier
Tout le quartier connaissait le père Colin. Il semblait avoir toujours habité là, dans ce trou miteux où la solidarité entre voisins était une loi. Quand on avait une commission à faire, des souliers à réparer, quand on manquait de quoi que ce soit, c'était à lui que l'on s'adressait. Il était l'homme le plus serviable que le monde est jamais porté, disait-on. Et même sous les rudesses de la vie, même si le temps avait déjà creusé de rides son visage parcheminé, chaque passant était garanti de recevoir un sourire lumineux de sa part.
Oh, le père Colin n'était pas riche, loin de là ! Cependant, il se comportait en véritable gentlemen. Il connaissait toute la rue, savait les soucis de chacun. Il soignait ses voisins comme les enfants qu'il n'avait jamais eus.
Tous le respectaient : c'était un brave homme, malgré son âge avancé. Tous l'appréciaient et l'on savait trouver auprès de lui une oreille attentive. Avec sa grande expérience, il prodiguait les meilleurs conseils sur la vie mais, loin de s'en vanter, il s'occupait du monde avec la plus grande délicatesse.
C'était le doyen du quartier, le grand-père de la rue.
Or, un matin de l'année 1703, on apprit que le père Colin était alité. En effet, on ne l'avait pas vu sortir de la journée ni la nuit, car il avait pour besogne d'allumer les becs de gaz pour trois francs par mois. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, il effectuait sa ronde quotidienne dans le quartier, sous la bénédiction de la Lune. Les dimanches, les jours fériés, les fêtes ? Il ne connaissait pas. Il était voué aux réverbères.
Mais la nuit du 12 au 13 mars était restée noire d'encre, et toutes les nuits après elle.
Très vite, on s'inquiéta : le père Colin était connu comme quelqu'un de fidèle qui ne se désistait jamais à la tâche. De plus, on disait qu'il avait un système immunitaire en acier : il ne tombait jamais malade.
Ce fut un interminable défilé devant son petit logis, perché au sommet d'un bâtiment de six étages. Il était sobre mais douillet et lui coutait les yeux de la tête. Il racontait toujours qu'il ne restait pas là-bas pour le confort mais pour le voisinage. Il le disait agréable et poli, comme on en voit peu de nos jours. Et cette pensée renforçait l'admiration et le respect que l'on avait pour lui. Ce fut donc tout naturellement que ses voisins vinrent le voir pour prendre de ses nouvelles.
Malheureusement, tous furent repoussés par le médecin, un homme moustachu qui savait de quoi il parlait. On le craignit, avec son air sérieux et imperturbable, sa bedaine cachée sous un long manteau noir et ses cheveux grisonnants sous son haut-de-forme. Il ne souhaitait pas se prononcer encore sur le sort du malade. La seule information qu'un voisin avait chapardée et divulguée aux autres était la maladie du bien-aimé père Colin : le pauvre était atteint de la petite vérole.
Tout le quartier s'épouvanta : c'était bien une des pires maladies que Dieu avait envoyées sur Terre ! Tous savaient comment il finirait si le médecin ne parvenait pas à le soigner. La phase finale était atroce : des pustules vous poussaient sur tout le corps, dans le nez et dans les yeux, laissaient des marques indélébiles et entraient souvent en éruption, semblables à de petits volcans qui perçaient la peau du malade. Une mort lente et douloureuse que le père Colin ne méritait pas.
Dès les premiers symptômes, le docteur Girard effectua des saignées sur son patient, espérant ainsi que le mal s'en irait avec le sang du vieillard. Malgré ses airs de professionnel, c'était bien là tout ce qu'il pouvait faire, disait-il. Et le quartier pestait, criait que l'on assassinait leur doyen au lieu de le guérir.
Une nouvelle nuit tomba lourdement sur la ville, que les becs de gaz percèrent comme ils purent, allumés par le bon Gontran, le charcutier du coin qui espérait que son nouveau rôle s'arrêterait bientôt. Dans l'immeuble du père Colin, le malade frissonnait, pris de fièvres et de délires.
Pâle comme un cadavre, c'est ainsi que Mlle Hautcœur le retrouva sur son lit, empêtré dans ses couvertures qu'il ne cessait de remuer en tous sens. La bourgeoise, qui se faisait plaisir avec le voisin depuis plusieurs mois, était rentrée éméchée chez son amant qui l'avait repoussée. Celle-ci, loin de vouloir se rabattre sur le vieil homme, était seulement curieuse de voir la maladie qui déformerait bientôt ses traits.
À tâtons, elle ralluma la chandelle qui s'était éteinte sous les crises du père Colin. Elle voulait voir, dans un élan d'attirance malsaine, son visage qui commençait à être envahi de pustules. Elle s'assit imprudemment sur le lit, les joues toutes roses d'alcool et la perruque de travers, ses jupes maculées de la boue du peuple.
Le père Colin ouvrit les yeux avec difficulté et poussa un long râle d'agonie, à demi étouffé par la surprise. Il ne s'attendait pas à voir une jeune femme soûle sur son lit de mort.
« Que faîtes-vous là, bonne enfant ? Vous êtes perdue ? Ne restez pas ici, vous avez toutes les chances que je vous contamine. N'êtes-vous pas au courant du mal qui me ronge et ressort sur ma peau flétrie ?
— Je le connais bien, vieux falotier. Mon homme m'en a parlé.
— Ne restez donc pas ici, en danger. Partez donc ! s'écria-t-il, pris d'un haut-le-cœur.
— Pas question ! Je n'ai nulle part où aller. Et je ne vais en aucun cas vous laisser dans la détresse.
— Hélas, j'ai bien peur que vous ne puissiez rien faire pour sauver ma pauvre carcasse ! J'ai assez vécu sur cette Terre, j'aimerais juste que la mort m'emmène plus vite avec elle.
— Vous voulez mourir ? Mais pourquoi donc ? N'étiez-vous pas en bonne santé avant cette mauvaise passe ?
— Vous en dîtes, des choses pour me réconforter... comme cet idiot de Gontran ! frissonna-t-il. Mais je ne veux pas vous offenser, demoiselle. Je suis satisfait de ma vie comme je l'ai vécue, je n'ai guère plus rien à faire ici. Je laisserai volontiers ma place à quelqu'un d'autre dans cette maison, on trouvera sans doute un autre allumeur de réverbères avec des os plus solides que les miens.
— Et vos voisins ? Ils comptaient sur vous !
— Je leur ai donné toutes les clefs, il faudra maintenant qu'ils se débrouillent seuls. Mais je ne crains rien, je sais qu'ils s'en sortiront. Oh si ! s'exclama-t-il soudain. Il y a bien quelque chose que j'aurais aimé leur transmettre, comme au reste de l'humanité d'ailleurs, mais c'était peine perdue...
— Je vous écoute, je suis bonne messagère.
— Feriez-vous ça pour un vieil homme agonisant comme moi ? La bourgeoisie n'a-t-elle rien d'autre à faire que d'écouter les dernières volontés d'un pauvre bougre du peuple ?
— Moi-même, je suis toute ouïe. Et si vous voulez mon avis, la bourgeoisie ferait mieux de tendre plus souvent l'oreille du côté des mines et des pavés boueux. Cela éviterait bien des désagréments.
— J'aime votre état d'esprit, mademoiselle. Et peut m'importe que cela soit Dieu, le sort ou une autre manifestation mystique qui vous ait envoyée vers moi, j'en suis fort heureux. Alors, voyez-vous, je vais commencer, si vous le voulez bien.
— Avec le plus grand plaisir, nous avons toute la nuit devant nous. »
Le falotier conta sa vie heureuse, en insistant sur la joie qu'il avait ressentie au contact des autres êtres humains. Mlle Hautcœur compris vite qu'elle avait affaire à un homme qui se contentait des plaisirs simples de la vie et qu'il avait toujours profité de l'instant présent.
« Vous savez, de nos jours, notre monde est gouverné par l'esprit matérialiste. Celui-ci est si puissant, si ancré dans nos racines qu'il maintiendra son règne pendant longtemps, je n'en doute pas. La seule chose qui m'attriste, dans ce monde que je quitte, ce sont les préoccupations majeures des hommes. Une vie heureuse, à leurs yeux, se résume à un travail qui rapporte assez pour ne pas mourir de faim, à de la nourriture qui tasse l'estomac, à la boisson qui fait oublier les déboires, à un coin pas trop sale où se blottir pour dormir, et faire des enfants mais ne pas s'en occuper, les laisser à la dérive dans le courant de la vie, parce qu'il faut bien perpétuer l'espèce. Toutes ces priorités sont à mon avis les moins importantes.
Voyez-vous, les querelles infantiles entre voisins, entre amis, au sein même de votre famille... tout cela n'aura plus aucune importance une fois que votre âme retrouvera la lumière. Comment croyez-vous que la maison que vous avez acheté avec les sous de la banque, que vous avez remboursé toute votre vie, va finir ? Que deviendra votre voiture ? Vos beaux bijoux ? Tout ce qui est si éphémère en ce monde ? Je ne soutiens pas que le plaisir matériel et le confort soient inutiles, mais ils devraient prendre une moins grande place dans nos vies. Voilà, de mon avis, l'un des plus grands fléaux de l'humanité, mademoiselle ! Si seulement les humains se préoccupaient moins des choses dérisoires, des démons de leur passé, des craintes de leur avenir ! Je ne dis pas que c'est chose aisée, mais si chacun faisait un effort pour aller vers l'autre, notre espèce évoluerait bien plus vite qu'avec l'arrivée des chemins de fer.
Car, voyez-vous, finit-il après une crise de frissons incontrôlables, le plus important dans ce monde, est l'amour universel. Dans l'éphémère, seul l'amour universel, celui que l'on porte au tout, restera et accompagnera votre âme vers la source-lumière.
Et tous en ce monde l'ignorent. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro