50.
Cinq années.
C'était à la fois très long et très court, à la lumière du temps et de son paradoxe. Ça me donnait l'impression étrange que c'était hier que Taehyung avait été diplômé de son école d'art et pourtant, cela pouvait paraître si loin après tout ce qu'il s'était passé depuis ce jour-là.
Voilà que cinq années s'étaient écoulées et en ce jour de printemps, tandis que la chaleur avait commencé à arriver doucement sur la capitale, j'abattis la masse contre le mur de l'appartement. Le bruit fut saisissant et l'objet s'enfonça dans le plâtre comme s'il s'agissait de feuilles de papier. Reprenant mon souffle, je retirai l'outil, avant de recommencer jusqu'à ce qu'une ouverture permette de distinguer l'appartement voisin, entièrement vide.
J'entendis le déclic d'un appareil photo et me retournai, les sourcils froncés.
-Tu es censé m'aider, je te rappelle.
-Pardon, pouffa Taehyung en posant son appareil photo sur un des nombreux cartons qui encombraient la pièce. Je n'ai pas pu m'en empêcher.
Il s'approcha dans mon dos, m'enlaça et embrassa ma nuque avant de murmurer d'un ton qui allait me faire râler :
-T'es sexy comme ça.
-Prends cette fichue masse et aide-moi à casser le mur.
-Oui chef, scanda-t-il de bonne humeur.
En chœur, on reprit notre effort jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de parois entre notre mur et celui de l'appartement voisin. Bientôt, ces deux logements n'en formeraient plus qu'un seul.
Il y a quelques mois de cela s'était imposé un choix de vie. Ni Taehyung, ni moi ne voulions déménager mais il nous avait fallu reconnaître que le logement était petit pour deux personnes. Pourtant, rester dans cet immeuble et ce quartier nous convenait.
Longtemps j'avais eu un doute. Lorsque le moi du passé, qui n'avait pas oublié son ancienne vie, avait choisi cet endroit spécifiquement sur Séoul, j'avais eu l'impression que ça n'avait pas été par hasard. Le prix de l'immobilier commençait sérieusement à grimper sur la capitale et le quartier voisin était en travaux pour créer une zone commerciale d'ici trois ans. Il n'avait pas été difficile de calculer, que d'ici quelques années, le loyer de cet immeuble que nous habitions vaudrait trois fois le prix actuel.
D'un commun accord, Taehyung et moi avions décidé de garder l'appartement mais de l'agrandir.
J'étais mentalement décidé à faire des travaux, ou plutôt, je voulais le faire. J'éprouvais le besoin de travailler de mes mains, apprendre à casser et reconstruire, créer, poser des parquets, redéfinir architecturalement un espace. Tout cela me passionnait.
Sun avait dit que ça me ressemblait bien d'agir ainsi.
Taehyung, lui, me laissait faire. Il avait seulement imposé de s'occuper de la peinture des pièces et de la décoration.
Voilà que cinq ans s'étaient écoulés depuis son diplôme. Il avait brillé par son absence lorsque l'académie des Arts lui avait validé ses années. J'étais celui qui avait dû se rendre sur place pour chercher son document car ce jour-là, sous la floraison des cerisiers, il se trouvait à des milliers de kilomètres de là. Les prédictions de Mme Kwon s'étaient avérées justes. En voyageant, en parcourant la planète, en rencontrant des artistes et des professionnels du milieu, Taehyung avait trouvé sa place. Il avait participé à des projets artistiques à plusieurs mains, des expos de photographie et surtout de peinture à travers le globe.
Il peignait toujours autant, mais il aimait me répéter qu'il préférait peindre dans cet appartement. C'était son endroit d'ancrage.
Notre logement ne pouvait rester indéfiniment un local à peinture. Il était temps qu'il ait un véritable studio. Après des années de hauts et de bas, dans cette bataille à la stabilité psychique, nous avions trouvé un juste-milieu entre les disputes et la plénitude.
J'avais appris à vivre avec son absence, il avait appris à peindre sans devoir succomber à la mélancolie profonde. Nous avions appris à nous équilibrer.
En cinq ans, le projet BerryGoods avait évolué. Au-delà de nos espérances.
Cette petite démo de jeu était d'abord sortie sur téléphone ; je me souvenais encore avec nostalgie des premiers retours des utilisateurs, les quelques gains gagnés grâce aux abonnements que j'avais fait immédiatement réinjecter dans la version pour ordinateur encore en création.
La version mobile eut un succès en demi-teinte. Le jeu ne convainquit pas, mais nous apporta suffisamment d'éléments pour des améliorations. Un an après, la version remastérisée de la licence sortit sur ordinateur. Les retours furent cette fois-ci bien plus encourageants, mais l'engouement ne vint pas. Jin usait de tout son réseau jusqu'à l'épuisement, voulant investir plus férocement dans un marketing intensif que je lui refusais. J'étais chargé du côté économique et je privilégiais la prudence à l'emportement.
Ce fut moi qui eus raison, car à force de se serrer la ceinture, la deuxième carte d'aventure qui arriva dans le jeu plusieurs mois plus tard séduisit davantage les utilisateurs. Alors, enfin, au bout de presque trois ans de travail, la récompense fut à la hauteur de nos attentes. L'argent arriva vite et l'effet de mode encore plus rapidement au point où je perdis pied. Heureusement nous étions deux à mener cette petite barque qui nageait soudain sur des eaux plus larges. Mon côté défaitiste contrebalançait le côté optimiste de Jin et ensemble, nous étions parvenus à trouver une ligne de conduite et une rigueur dans le travail.
La mode passerait mais le jeu, lui, devait survivre.
A l'heure actuelle, la visibilité du jeu continuait d'augmenter, moins intensément qu'au début, mais elle faisait son petit bout de chemin. Nous étions à la tête d'une équipe beaucoup plus grande à présent. J'avais enclenché un recrutement plus spécifique et plus qualitatif. La simple pièce que nous louions dans le quartier de Nowon-gu avait été abandonnée. A présent, nous disposions d'un étage entier dans un quartier plus intéressant et plus proche de la rivière Han. Il y a quelques semaines, nous avions reçu deux propositions de rachats pour une somme qui me paraissait tout à fait respectable mais malgré les contraintes, nous avions décidé de rester indépendants.
Néanmoins, si nous voulions monter plus haut, à la hauteur de ces ambitions, il nous faudrait plus de moyens. Des actionnaires notamment. Nous n'en étions pas encore là. BerryGoods restait une moyenne entreprise qui nous rapportait suffisamment d'argent pour que j'investisse dans l'immobilier.
Je m'endettais pour vingt ans, mais avec un sentiment de fierté.
Je sortais enfin la tête de l'eau. C'était presque comme une sorte de revanche, non pas dans la réussite financière, mais bien psychologique. Ce choix que j'avais fait s'était transformé en positif. Après tout ce temps, je me sentais plus confiant, plus sûr de moi. J'avais toujours eu l'impression d'être dans l'ombre de Jin, le simple comptable qui s'était retrouvé associé à un type professionnel et charismatique. Mais ce projet, j'avais fini par m'en emparer comme étant aussi le mien, à cinquante pour cent. J'appréciais de voir que nos salariés nous adressaient les mêmes choses, de la même manière et que je n'étais pas mis de côté.
Jin n'avait jamais souhaité que je me sente comme tel mais c'était comme cela que je l'avais vécu au début.
Peut-être que la vie était ainsi faite. J'approchais de la trentaine après tout. Ma vingtaine se terminerait d'ici deux ans. Je ne me rendais plus compte du temps.
Et peut-être que c'était cela le bonheur.
Essoufflé, j'arrêtai de frapper le mur et fixai Taehyung, contrarié. Ce dernier sirotait son jus de fruit à la paille, juché sur un des gros cartons, se justifiant comme un enfant en me montrant ses mains.
-Ça me donne des ampoules et je ne pourrai pas peindre.
Sale gosse.
Il me tendit une briquette et je me laissai tomber sur le sol, le dos en compote. Nous allions vivre pendant des semaines dans les travaux, mais quand tout serait terminé, nous aurions un appartement deux fois plus grand qu'au départ. Chacun de nous deux aurait son espace, mon établi dans une pièce, le studio de Taehyung dans une autre.
Rafraîchi, je déroulai le plan à même le parquet. Je le faisais plusieurs fois par jour ces deux dernières semaines, j'adorais observer la cartographie de notre appartement selon les devis des travaux, les mesures que j'allais réaliser, mais je fronçai les sourcils devant les dessins aux crayons de couleurs qui marquaient l'emplacement des meubles et des tableaux.
-Ne dessine pas sur le plan, râlai-je.
Il éclata de rire tandis que j'essayai de gommer ses bêtises comme je le pouvais.
-C'est moche un plan, me susurra-t-il avant d'embrasser mon oreille. C'est vide, froid, trop linéaire.
-Est-ce que moi je fais des lignes sur tes peintures ? Non, donc ne touche pas à mon plan.
-Je t'ai déjà dit que tu étais sexy habillé d'un simple marcel ? lança-il spontanément.
-Tu vas te calmer deux minutes...
-Tu es sexy avec tes lunettes, tu crois que la combinaison des deux serait faisable ? Tu ne veux pas aller mettre tes lunettes cinq minutes ? C'est pour un test.
-Taehyung !
Je me levai au quart de tour et il se mit à courir, passant par le trou béant entre l'appartement et celui qui allait devenir le nôtre. Je le poursuivis sans réussir à l'attraper tandis qu'il riait comme un enfant en courant dans tous les sens.
Oui, notre vingtaine se terminait mais parfois nous étions toujours des enfants.
*******
Cinq nouvelles années supplémentaires s'ajoutèrent.
Je ne les vis pas passer, celles-ci non plus. Mais elles, elles me virent. Devant le reflet de la salle de bain, les lumières éclairaient mon visage blafard où mon expression se situait entre l'horreur et le regret.
-Yoongi, cria la voix de Taehyung depuis l'autre pièce, on va être en retard !
Je me reculais, me fixant dans mon intégralité avec cette impression que je faisais tache, comme si on avait changé un paramètre dans mon programme. J'avais l'air différent. Je sortis de la salle bain, ma veste de costume pliée contre mon bras.
Dans la très grande pièce découpée qui faisait office de salon et de salle à manger, l'homme que j'aimais se tenait debout, le nez devant son écran tactile. Sa tenue n'avait rien à voir avec la mienne. Bien que son costume fût classique, il était surtout pourpre. Des bijoux chargés en pierres précieuses pendaient à l'une de ses oreilles. Sa carrure avait pris de l'épaisseur et du muscle avec les années. Il était plus large, plus grand que moi. Il ne ressemblait plus à l'adolescent maigrelet aux cheveux lui mangeant le visage.
-Tu ne mets pas ta veste ? s'étonna-t-il en levant la tête vers moi. Ils annoncent une soirée glaciale. On est déjà en retard, le taxi est en bas...
Il rangea son téléphone et prit sur le meuble mon boîtier de lunettes pour venir me les poser sur le nez. C'était une monture noire épaisse, il les aimait. Il les avait choisies il y a un an de cela. A présent je ne pouvais plus m'en passer. Ma vue n'avait eu de cesse de baisser avec les années et même si je ne les supportais pas tout le temps, je les portais régulièrement car Taehyung avait une fascination pour mon visage avec des lunettes.
Il les ajusta sur mon nez et je fronçais les sourcils.
-Pourquoi tu ne m'as pas dit que j'avais des cheveux blancs ?
Ses sourcils se lèvent, disparaissant dans les mèches qui lui tombaient sur le front. Il irradiait d'un charisme que je lui enviais parfois.
-Parce que je pensais que tu le savais, répondit-il seulement.
-Je ne le savais pas. Ça fait longtemps ?
-Plusieurs mois... Comment as-tu fait pour ne pas les voir ?
-Je ne me regarde pas dans le miroir.
Il eut l'air attendri et m'embrassa lentement et je sentis ses mains sur mes hanches se faire un peu plus pressantes au fur et à mesure de notre baiser mais je le repoussai sans hésitation.
-J'ai des cheveux blancs, arguai-je comme argument.
Il se mordit la lèvre pour ne pas sourire.
-Je trouve ça sexy.
-Je sais que tu veux faire l'amour depuis le début de cette semaine, c'est non.
Il soupira exagérément sans pour autant retirer ses mains.
-Je n'ai pas quarante ans mais j'ai des cheveux blancs.
J'étais perturbé.
-Je vieillis, insistai-je.
Je ne comprenais pas pourquoi ça ne l'inquiétait pas comme ça m'inquiétait. Je le vis retrousser ses lèvres comme s'il s'empêchait de rire et cela m'agaça. Pourtant, il glissa lentement ses doigts entre mes mèches de cheveux, sur cet endroit qui commençait à grisailler au-dessus de mes tempes.
-Tu ne vieillis pas du tout, Yoongi, tu as toujours le même visage, pas une ride à l'horizon.
-Mes cheveux, eux, ont des rides.
-Le temps passe, souffla-t-il seulement avant de m'embrasser chastement. Et c'est ainsi, non ?
Cette phrase me resta pendant la totalité du trajet. J'y repensais encore en arrivant à la galerie d'exposition.
Le temps passait et c'était ainsi.
Je n'aimais pas cette idée. C'était comme si le temps, que j'avais presque oublié, avait une nouvelle prise sur moi, visible, radicale qui me rappelait qu'on ne pouvait pas aller à son encontre.
Je vieillissais et on allait vieillir ensemble. La moitié de ma vie était faite, n'est-ce pas ?
Taehyung disparut aussi vite qu'il était entré dans la galerie, et perdu dans mes pensées je constatai que la place à côté de moi était vide seulement cinq minutes plus tard. Me reprenant, j'observais l'endroit. Il y avait du monde au buffet devant des petits fours, des groupes s'étaient formés et chuchotaient en tenant leurs coupes de champagne. Ça me fascinait toujours de constater l'écart qu'il y avait entre les artistes et les galeries.
Ici, l'ambiance était classe, respirait une certaine élégance, un certain niveau social, culturel et intellectuel où un type comme moi se sentait si peu à sa place. Et puis d'un autre côté, je connaissais aussi Taehyung, ses toiles, la manière anarchique dont il peignait, l'état de notre appartement et de ses vêtements quand il s'y mettait. L'impulsion, la motivation, l'inspiration qui venait de manière fluctuante, sans contrôle et sans respect pour le jour et la nuit.
Toutes les émotions, les souffrances, les raisonnements, l'effervescence de ces moments se tenaient ici, accrochés aux murs blancs d'une galerie sobre.
C'était la deuxième fois que Mme Kwon faisait jouer son réseau et ses contacts pour organiser une exposition des tableaux de Taehyung. La première fois avait eu lieu l'année dernière. Cette fois-ci, en ce mois de mai printanier, déjà très chaud et orageux, la montée en popularité de Taehyung avait rendu cette petite exposition bien différente.
J'ignorais où il en était, s'il y avait des classements de popularité ou de recommandations dans ce type de milieu ; j'avais beau vivre avec lui, partager toute ma vie dans ses bras, je ne comprenais toujours pas exactement comment cela fonctionnait. Je savais seulement qu'il voyait de plus en plus d'artistes, que cela améliorait sa technique, l'inspirait, qu'il fréquentait aussi les milieux des photographes, et que les réseaux sociaux, aux nombres d'abonnés toujours plus importants, suivaient ses aventures à travers le monde.
Dans un couloir, accrochée sous un léger spot de lumière blanche, la fleur colorée, aussi vive qu'hypnotisante, me renvoyait la même sensation qu'autrefois. Je vieillissais, mais l'art, lui, était intemporel.
N'étais-ce pas seulement ce qui resterait quand nous aurions tous disparu ?
Pourquoi est-ce que je pensais ça maintenant ?
Étalé sur différents murs blancs, le monde de Taehyung apparaissait éclectique, détonnant, étrange, merveilleux, fascinant. Des morceaux de lui morcelés de toiles en toiles.
-C'est une réussite, me souffla la voix de Sun à mes côtés.
Je me tournai à demi pour la saluer.
-Ça fait longtemps que tu es arrivée ?
-A l'heure convenue. Vous aviez du retard...
Elle portait une robe chic qui dévoilait ses longues jambes, la sobriété lui allait bien et ses cheveux coupés dans un carré, doucement ondulés aux pointes, la rendaient parfaitement à l'aise dans ce décor. Là où je faisais tache, moi et mes cheveux blancs.
Je me frottais la tempe, espérant qu'ils tomberaient et que je ne les verrais plus.
-J'ai perdu Taehyung parmi les invités.
-Il discute avec des acheteurs, la femme qui veille sur lui comme un vautour est aussi avec eux.
Sun appelait Mme Kwon "Femme-Vautour" et étonnamment, j'aimais bien ce surnom. Il n'empêchait que sans elle, il était presque certain que la carrière de Taehyung aurait eu du mal à démarrer.
Une silhouette s'approcha et tendit une coupe de champagne à mon amie qui recula doucement pour lui faire de la place. Un homme grand et mince avec une coupe de cheveux impeccable et sans cheveux blancs, se tourna vers moi.
-Yoongi, je te présente Anh Chil-hyun.
L'homme me tendit sa main que je serrai avant de jeter un petit coup d'œil étonné à Sun qui avait le nez dans son verre.
-Vous êtes amateur d'art vous aussi ? me lança ce nouvel interlocuteur.
-Du tout, je connais simplement l'artiste. Et vous ?
-Je suis plutôt friand, avoua-t-il avec un visage très sympathique, et quand Sunny m'a parlé de lui, je suis allé faire un tour sur Internet. J'adore ce tableau avec cette fleur.
-Chil-hyun voudrait pouvoir créer des vêtements, m'informa-t-elle. Il souhaiterait faire une collaboration avec Taehyung.
-Des vêtements ? Vous êtes créateur ?
-Pas véritablement, mais je travaille dans une boîte indépendante. Nous sommes à la recherche d'artistes et de designers pour créer des vêtements uniques.
Alors ces deux-là s'étaient rencontrés dans le cadre du travail.
Étirant son cou, l'homme sembla jeter un coup d'œil vers l'autre côté du couloir avant d'affirmer :
-C'est ma chance, il est presque seul, je vais essayer de lui en parler. Je reviens.
Il partit aussi rapidement qu'il était venu et je jetais un coup d'œil mi-surpris, mi-amusé à Sun.
-Et donc quand est-ce que tu allais me parler de ton nouveau compagnon ?
-J'allais le faire.
-Vraiment ?
-Je ne pensais pas que ça deviendrait sérieux, c'est tout.
Elle ne semblait pas à l'aise, mais avant que je n'ai pu ouvrir la bouche, elle argua :
-Ne me parle pas d'Hoseok. Je sais ce que tu penses ou ce que tu aimerais qu'il se passe, mais ça fait des années que cette attente dure, que quelque chose semble sur le feu mais rien n'aboutit.
J'acquiesçai avant de m'assurer de quelque chose :
-Est-ce que c'est un type bien ?
-Oui.
Elle s'arracha un sourire, plus détendu cette fois.
-Il est très bienveillant.
-Tu l'aimes bien alors ?
-Ça se pourrait...
Oui, le temps passait. Et peut-être que ça m'allait finalement.
*******
Les larmes de Taehyung débordaient sur son visage, cette eau qui coulait de ses yeux ne semblait jamais vouloir s'arrêter. Je ne l'avais jamais vu dans un état pareil depuis des années. Sa souffrance était telle qu'elle s'inscrivait sur toute la surface de sa peau et ses mains cherchaient à s'accrocher aux miennes, désespérées.
Je le repoussais, je ne pouvais pas faire autrement. Divisé, je sentais mon cœur se meurtrir de le voir ainsi, dans une telle tristesse que c'était comme s'il allait fondre sous mes yeux, se liquéfier, finir en larmes, s'évaporer. Une autre part de moi bouillonnait d'agacement, de colère.
De trahison, d'incompréhension.
J'étais blessé, profondément.
Entre nous, au milieu du grand salon éclairé, se trouvait sa tablette tactile, l'instrument que j'utilisais le plus et qui se connectait initialement à ma montre connectée. J'égarais autant les choses personnelles que professionnelles. C'était sur cet instrument que j'avais vu la vidéo de cette soirée.
Globalement, j'étais en tort sur un point. J'avais regardé les notifications à partir de l'Instagram de Taehyung qui était connecté à la tablette.
J'aurais pu ne pas cliquer, il ne s'agissait pas de mon compte mais ces applications devenues vitales aujourd'hui dans la vie de chacun développaient de la curiosité et de la fascination. A forte dose, de la perversion. J'avais été surpris de voir que Taehyung avait été identifié sur une vidéo provenant d'un autre compte.
Je savais que je n'aurais pas dû cliquer.
Et pourtant, parmi les extraits de cette fameuse soirée organisée en Irlande par un artiste influent, où alcool et drogues se mélangeaient sans aucune limite, j'avais vu un homme l'embrasser. On n'entendait rien, à part la vibration de la musique tonitruante, c'était sombre, ça semblait irréel et si j'avais d'abord cru à un canular ou une vague ressemblance, la réaction de Taehyung avait confirmé mes doutes.
Cette découverte m'avait comme poignardé en plein cœur. Je ne comprenais pas ce qui était en train d'arriver.
Taehyung était rentré de Dublin en catastrophe. Depuis qu'il était arrivé à l'appartement, défait et en panique, il ne faisait que pleurer.
Et moi, je ne faisais que de me taire.
-Je suis désolé, je suis tellement désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris, je m'en souviens à peine... On avait trop bu, ce n'était absolument pas sérieux, Yoongi, s'il te plaît.
Il en faisait trop à se traîner devant moi sur ses genoux, mais je savais que c'était Taehyung, que dans ses émotions il y avait toujours du trop tandis que j'étais le pas assez.
-L'alcool n'est pas une excuse, soufflai-je.
-Je sais, je sais, je t'en prie, Yoongi, écoute-moi... C'est rien, ça ne signifie rien, je n'étais même pas conscient de ce que je faisais vraiment. Je ne sais même pas de qui il s'agit...
Ses sanglots rendaient sa voix incompréhensible et plus je reculais, plus il s'effondrait, et plus ça m'agaçait. Je ne voulais pas jouer à ce jeu-là, mais je ne voulais pas me laisser avoir aussi vite. Parfois, même lorsqu'on s'aimait, on avait besoin de faire souffrir l'autre, ni méchamment, ni de manière malveillante, mais seulement comme si l'on cherchait à rétablir un équilibre.
-Je ne veux pas ter parler, pas maintenant.
-Ne me quitte pas, s'écria-t-il avec un air si désespéré que cela m'ébranla. Je t'en prie ne me quitte pas.
L'air sortit de mes poumons brutalement et, tâchant de me contenir, de ne pas me laisser déborder par la colère, la frustration, je marmonnais ce qui était la vérité :
-Je ne vais pas te quitter.
Il voulut se précipiter sur moi et pourtant je le repoussai encore une fois. Il se figea, ses bras retombèrent contre le parquet que j'avais passé tant de temps à poser et à prendre soin. Notre appartement avait l'odeur du bois et de la peinture, de la toile et de la sciure. Ce soir-là, il avait l'odeur du sel et des larmes.
-J'ai fait une erreur, je n'étais même pas complètement conscient de ce qui se passait. J'avais trop bu... Je ne veux pas être celui qui a tout gâché simplement pour ça, pour un type que je ne connais même pas.
-Mais que tu désires ?
Il eut un sursaut avant de se remettre à pleurer et je soufflai en m'asseyant lentement sur le premier fauteuil venu.
-Peut-être que nous traversons une crise dans notre cou-
-On ne traverse aucune crise, se releva-t-il brusquement et venant dans ma direction, c'est moi qui ai déconné, juste moi.
Il était tellement affligé par la situation, qu'il asséna :
-Peut-être que je le trouvais charmant mais ce n'est pas pour cette raison que j'aurais fait ça ; j'avais trop bu, je n'étais pas conscient de mes actes, et filmer ça à mon insu...
-Alors peut-être que le problème c'est définitivement ta consommation ?
Il se tut brusquement. Je le trouvai trop pâle et plus amaigris qu'habituellement. Même si son traitement créait une stabilité psychique depuis quelques années, ça ne voulait pas dire qu'il n'y avait pas des périodes plus difficiles que d'autres.
-C'est encore toujours la même chose, arguai-je en retrouvant ma colère, tu continues de t'acoquiner avec ces types, ces gens bourrés d'ego qui vivent une vie de débauche...
-Je...
-Tu as trente-cinq ans, assénai-je, plus vingt ans, c'est vraiment la vie que tu mènes dès que tu quittes la Corée ? Te bourrer la tronche, fumer des joints, t'injecter quelque chose dans les veines, pour quoi, ressentir l'art ? Arrête de me prendre pour un con ! Ce baiser n'est que la partie immergée de l'iceberg !
Il se mordit les lèvres, s'apprêtant à marmonner quelque chose, mais je l'interrompis brusquement en me levant à mon tour.
-Et ne me dis pas que je ne comprends rien ! Je me fous de ce que les autres artistes font, ou quel type de vie iels mènent, tout ce que je veux c'est que tu sois honnête avec toi-même !
-Je ne voulais pas que ça arrive...
-Tu ne voulais pas mais c'est arrivé ! Combien de temps ça fait, Taehyung, hein ? Tous ces mensonges...
-Je ne te mens pas ! Je n'ai jamais embrassé qui que ce soit avant ! Je ne suis pas ce genre de personne !
De nouveau le désespoir le faisait pleurer, les gouttes perlaient sur son visage, glissant à vive allure jusqu'à la bordure de sa mâchoire. Il était à peine rasé et ses cernes étaient effrayants.
-Alors tu t'auto-sabotes, comme d'habitude, le contrai-je. Tendre vers l'équilibre mais dès que tu l'atteins ça te fait trop peur et donc ça bascule ? Cette vie que nous menons est trop paisible pour toi, c'est ça ?
Je soufflais lourdement et il secoua la tête.
-Mais pas du tout, tu déformes tout.
-Alors quoi ?
-Ne me quitte pas, supplia-t-il.
-Je ne vais pas te quitter, répondis-je après un silence, comme si nous le pouvions...
J'aurais voulu que le temps arrête de filer et qu'on soit simplement et calmement ensemble. Pourquoi tout devait-il se compliquer à chaque fois ?
-Je suis désolé... répéta-t-il encore une fois.
Je le laissais pleurer en détournant le regard et il s'éloigna, ouvrant la porte vitrée, se repliant dans un coin du balcon, sous la nuit sombre. Je finis par me lever après un temps qui me parut durer une décennie et m'engouffrai à sa suite. Je ne savais toujours clairement exprimer mes émotions, mais le ressenti que j'avais de tout cela me pousse à perdre ma main dans ses cheveux.
Depuis combien de temps je n'avais pas fait ce geste ?
Depuis combien de semainesnous ne nous étions pas touchés ? Il était parfois difficile d'être des amants, tout en étant des amis, des accompagnateurs de vie, des colocataires. Certains rôles se mélangeaient plus ou moins... les habitudes venaient, la routine se glissait.
On oubliait que le temps passait.
Taehyung parut touché de mon geste et je le laissais me prendre la main avant de m'asseoir à ses côtés.
-Peut-être..., peut-être que tu pourrais prendre un amant.
Il se retourna si brusquement vers moi que j'eus l'impression que son cou avait craqué.
-Qu'est-ce que tu dis ?
-Que tu pourrais prendre un amant, répétai-je sans trop savoir ce qui me passait par la tête. J'ai conscience de mes propres limites tu sais, je n'ai plus rien à te proposer que cette vie, je n'y comprendrai certainement jamais rien à cet autre monde dans lequel tu te cherches à exister.
-Non mais tu entends ce que tu dis !
Cette fois c'était lui qui était en colère et je secouai la tête. Je me sentais calme et pragmatique. Calculer, anticiper, programmer, c'étaient des choses que je savais faire. Ça m'aidait non seulement à envisager des situations, mais aussi à poser une censure sur mes émotions.
Si Taehyung avait fait tout ça, c'était probablement dû à ma propre incapacité à avoir une libido satisfaisante. Le meilleur moyen de régler sa frustration était peut-être de l'accepter et d'aller de l'avant.
-Pleins de couples font ça, non ? Ce n'est pas toi qui m'en parlais l'autre jour...
-Tu confonds tout, asséna-t-il. Le polyamour dont je te parlais il y a un mois n'a pas de rapport avec ça ! Franchement, Yoongi, tu me vois avec un amant ? Pour quoi ? baiser avec lui quand ça me chante et te rejoindre dans le lit après ?
Je me mordis les lèvres. Je n'aimais pas sa question.
-Peut-être...
-Tu serais d'accord avec ça ? insista-t-il coulant sur moi un regard plein de jugement, de défi et d'amertume.
Il venait de mettre à mal tout mon plan, me faisant renoncer à mettre une chape de plomb sur mes émotions.
-Je ne sais pas...
-Alors arrête de raconter une chose pareille !
-Taehyung, je sais ce que je suis, argumentai-je. Malgré tout, peut-être que l'on s'aime mais je ne suis pas un bon amant, les années passent et je ne progresse pas, j'oublie mon corps, j'oublie le tien et...
Il m'interrompit en prenant mon visage en coupe.
-Yoongi, on n'est pas dans un roman, dans un dramas ou un porno, arrête de ramener ça au sexe.
-Je ramène ça à ça, pour toi, me défendis-je.
-Je te désire plus que tu ne me désires, admit-il, mais je refuse de changer cette vie-là pour avoir un amant.
Il renifla en secouant la tête à nouveau.
-Je me sens mal avec un baiser dont je ne me souviens plus, comment je pourrais te regarder en face en ayant passé la nuit avec quelqu'un...
-Tout ce qui m'importe, Taehyung, c'est que tu ailles bien, que tu sois heureux, que tu te sentes bien.
-Alors ne parlons plus jamais de ça.
Je me tus et il posa sa tête sur mon épaule.
-Parfois tu dis vraiment des choses auxquelles je ne m'attends pas, souffla-t-il.
-Qui de nous deux est le plus imprévisible ce soir ?
Il fallut quelques secondes pour qu'il articule :
-Ça ne se reproduira pas, je t'assure que je n'étais pas dans mon état normal...
-Est-ce que tu m'aimes ?
Parfois, c'était moi qui posais cette question, c'était comme un jeu en demi-teinte, une douce plaisanterie entre nous mais aussi celui d'une vérité qu'on continuait de s'avouer.
Le temps pouvait vraiment tout effacer.
-Evidemment, susurra-t-il en engouffrant son nez dans mon cou.
On resta ainsi un long moment jusqu'à ce qu'il chuchote :
-Tu me pardonnes ?
-Je ne sais pas, avouai-je, j'ai encore besoin qu'on réfléchisse à tout ça, c'est trop facile de passer outre et de plonger la tête dans le sable.
Il râla :
-Si c'est pour encore me sortir des idées saugrenues comme celles-là...
Saugrenue, je ne trouvais pas. Dans le fond j'étais en colère contre moi-même. J'échouais encore et encore à rendre heureux l'autre. Au moment où j'allais répondre, débattre, lui rappeler qu'il n'y avait pas d'idées absurdes tant que l'on était tous les deux consentants, la sonnerie de l'interphone nous fit sursauter.
On se fixa, surpris et il chuchota :
-Tu avais commandé à manger ?
-Non...
-On attend quelqu'un ?
-Pas que je sache.
Je retournai au salon en frissonnant doucement sous la température fraîche, cherchant des yeux mon téléphone sans le trouver avant de m'approcher de la porte d'entrée. Sur le seuil apparut alors Hoseok. Ses trente-six ans l'avaient embelli, il était plus viril que jamais ainsi. Lui, au moins, n'avait pas de cheveux blancs.
Avec le temps son teint s'était hâlé au point de ressembler à celui de Taehyung. Il avait les cheveux plus courts et surtout, il était là, toujours aussi mince, portant des valises et un gros sac de toile.
Je battis de paupières, éberlué et comme s'il s'était contenu pendant son trajet jusqu'ici, sa gorge libéra un flot de mots désorganisés. Je ne compris qu'une seule phrase :
-Je suis désolé hyung de débarquer, j'ai envoyé des messages mais tu ne m'as jamais répondu !
-Je... ce n'est pas grave, qu'est-ce qui se passe ?
-J'abandonne.
Il reprit une grande inspiration devant mon silence interloqué.
-J'ai pris la décision de ma vie, je pars. J'emmerde ma famille, j'en ai ras-le-bol. Des années que j'attends alors je quitte Daegu, je viens habiter sur Séoul, je reprends mes études, je fais le métier que j'ai envie de faire et je vais récupérer Sun. Je vais me battre pour elle, voilà.
J'entendis Taehyung arriver derrière moi et mon meilleur ami dû s'apercevoir qu'il avait pleuré parce qu'il se mit à paniquer.
-Je tombe mal, pardon, c'était hyper déconvenue de ma part de débarquer chez vous. Laisse tomber, je vais aller à l'hôtel.
-Non ! nous nous exclamâmes en chœur.
C'était certain, il allait trouver ça suspect mais qu'importe.
-Rentre, ajoutai-je en lui ouvrant le passage.
-Je ne veux pas m'imposer, se précipita-t-il, je vais trouver un appartement, hyung, je te jure. C'est juste que j'ai agi soudainement et je...
-Il faut que tu te battes pour Sun, insista Taehyung.
Ils se fixèrent et Hoseok acquiesça seulement comme un soldat face au capitaine d'un régiment, comme s'il était à présent investi d'une mission de la plus haute importance.
Il avança jusqu'à canapé en marmonnant :
-Tu es sûr que je ne dérange pas ?
-Installe-toi, lui affirmai-je.
Taehyung échangea un regard avec moi et sans un mot nous convînmes de reporter notre échange à plus tard.
*******
Plusieurs mois plus tard, je fixais la chose à côté de moi d'un air tout sauf aimable. Le truc installé là me fixait lui aussi de ses grands yeux verts et sa queue rayé battait le rythme.
Ça ne m'aimait pas et je ne l'aimais pas non plus.
Le machin osait soutenir mon regard et c'était d'autant plus désagréable.
Taehyung sortit de la salle de bain après s'être nettoyé les mains. Il n'arrivait jamais à retirer l'entièreté de la peinture et s'en fichait. A force je connaissais sa peau comme un nuancier de différentes traces de couleurs éparpillées. Il s'approcha du truc et d'une voix nasillarde engouffra ses doigts dans son pelage et son nez entre les oreilles de la bestiole.
-Coucou mon chaton d'amour, tu as bien dormi ?
Ridicule.
Il se releva et me déposa un vague baiser sur la joue avant de traverser la cuisine pour se faire un café. Je le suivis du regard, le fusillant des yeux et lorsqu'il s'en aperçut, il me fit un petit sourire.
-Tu fais toujours la gueule.
-Vire-moi cette horreur des chaises en bois de la cuisine.
-Tu as dit que tu étais d'accord...
-Je n'ai jamais dit ça.
L'horreur miaula à côté de moi et je secouais la chaise pour le chasser.
-Tu le ramènes.
-C'est un chat orphelin, abandonné, Yoongi, sans parents, il m'a choisi.
-C'est une bestiole qui a juste besoin de se nourrir, ça ne t'a pas choisi, ça se sert simplement des humains pour arriver à ses fins !
-Tu es d'une mauvaise foi...
-On n'aura pas de chat !
Je ne pouvais pas saquer ces bestioles.
-Ok, me toisa-t-il mécontent, tu le récupères et tu le ramènes dans la rue. Vas-y. On verra si tu dormiras sur tes deux oreilles après.
Je détestais quand il avait raison. Les années avaient beau passer, on continuait parfois d'avoir des disputes violentes. Mais je n'aurais jamais pensé qu'un jour nous nous disputerions pour un chat.
Au bout de deux jours, le truc avait pris ses habitudes et en effet, je ne me voyais pas le remettre à la rue.
-D'accord, finis-je par capituler, mais je ne ferai que tolérer cette chose. Il y aura des règles. Pas dans le lit, hors de question que ça gratte mes meubles. Ça dégage sinon.
Taehyung me toisa, par-dessus son repas dans le restaurant où il m'avait rejoint pour le dîner. Il acquiesça sans un mot, mais je voyais un sourire se dessiner sur son visage. Quelque chose de légèrement plaisantin. Puis s'animant soudain, il s'exclama :
-Il faut qu'on lui trouve un nom !
-Peu m'importe.
Lui donner un nom c'était lui donner une identité et je rechignais à l'accepter.
-Satan, proposai-je.
Taehyung roula des yeux.
-Yoongi, on ne va pas appeler notre chat "Satan", c'est horrible.
-C'est ton chat et non, c'est parfaitement indiqué : ces bêtes, c'est Satan. Ça se sert des humains pour assouvir leurs désirs. Ça miaule pour sortir puis entrer puis sortir, à cinq minutes d'intervalles dans le seul but de nous faire chier.
-Tu finiras par l'aimer.
Jamais.
-On pourrait l'appel Ciel ou Neige, me proposa-t-il sur le chemin en direction de l'appartement.
Le soir était tombé, la fraîcheur aussi, mais le restaurant ne se situait pas si loin du logement. Emmitouflé dans ma doudoune XXL, qui m'arrivait aux genoux, Taehyung se moquait régulièrement de l'effet « bonhomme de mousse » que je pouvais avoir.
Comme si je me préoccupais de mon style.
Au moins avec cette doudoune j'avais de grandes poches et je ne mourrais pas de froid. Et puis ainsi je pouvais prendre la main de Taehyung et la glisser dans la doudoune, ni vu ni connu.
Sa main était brûlante dans la mienne, la chaleur irradiait la poche de mon manteau. Marchant à ma droite, il s'égaya soudain comme un gamin.
-On va l'appeler Frost, comme Jack Frost !
-Pourquoi tu veux lui donner le nom de quelqu'un ? Pourquoi en rapport avec la neige exactement ?
-Il est blanc et en plus, je suis certain qu'il va neiger prochainement.
-On devrait appeler ce chat, « chien », ça se serait marrant et bien fait pour la bestiole.
-On le surnommera Frostie, c'est mieux, non ? Me coupa Taehyung sans considération pour ce que je venais de dire. Yoongi, on va l'appeler Frostie !
-Super, maugréai-je.
Plusieurs minutes plus tard, à peine avions-nous mis un pied dans l'appartement, que Taehyung fonça sur le monstre qui nous attendait, miaulant, nous regardant de son air mesquin l'air de dire « Où étiez-vous humains ? Vous devriez rester sous mon contrôle et ne pas vous éloigner, j'ai besoin de caresses ». A cet instant, la neige tomba dehors, et Taehyung se mit à tournoyer dans l'appartement, le chat dans les bras en répétant le nom de la bestiole comme une chanson.
Malgré moi je me mis à pouffer sans qu'il me voie. Quand il était heureux comme ça, il rayonnait comme un soleil et je me laissais attendrir.
Du coup, je pouvais bien supporter l'animal tant que ce truc continuerait de le rendre heureux.
C'est pour cela que plusieurs mois plus tard, Frostie et moi trouvâmes un terrain d'entente. La chose et moi-même nous retrouvions régulièrement seuls lorsque Taehyung voyageait. Le chat était malheureux en l'absence de son maître, et patientait des heures sur le perron de la porte dans l'attente de le voir arriver.
Sauf que ce n'était que moi. Vu le regard que le machin me jetait, c'était de la déception qui se voyait dans ses pupilles. Chacun restait de son côté. Le truc m'en voulait de lui râler dessus parce qu'il laissait des poils partout, voulait dormir sur le lit alors que c'était hors de question et surtout... faisait ses griffes sur mes meubles à peine construits.
On se toisait comme des ennemis.
Ce fut l'absence ou le constat que de nous deux nous attendions la même personne que l'animal chercha mon contact et je le lui offris.
-Quand Taehyung reviendra, on reprendra nos habitudes, hors de question qu'il se doute de quelque chose, murmurai-je à la bestiole allongée sur ma poitrine.
Taehyung ne sut jamais rien, mais je supposais qu'il s'en doutait. Parfois quand je pensais qu'il ne regardait pas, je caressais la bestiole ou la laissais s'installer sur moi pendant que je travaillais.
Il eut la décence de ne pas me charrier ou blesser mon ego à ce sujet.
A certains moments, sur le canapé, quand Taehyung se blottissait contre moi dans nos soirées films que nous pouvions partager sans que l'un ou l'autre ne soit à courir de son côté, le chat venait entre nous. Ça me donnait presque l'impression que nous avions eu un bébé.
Si on m'avait dit que les choses tourneraient comme ça, je ne l'aurais jamais cru.
*******
Je me réveillais doucement, le corps douloureux et la vue floue. Je pouvais tendre le bras et atteindre la table de chevet pour prendre mes lunettes mais j'attendis un peu, laissant le sommeil disparaître. J'entendis le jour qui s'était levé, le passage des voitures, quelques oiseaux.
C'est la première fois que je prenais un jour de congé en plein milieu de semaine.
C'était un concept dans lequel je me sentais comme un imposteur, presque dans la culpabilité de laisser à mes équipes mes responsabilités. Quelque part dans cette ville, dans l'immeuble que nous étions entre faire agrandir, Jin devait surement terminer une réunion. Moi j'étais là, dans mon lit.
J'avais déjà du mal à partir en vacances mais là c'était pire.
Je me tournais dans les draps, ces derniers frottant ma peau nue. Assoupi à côté de moi, sur le ventre, la tête dans l'oreiller, Taehyung dormait à poing fermé.
C'était lui qui m'avait demandé de poser ma journée pour fêter mon anniversaire. Il était en plein décalage horaire. La vie que nous menions n'était ni simple ni sereine : entre le passionné d'art et le féru de boulot, nous avions parfois à peine le temps de nous croiser.
Sauf dans des moments comme celui-ci.
Ma main se posa sur la sienne, il avait des doigts plus longs que les miens mais ma paume était plus large, mes veines ressortaient beaucoup plus sans que je n'explique pourquoi. Étalé dans le lit, sur le ventre à mon tour, je laissais ma main sur la sienne, respirant doucement, écoutant sa respiration.
Oui, le temps passait, maintenant une bonne partie de mes cheveux avait grisés, impossible de le cacher. Ma «vieillesse » était encore plus marquante aujourd'hui. Parfois je me prenais la tête pour tout et rien, je perdais le fil, je cherchais du sens, et puis des matins comme ça, me ramenaient à la réalité. Taehyung était la seule variable de ma vie. Celle qui avait toujours été là et qui le serait, jusqu'à la fin.
Qu'importaient les disputes, les désaccords, les crises, les jalousies, les quiproquos, les silences. Je me rendais compte que pour être heureux avec l'autre, il fallait plus que de l'amour, de la passion ou même du sexe. Ce n'était que des ingrédients. La vraie difficulté, c'était de coexister avec soi-même et avec l'autre.
Sa respiration changea, sa tête bougea ; sous ses mèches brunes, son œil s'ouvrit, à moitié caché par l'oreiller.
-B'jour
-Il est encore tôt, rendors-toi.
Son visage s'approcha, embrassa mon épaule puis le coin de mes lèvres :
-Joyeux quarantième anniversaire Yoongi.
Nous n'étions plus des garçons, nous avions vieilli, nous étions des hommes. Nos corps aussi avaient changé suffisamment pour qu'on ne nous confonde plus avec cette jeune génération qui sortait du lycée. Le visage mal rasé du matin de Taehyung me gratta doucement la peau entre mon cou et ma clavicule, il avisa nos mains posées l'une sur l'autre et les coinça près de son cœur avant de refermer les yeux.
Je m'amusais à caresser sa peau puis embrasser son dos, il se redressa soudainement et se retourna.
-Je suis parfaitement réveillé, m'informa-t-il inutilement.
Il était toujours réveillé pour ça et je roulais des yeux.
-Il y a vraiment des choses qui ne changeront jamais.
-J'ai trente-huit ans, Yoongi, pas quatre-vingt huit, c'est toi qui supposes qu'on est vieux
-On l'est un peu.
-On ne l'est pas. Tu as l'impression d'avoir changé, toi, depuis la première fois qu'on s'est vus ?
A l'intérieur on ne vieillissait pas, c'était notre aspect, les évènements de la vie et le regard des autres posé sur nous qui nous faisaient comprendre que l'on avait changé.
-On doit se lever, Jin nous rejoint pour le déjeuner mais il sera pressé, Hoseok et Sun arriveront à l'heure.
-Tu crois qu'ils nous le diront quand, qu'ils sont ensembles ?
-Jamais, soupirai-je. Leur relation c'est de l'être sans l'être, je refuse de comprendre
Je sentis sa main caresser ma hanche et je lui jetai un regard prudent :
-Tu ne veux pas penser à autre chose ?
-Je pense à plein de choses avec toi.
Cette fois, il ne faisait aucun sous-entendu graveleux et je haussai les sourcils en me redressant sur mes coudes.
-Comme ?
-Ton cadeau d'anniversaire.
-J'espère que tu n'as pas acheté un truc hors de prix...
-Non, un truc important.
-Un second chat ?
-Tu voudrais ? s'enthousiasma-t-il, les yeux brillants.
-Hors de question !
Il se mit à rire ce qui me fit sourire et je laissais ses mains vaquer sur mon corps comme elles le voulaient. Aujourd'hui était un jour spécial après tout. Taehyung s'enthousiasma, me bascula sur le dos, ses baisers glissaient sur ma peau jusqu'à descendre le long de mon ventre, de venir se poser délicatement sur mon aine, là où la peau était plus fine, avant de venir atteindre l'objet de sa convoitise.
Je soupirais doucement de délice, les yeux fermés,
Combien de fois faisions-nous les mêmes gestes, avions-nous les mêmes habitudes ? Taehyung disait que nous étions de l'art vivant, j'imaginais plutôt que nous étions comme du bois, travaillé encore et encore, dans des gestes précis, pour réussir à effectuer une création finale. Chaque chose à sa place. C'est la patience et le travail, la persévérance qui formait une œuvre. Qui formait un couple. Taehyung parvenait toujours à saisir la volupté tandis que je restais terre à terre mais avec le temps, nous avions trouvé un accord, comme s'il avait fallu essayer plusieurs bois pour trouver duquel nous étions fait.
« Le bois, c'est l'arbre », m'avait dit une fois Taehyung et nous avons ri de nous sentir si bête à se croire comme deux arbres entrelacés qui ne donnaient ni la même couleur, ni les mêmes fleurs, qui poussaient à l'opposé mais dont les racines étaient emmêlées.
Puis Taehyung l'avait peint, cet arbre, et j'avais arrêté de rire.
Plusieurs minutes après l'amour, lorsque notre respiration se calma, que la douche nous apaisa, Taehyung profita du moment où je sortis de la salle de bain à peine habillé pour me montrer son cadeau.
J'avais craint qu'il en ait acheté plusieurs, il venait de sortir d'une période de « trop » où il avait flambé une quantité astronomique d'argent pour des bêtises. Pourtant cette fois cela m'intrigua. Il cachait derrière son corps, une toile qu'il me présenta de dos avant de la retourner. Des tableaux, nous en avions sur tous les murs au point de ne plus avoir de place, mais la toile qu'il retourna, je ne l'avais plus vue depuis des années.
Cela me revint comme un coup de fouet, me rappelant encore une fois le temps et son intriguant proportion à me faire traverser le temps.
J'oubliais parfois, que j'avais remonté le temps.
Ça s'effaçait, ça ne semblait plus si important.
Mais cette fois ça me revenait. Dans cette salle de classe au dernier étage, ce gamin avec ses cheveux longs dont on ne voyait pas le visage, qui peignait ce tableau si noir, si sombre, où une main était tendue en direction du ciel, entrelacé de fins fils de couleurs comme de minuscules liens d'espoir.
La chute, le saut, le toit.
-Je ne me souvenais pas qu'il y avait une autre main.
Le tableau représentait à présent deux mains qui cherchaient à se joindre, l'une à rattraper l'autre et inversement.
-Il n'y en avait pas me chuchote-t-il, je l'ai ajoutée après notre rencontre.
Les mains ne se rattrapent pas mais ce n'était pas grave parce que je savais qu'elles finissaient par le faire. Le tableau représentait le passé et ça réussit à m'émouvoir un instant.
-Je l'ai retrouvé à l'université, ils ont vidé une armoire et l'un de mes tableaux était dedans, j'avais dû l'entreposer là-bas. Ça fait longtemps, hein... je me suis dit que tu l'aimerais.
-Je l'avais oublié.
-Pas moi, pas vraiment, la première chose que je me souviens de toi, c'était ton air pas aimable et ta voix acerbe, mais au moins tu avais l'air véritablement sincère en me complimentant sur ma peinture
-Je le suis toujours et je suis bien plus aimable.
-Ça dépend des matins.
Je lui pinçai les hanches, il gloussa en s'éloignant.
-Je suis content de retrouver ce tableau, merci, soufflai-je en le prenant dans mes mains.
-Tu pourras l'accrocher où tu veux.
-Si on avait su, à cette époque-là...
-Je savais.
Je relève la tête, surpris et il me fixa de ce regard si intense :
-Je le savais, Yoongi, même si je ne voulais pas le reconnaître, je rêvais déjà que tu arrives. Je ne savais juste pas que c'était toi. J'en avais fait le vœu secret.
Peut-être que nos vœux, celui d'être aidé, et celui de ne pas mourir s'étaient répondus à travers le temps. Finalement nos vœux avaient été identiques. Je n'avais jamais su et je ne le saurais sûrement jamais. Pourquoi moi, pourquoi lui ? Et puis, quand je voyais la vie que nous menions aujourd'hui, je comprenais que ne pas savoir faisait partie du jeu. Cette histoire avait changé ma vie.
Si j'avais tout su, l'aurais-je apprécié ?
Frostie miaula en se frottant à nos jambes et je souris, me redressant doucement pour embrasser Taehyung, je sentis son sourire sur mes lèvres.
-Est-ce que tu m'aimes ? murmura-t-il.
-Est-ce que tu m'aimes ? murmurai-je.
Le chat répondit et on se mit à rire.
Le temps et l'amour.
Le temps est l'amour.
*******
On se retrouve juste après l'épilogue ~
*******
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