46.
Dès l'ouverture des portes d'acier coulissantes, je me précipitai vers la sortie, me faufilant rapidement entre les individus qui, comme moi, attendaient dans l'ascenseur. A huit heures tapantes, c'était régulièrement la cohue pour prendre l'un des quatre ascenseurs du second building rattaché au siège de Samsung. J'avais essayé de prendre l'escalier une seule fois, mais atteindre le seizième étage sans ascenseur n'avait pas été une excellente idée.
Je pris à peine le temps de m'excuser avant d'accélérer le pas en filant dans les couloirs. En arrivant à mon poste de travail, je hélai Mme Oh, ma voisine la plus proche.
-Est-ce que M. Kim est arrivé ?
- Il est déjà reparti, m'informa-t-elle, le nez déjà dans ses documents, la réunion avec les chefs des services commence dans cinq minutes.
Cela ne pouvait pas attendre, je n'avais pas envie de passer la journée à attendre Seokjin. Non seulement parce que je n'avais pas la patience, mais aussi parce que je craignais de changer d'avis. J'étais décidé et c'était maintenant ou jamais. Il me fallait suivre cette impulsion. Si je la laissais retomber, mes défauts, mes angoisses, mes crises, tout pourrait redevenir comme avant.
Je déposai ma sacoche et repartis rapidement, prenant l'escalier, grimpant les marches deux à deux pour rejoindre les salles de réunion quatre étages plus haut. Essoufflé, je consultai ma montre une fois sur le palier, râlant à quel point j'étais en retard aujourd'hui.
C'était de la faute du gamin.
C'était injuste de le lui reprocher, mais ce matin au réveil, il avait vraiment eu des difficultés à me laisser partir, et j'avais vraiment eu du mal à lui dire non ou même à m'imposer. Depuis hier j'étais si gauche. Ma volonté s'était complètement fait la malle. Plus il m'embrassait, pire c'était.
J'étais vraiment comme un ado, c'était insupportable.
Dans le fond n'avais-je pas eu peur de quitter l'appartement aujourd'hui, aussi dans la crainte qu'un accident n'arrive ? Pendant combien de temps allais-je porter cette angoisse avec moi ?
Sur le trajet, je n'avais pas été serein, en hypervigilance j'avais fait attention à tout, à toutes les voitures, à tous les risques que j'encourais de traverser chaque fichu passage pour piétons. Certes je n'avais plus de regret, mais maintenant, j'avais quelque chose que je ne voulais surtout pas perdre. Comment allais-je m'en sortir ?
Les portes de la salle de réunion étaient entrouvertes et j'aperçus la silhouette de Seokjin sur le seuil, en conversation avec sa collègue féminine de l'étage supérieur.
-Kim.
J'étais essoufflé, ce n'était pas tant l'effort qui me coupait le souffle, mais l'adrénaline de ce que je souhaitais lui annoncer. Son Excellence pivota, surpris par mon arrivée. Il haussa seulement un sourcil avant de s'excuser auprès de sa collègue. Quand elle fut éloignée, il lança :
-J'ai à peine une ou deux minutes devant moi.
-Je sais, je sais. C'est à propos d'hier...
Il attendit et je me mordis la lèvre avant de souffler profondément :
-Pour la proposition d'hier... j'adhère.
Seokjin écarquilla doucement les yeux, surpris. Il eut l'air d'une biche affolée et je me demandai si je voyais pour la première fois son véritable visage. Il se reprit, lissant son costume, fit un petit pas comme pour aller vers sa salle puis se reprit. Les bugs qui secouaient son corps à chaque émotion étaient de retour.
-Tu as revu ta position ?
-C'est une longue histoire, mais oui, soufflai-je. Je crois toujours que c'est une vaste connerie...
-Mais ?
-Mais, j'aurai des regrets si je te dis non.
Cette fois je vis un vrai sourire, une grande satisfaction, apparaître sur son visage. Je repensais à un sourire plus beau et plus grand encore qui avait peint le visage de Taehyung hier. Cela me donna une fulgurante envie de râler.
Voilà que je faisais sourire les gens maintenant.
C'était difficile d'être dans cette position, d'admettre, de revenir en arrière, de revoir son jugement, de faire un compromis. Je ne voulais pas qu'il s'imagine que j'étais changeant, incapable de me décider pleinement. Pourtant, alors qu'il s'approchait, il m'attribua une tape dans l'épaule dans un mouvement amical.
-Il faut qu'on en rediscute, affirma-t-il.
-Quand tu veux.
-Rapidement. J'ai pris mon après-midi pour caler un rendez-vous entre un gestionnaire et une banque.
-Cet après-midi ? m'affolai-je par sa rapidité d'action. Je suis en plein stage, je n'ai aucun moyen de prendre des heures...
-Alors je décale, mais il faut qu'on en parle et que tu sois là.
-Parlons-en en mangeant au restaurant si tu veux.
-Ce n'est pas un endroit approprié pour ça, ce sera bruyant, rectifia-t-il en redevenant sérieux et guindé comme à son habitude.
-Alors un autre endroit, ici peut-être. Après une certaine heure, il n'y aura plus personne.
-Certainement pas ici.
-Chez toi ?
-Il vaut mieux éviter ma famille, ils ne sont encore au courant de rien. Chez toi ?
-Chez moi ? répétai-je un peu surpris.
-Dès la fin du travail.
Il amorça un mouvement pour se rendre dans la salle mais je le retins.
-Attends, il faut que je prévienne mon col..
Ma langue ripa comme si le mot colocataire ne pouvait plus se dire, mais mon aîné n'y porta aucune attention.
-Chez toi, répéta-t-il.
-Okay, admis-je en soufflant.
Il me redonna une petite tape, sa main me parut large sur mon épaule maigrichonne.
-Tu veux me prendre dans tes bras ? ironisai-je.
-Ne sois pas ridicule.
Cela me fit sourire malgré moi et il s'éloigna pour refermer les portes de la salle de réunion. Ses pas me parurent un peu plus guillerets qu'habituellement, mais j'étais certainement le seul à le remarquer, il contrôlait trop bien ses expressions pour cela.
J'avais réussi, je l'avais dit.
De nouveau, un poids se libéra de mes épaules et je me passai une main dans les cheveux. Voilà que j'avais coché toutes les cases. Maintenant je devais affronter le grand vide, le grand flou, l'impossibilité d'anticiper.
J'avais fait le grand saut.
Lorsqu'arriva la fin de journée, alors que j'étais en train de me frotter les yeux, me rappelant indéniablement que je devais toujours prendre un rendez-vous chez l'ophtalmo, Seokjin se présenta à mon poste de travail. Autour de moi, certains collègues éteignaient leurs ordinateurs et rangeaient leur bureau. Je lui demandai cinq minutes, le temps de finir de taper mon rapport mais cinq minutes c'était extrêmement long lorsque quelqu'un restait à côté de vous, attendant en silence en vous regardant seulement. Je le connaissais assez bien à présent pour savoir qu'il était impatient.
Me précipitant, je bâclai mes derniers écrits. En faisant le trajet jusqu'à l'ascenseur, je me fis la réflexion que de dos, malgré sa taille, Seokjin avait l'air d'un enfant pressé. Comme s'il allait venir chez moi pour ouvrir ses cadeaux de Noël. Il essayait pourtant de se contenir mais je m'arrachai un sourire quand il lança rapidement :
-Je commande un taxi.
A croire que le trajet en métro serait bien trop long pour qu'il attende davantage. Il fallut quinze bonnes minutes pour arriver au pied de mon immeuble. Dans l'habitacle, il n'avait pas ouvert la bouche et lorsque j'avais voulu amorcer les choses, il m'avait coupé en levant un doigt. Les choses étaient comme telles, organisées. Il avait décidé de parler de cela autour d'une table, cela ne pouvait donc pas avoir lieu dans un taxi.
Je lui ouvris ma porte et il se déchaussa, semblant de prime abord peu curieux quant à mon logement. J'espérais seulement qu'il n'y aurait pas trop de bazar. Seokjin ne semblait pas être le genre d'individus à aimer que ce soit dérangé.
Il y avait de la musique dans la grande pièce de vie et Taehyung se retourna directement alors qu'il terminait d'enfiler sa salopette de peinture. Il avait dû rentrer il y a quelques minutes seulement. Son visage se fendit dans un superbe sourire en me voyant, sourire qui sembla aussi vouloir apparaître sur mon visage en écho au sien. Néanmoins, quand il s'avança vers moi, ses yeux se dirigèrent en direction de mon aîné et il se figea avant de s'incliner prestement.
-Kim Seokjin, voici Kim Taehyung, mon...
Le mot ripa, une fois encore et balbutiant, incapable de trouver le bon terme, gêné et mal à l'aise, je bafouillais :
-La seconde personne qui vit dans cet appartement.
Le regard de Taehyung me transperça et je fis mine de ne pas le voir. Silencieusement, Jin se rapprocha des toiles, les mains croisées dans le dos comme une vieille personne visitant un musée.
-Est-ce toi qui peins ?
Taehyung acquiesça. De mon côté, je fronçais les sourcils en me débarrassant de ma sacoche et de ma veste de costume. J'étais attentif à l'attitude de mon aîné à observer les tableaux. Il n'avait jamais donné la moindre impression de s'intéresser à l'art mais semblait soudain étonnement curieux.
-Tu peux les déplacer, proposa Taehyung, je les entasse dans un coin parce que Yoongi râle que sinon ce n'est pas rangé...
Je grognais sans nier, et Seokjin appliqua la proposition, soulevant quelques toiles pour les regarder de plus près. Je sentis une caresse dans mon dos et tandis que je sursautais à demi, Taehyung s'était déjà éloigné. Un peu perturbé, je fus rappelé à la réalité par Seokjin qui déballait alors l'une des plus anciennes toiles, celles toutes de noirs, revêtant souvent un côté horrifique.
-Je trouve celle-ci incroyable.
Que lui, mon aîné, aussi rigide que placide, sans jamais aucun pli, aucun épi, toujours en retenue et suffisance puisse apprécier les œuvres les plus sombres de Taehyung m'impressionna. L'artiste en question, revenant de la cuisine avec un verre d'eau, sembla flatté.
-C'est vraiment le style que tu aimes ?
-Je trouve ça fascinant et intriguant, le travail de profondeur est impressionnant.
-Tu peux la prendre, la toile, si elle te plaît, proposa le jeune peintre.
Seokjin se redressa comme soudain choqué d'une telle proposition.
-Je ne me vois pas mériter une telle générosité en sachant que nous ne nous connaissons pas.
Cette fois, clairement, Taehyung se tourna vers moi avec un air que je traduisis par « il parle vraiment tout le temps comme ça ? ».
-Est-ce que tu veux dîner ? proposai-je seulement.
-Tu as raison, notre situation n'attend pas. Où pouvons-nous nous asseoir ?
J'avisai les quelques chaises et la table avant de commencer à débarrasser ce qui s'y trouvait. On évoqua quelques minutes le dîner et une fois cette affaire réglée, il sortit ensuite de sa mallette des documents. Je sentis l'inquiétude prendre le pas sur ma curiosité et Taehyung s'éloigna pour peindre en silence dans un autre coin de la pièce.
-Si on prend rendez-vous avec une banque, il faudra présenter un projet et une simulation de financement parfaitement rôdés et définis en fonction des besoins.
-Comment préparer cela sur une base aussi peu étoffée ? m'exclamai-je. Je veux bien croire que tu as de quoi élaborer un plan, mais monter une entreprise suppose des calculs et pour les banques, de preuves nécessaires.
-C'est pour cela qu'il va falloir se faire connaître auprès des investisseurs et créer un plan d'action sur le long terme. Les investisseurs, je peux les avoir, l'influence de ma famille dans le milieu pourra être un avantage.
-Du coup je ne vois pas l'intérêt que je te rejoigne vraiment dans cette aventure, admis-je, seul tu auras plus de chance de...
-Je ne souhaite pas que tu recommences à douter de ta place. Tu vas être responsable de toute la partie financière tu sais, j'ai foi dans tes calculs et ta précision.
Puis il ajouta :
-J'ai de très grands projets, trop peut-être.
-Et je suis celui qui est censé te rattacher à la réalité, c'est ça ?
-Exactement.
-Certes, ça, je sais faire... marmonnai-je.
Il était l'idéaliste, j'étais le défaitiste après tout.
-J'ai récupéré des documents types, et des informations sur la compagnie, ainsi que des extraits du chiffre d'affaires des cinq dernières années avant fermeture. Par ailleurs, j'ai contacté des développeurs, des ingénieurs et l'équipe de fans qui se battent pour le rachat.
-Tu as fait tout cela seulement depuis hier ? m'exclamai-je. Est-ce que tu dors au moins ?
-Pourquoi dormir quand on peut se permettre de faire tout cela, ce ne sont que des échanges de mails mais ce que j'ai pu récupérer donne déjà une idée...
Je parcourus les papiers en fronçant les sourcils. Le vocabulaire technique du développeur ne me permettait pas de saisir le sens total de ses propos, néanmoins les autres documents, accompagnés de chiffres et de relevés de compte me parlaient davantage.
-Il me faudrait les outils du bureau pour construire des pronostics.
-Ce sont des outils que j'ai sur mon propre ordinateur, je te partagerai la licence. Ne travaille pas là-dessus chez Samsung, autant ne pas tout mélanger.
-Je suis d'accord.
-J'ai aussi pensé qu'on pourrait lancer une cagnotte aux dons, pour financer une démo. Avec cette possibilité, ça donnerait déjà les preuves d'un marché et d'un intérêt du public aux banques et aux sponsors.
-Oui, on aura plus de chances d'éveiller de l'intérêt s'il y a de la promo. Tu as pensé à quelque chose par rapport à ça ?
-Au réseau et à la communauté YouTube, il faut ranimer la flamme du jeu, jouer sur la nostalgie des anciens utilisateurs. Concernant le côté communication, je connais quelqu'un de la fac qui pourrait nous aider.
La conversation se poursuivit jusqu'à l'arrivée du livreur, la tête dans les documents tout en parlant de techniques commerciales, de placement d'argent, de fonds d'investissement minimum, j'ouvris la porte, prêt à réceptionner les plats de bœuf sauté et ses ramens.
Mais en relevant la tête, je tombai sur Sun.
-Que fais-tu ici ? m'étonnai-je.
Habillée d'une longue robe colorée à voiles sur laquelle elle avait posé une veste de costard pour homme aux manches retroussées, elle leva les sourcils :
-Ce n'est pas tout à fait la salutation à laquelle je m'attendais, si tu n'es pas content de me voir dis-le directement.
-Je suis content de te voir, grognai-je gêné de ma propre réaction. J'ai seulement été surpris, je ne t'attendais pas.
-Je suis venue parce que tu filtres mes appels, Nain de Jardin.
-Je ne...
Je m'interrompis brusquement, me rappelant qu'effectivement ces derniers jours je n'avais pas donné suite à ses messages.
-Tu vois, me fit-elle remarquer d'un ton légèrement accusateur.
En soupirant je m'écartais, prêt à la faire entrer et l'image de Hyeonseo se rappela à moi, me rendant soudain confus quant à la situation. Je pouvais gérer, Seokjin, Sun, Taehyung, Hyeonseo, mais pouvais-je les gérer tous en même temps ? Comment est-ce que je m'étais retrouvé dans une situation pareille ?
Sun parut surprise de trouver Seokjin dans la pièce de vie et elle s'arrêta avant de se tourner vers moi.
-J'ignorais que tu recevais quelqu'un, je ne voulais pas déranger, je vais vous laisser.
-Ne sois pas ridicule, on allait dîner et Taehyung a encore commandé trop de choses...
Tandis qu'elle restait debout sans bouger, je fis rapidement les présentations. Poli, Seokjin se leva pour s'incliner et elle en fit de même.
-C'est mon aîné, celui qui m'a aidé à entrer chez Samsung.
-Je vois, admit-elle en souriant, contente de voir que tu te fais des nouveaux amis, Nain de Jardin.
-Epargne-moi tes commentaires, grognai-je.
-Nain de Jardin ? s'étonna Jin.
-C'est son surnom affectif, répondit Sun, il m'appelle la Grande Perche. Yoongi donne toujours des surnoms aux gens qu'il apprécie, comment t'appelle-t-il ?
-Il ne me donne pas de surnom, nous n'avons pas ce genre de relation...
-C'est Son Excellence, capitulai-je tandis que les oreilles de mon aîné rougissaient.
-Ah c'est lui, s'exclama Sun comme si soudain elle le reconnaissait vraiment, celui qui t'a donné des outils hors de prix pour travailler le bois ?
-Tu te souviens vraiment des détails qui t'arrangent...
Elle se mit à rire avant de se diriger vers la deuxième partie de la pièce.
-Je vais aller saluer Taehyung.
Puis elle inclina le visage, me renvoyant un coup d'œil insistant.
-Je passais parce que, visiblement, tu as beaucoup de choses à me dire.
Je fermai les yeux en soupirant. Voilà qu'elle était déjà au courant. Je devais arrêter de sous-estimer l'affection que lui portait le gamin. Je venais à peine moi-même de comprendre ce qui m'arrivait que déjà elle avait eu accès à toutes les informations.
Je n'eus pas le temps de reprendre notre conversation avec Jin que déjà la sonnerie retentissait. Cette fois-ci, ce fut bien le livreur et j'appelai tout le monde pour venir manger tant que les plats étaient encore chauds.
C'était une combinaison détonante que d'être là tous les quatre, Taehyung me faisait face, un petit sourire coincé aux coins des lèvres, à côté de moi se trouvait Sun, en face de Seokjin. La jeune femme marmonna après avoir entamé la moitié de son plat :
-Ça vous arrive souvent de travailler ensemble après une journée de travail, ce n'est pas trop épuisant ?
-C'est la première fois, admis-je.
Voyant que Jin ne prononçait pas un mot, je finis par admettre :
-En réalité, nous élaborons un projet qui n'a rien à voir avec mon stage actuel.
-Un projet ? s'étonna-t-elle avant de se tourner vers Taehyung qui leva les épaules.
-Je découvre ça en même temps que toi, sinon je t'en aurais parlé.
Combien de fois par semaine s'appelaient-ils ces deux-là ?
-S'agit-il des personnes que tu veuilles mettre dans la confidence ? m'interrogea Seokjin en s'essuyant les lèvres avec un pli de serviette dans un geste mesuré.
-De toute façon ils finiront par le savoir.
Surtout, Sun, elle finissait toujours par tout savoir.
Seokjin prit la parole comme il le faisait pendant nos réunions de services solennelles, implacable mais s'exprimant de manière claire et compréhensible. A la fin de sa présentation qu'il avait enrobée de toute son ambition et de deux trois compliments à mon égard, Sun se tourna vers moi, sourcils levés.
-Tu as vraiment accepté de collaborer pour ce projet ? Toi qui rechignes à te lancer dans des choses nouvelles et surtout des choses qui sont risquées ?
-C'est compliqué... mais oui.
-Il s'est passé quelque chose ?
-C'est une longue histoire... plus tard, éludai-je.
Son expression valait de l'or et, dans un autre contexte, je me serais galvanisé d'avoir réussi à la rendre coite pendant un instant. Elle semblait particulièrement surprise jusqu'à ce que son expression s'adoucisse.
-Eh bien je lève mon verre à votre réussite, scanda-t-elle finalement en soulevant sa canette d'ice-tea.
Taehyung suivit avec sa canette de coca et je soupirais en secouant la tête. Jin prit un temps de réflexion comme s'il mesurait la scène, mais finit par lever son verre d'eau. Tous les quatre, nous trinquâmes à quelque chose dont j'ignorais vraiment la mesure.
Nous trinquions à mon indécision.
Sun posa beaucoup de questions, curieuse de tout et Jin répondait, calmement et avec patience pourtant, je sentais qu'une tension était palpable. D'habitude, la jeune femme était bien plus à l'aise ou féroce au choix, c'était comme si elle mesurait son adversaire. Seokjin restait placide, moins enthousiaste que ce qu'il avait été avant son arrivée.
J'eus l'impression d'assister à un match de tennis avec des balles invisibles.
Ça me parut un peu inquiétant.
Ce fut Taehyung qui arrêta ce match étrange entre eux en stipulant qu'il était tard et que si nous, nous avions fini de travailler, lui avait encore du pain sur la planche. Aussi étrange que cela puisse paraître, Sun et Jin, malgré leurs caractères foncièrement différents, semblèrent gênés de la même manière de s'être ainsi imposés et quittèrent l'appartement en même temps.
-On se revoit bientôt, Nain de Jardin, tu as beaucoup de choses à me dire, non ? scanda-t-elle en remettant ses chaussures.
-Dès que j'ai un moment, oui, on se verra...
-J'ai aussi pas mal de choses à te raconter de mon côté, avoua-t-elle.
-Sur quel sujet ?
-Le travail notamment, éluda-t-elle.
-Quelque chose ne va pas avec ta microentreprise ? m'inquiétai-je.
-Rien de grave, je te raconterai ça plus tard.
Elle observa Jin s'incliner et refermer la porte d'entrée avant de froncer les sourcils dans ma direction.
-Il me chiffonne ce type.
Je roulai des yeux.
-C'est simplement ton parfait opposé et tu ne peux rien y faire...
-Non, ce n'est pas ça, il est trop ambitieux.
-Et c'est une mauvaise chose ?
-Non, mais je pense à toi. Je ne suis pas certaine qu'il sache vraiment comment tu fonctionnes...
-On a déjà travaillé ensemble, tu sais.
-Je ne te parle pas de ça. Il a l'air de compter sur toi pour lui fixer des limites et rester terre-à-terre tandis qu'il aura la folie des grandeurs.
Je fronçai mes sourcils sans répondre.
-Sait-il à quel point tu es du genre à te surinvestir pour quelque chose et ce que toi, ça pourrait te coûter, de t'associer à ce type de personnalité ?
-Sun...
Je me passais une main sur le visage.
-Je te remercie de ton inquiétude et je prends la mesure de ce que tu me dis, mais je pense que tu t'affoles pour rien.
-On verra...
Elle fixa un point derrière moi et se mordit les lèvres dans un sourire qui fit apparaître des fossettes.
-En tout cas, je suis contente pour vous deux.
-J'arrive pas à croire que tu sois déjà au courant...
-Certains ne filtrent pas mes appels, eux.
-Rah ça va, je suis désolé, d'accord ? Ça a été compliqué...
-Et ça le sera sûrement encore, non ? Tous ces choix... Yoongi, tu es sûr que tout ira bien ?
Je relevai la tête et on échangea un regard silencieusement.
-Je crois... c'est toujours mieux que d'avoir des regrets, non ?
Elle eut un sourire avant de passer la lanière de son sac à main sur son épaule.
-Si tu veux commencer cette nouvelle vie, essaye de sourire, ça changera.
J'eus envie de lui lever mon majeur sous son rire tonitruant tandis qu'elle refermait la porte.
********
Je me sentais débordé.
Ma tête n'allait pas tarder à exploser, je le savais.
C'était quoi cette semaine de folie que je vivais depuis quatre jours ?
J'avais failli mourir, j'avais avoué mes sentiments, j'avais changé d'avis pour revenir sur la décision de Seokjin, et voilà que je me tenais devant Hyeonseo.
Tout ça n'avait eu lieu que sur quelques jours alors que j'avais l'impression d'avoir vécu des semaines entre l'horrible vision de la voiture à quelques centimètres de mon visage, et là, au détour d'une bière dans un bar.
Chose après chose.
Pas à pas.
Je devais tout régler, me sentir soulagé.
Hyeonseo fronça les sourcils. Assise à côté de moi, accoudée au bar, elle avait choisi un lieu pas trop bruyant. Elle avait réagi très vite à mon message lui demandant de la voir dès ce soir. Je ne pouvais plus faire traîner les choses. D'abord Taehyung, puis Jin, puis Hyonseo. Viendraient ensuite le rendez-vous avec Sun, l'appel à Hoseok.
J'avais pris des décisions, mais tout me paraissait chaotique.
On s'était mis au bar, elle avait commandé deux bières et j'avais sorti mon petit discours répété dans le métro et depuis elle clignait des yeux, la main sur la anse de sa chope.
-Eh bien... je suis très contente pour toi.
Je relevai la tête et elle parut un peu amusée, presque moqueuse.
-Tu t'attendais à quoi ? Que je crie, que je pleure ?
-Je n'en sais rien...
-Yoongi, tu sais que je t'apprécie et je sais ce qu'il s'est passé une fois entre nous mais les choses étaient claires. Je suis ton amie, pas une rivale pour la personne avec qui tu as l'intention d'être en couple.
J'étais resté évasif sur Taehyung, déjà parce que je me sentais pudique de révéler des éléments aussis personnels mais aussi parce que j'ignorais comment présenter la chose. Quelles seraient les réactions des interlocuteurs s'ils savaient ?
Pas que je craignais leur haine, leur colère, leur rejet. J'étais déjà suffisamment embêté de devoir me confier, alors ça ne me rendrait que plus mal à l'aise.
Je peinais déjà moi-même à me rendre compte de ce que je vivais.
-Je voulais que les choses soient faites clairement et dans l'ordre, admis-je.
-Oui, ça te ressemble bien, pouffa-t-elle, mais tu n'étais pas obligé d'être si solennel, j'ai cru que tu allais m'annoncer quelque chose de grave comme une maladie incurable, un cancer ou que sais-je...
Elle continua de se moquer de mon expression avant d'ajouter :
-Je suis contente pour toi et tu as tout mon soutien.
-Merci.
Ça me calma quelques instants et je me frottais les yeux. Je dormais mal depuis trois jours. La scène de la voiture me revenait, mes cauchemars avaient repris. Inexplicablement, le type que j'avais bousculé dans la rue, celui en trench beige dont je ne me remémorais pas du visage, me revenait aussi.
Son sourire en coin m'apparaissait et ça me remplissait d'angoisse.
-Par contre, désolée de te le dire, mais tu as l'air au bout du rouleau.
-Ça va... éludai-je.
-Cette personne, tu l'aimes, non ?
Je détournai le regard, les yeux rivés en direction de ma bière et je le sentis sourire.
-Enfin je suppose, tu ne te serais pas mis en couple si tu n'avais pas de sentiments envers cette personne, non ?
J'aimais le fait qu'elle dise cette personne, ça me donnait l'impression qu'elle avait compris. Hyonseo avait toujours compris. Pas comme Sun qui savait tout et qui aimait tout savoir, mais la jeune biologiste, elle, semblait me comprendre parce qu'elle me ressemblait vraiment.
-Tu devrais te détendre, me recommanda-t-elle, et te reposer, non ? J'ai l'impression que tu es anxieux...
-Disons que je me suis fichu dans tout un tas de nouvelles choses...
-C'est pour ça que je te soutiens et que je te trouve courageux. Moi, je refuse de changer. Je suis trop bien dans cette vie, en ne faisant ni de choix de changement de carrières, ni de choix amoureux...
-Tu m'aides pas, là.
Elle se mit à rire avant de s'excuser d'un air enjoué.
-Détends-toi, non ? Si cette personne t'aime en retour, ça en vaut la peine, non ?
-Profiter ? Ce mot existe-t-il dans mon vocabulaire ?
-Tu deviens dramatique, fit-elle remarquer.
Je me levai ma bière et elle trinqua avec moi :
-Merci.
-Je resterai dispo quand tu voudras il y a encore des livres que je voudrais te filer.
-J'ai déjà pas le temps de lire ceux que j'ai déjà...
-Du temps Yoongi, c'est à toi de le prendre, non ?
Elle marquait un point. Elle n'était pas amie avec Sun pour rien. Je terminais ma boisson avant de régler ma note. Hyeonseo paya sa part et on se sépara à la sortie du métro.
-Trouve un moyen de détendre ou tu vas imploser, me lança-t-elle en s'éloignant.
-Je vais essayer, répondis-je en lui faisant un signe de la main.
En avouant mes sentiments, en mettant des mots sur des émotions, j'avais ressenti une plénitude telle que cela avait tout apaisé. Après tout, sur le moment, je n'en attendais rien, la plénitude n'était venue qu'à la confession mais n'avait pas demandé de réponses. Mais après ça, je m'étais senti rigoureusement stressé. Je n'avais pas anticipé ce qui s'était produit ensuite. Peut-être m'étais-je trop précipité pour tout changer, de crainte qu'un nouvel accident ne crée ma fin, définitivement ?
Tout ce changement ne me ressemblait pas, je ne savais pas comment gérer tout ça.
En sortant de l'ascenseur de mon immeuble, je me frottais les yeux une nouvelle fois. Je me prenais certainement trop la tête, ce n'était pas bon. J'avais encore plus mal au dos en réfléchissant à tout ça.
Me détendre, hein ?
Ma relation avec Taehyung venait de changer, et si j'avais voulu passer pour le type qui voulait tout simplifier, ce n'était qu'une façade. J'ignorais où ça allait me mener. Entre lui dire que je l'aimais et le rendre heureux, n'y avait-il pas un palier ? Comment on faisait l'un, comment on faisait l'autre ?
Pouvais-je vraiment rendre heureux quelqu'un ? Quand on voyait comment ma famille avait terminé, le bonheur avait du mal à faire partie de mon quotidien.
Je n'avais jamais été heureux moi-même jusque-là.
Il y avait aussi le projet avec Seokjin, un énorme risque, qui me faisait travailler encore plus que les heures que j'effectuais déjà. Je me dirigeais vers un avenir incertain.
C'était ça le prix à payer pour tenter d'exister ?
Me détendre ? Elle était bien bonne celle-là, comment allais-je me détendre en ayant l'impression de porter tout ça ?
-Je suis rentré, déclarai-je mollement en retirant mes chaussures et en m'avançant vers la grande pièce.
L'air était imprégnée d'acétone et de peinture, notre clim défectueuse avait du mal à rafraîchir la pièce et la chaleur humide de l'extérieur faisait empirer les odeurs de produits que Taehyung utilisait.
J'avais vraiment mal dans tout le corps, je ne rêvais que d'une bonne douche et de m'enfoncer dans mon lit. Dormir jusqu'à ne plus jamais être fatigué. Des pas me firent relever la tête et Taehyung se tint rapidement devant moi, son grand sourire qui ne le quittait plus depuis trois jours sur les lèvres.
-Tu as mangé ? lui demandai-je, ou je commande quelque chose ?
Il s'approcha, lentement mais avec une délicatesse qui me surprit, comme à chaque fois et ses lèvres vinrent frôler les miennes. Je crois que le problème venait de moi. Quand il m'embrassait comme ça, je sursautai régulièrement comme si j'avais oublié entre-temps que nous nous étions déjà embrassés la dernière fois.
Ma stupeur ne durait qu'un instant et il approfondissait le baiser alors, avec lenteur.
-Bonsoir Yoongi, chuchota-t-il sur mes lèvres.
-Bons...
Il le coupa et son baiser d'une autre saveur, je manquais de reculer, mais sa main vint se poser sur le bas de mon dos pour me rapprocher. Voilà qu'il recommençait à m'embrasser de la sorte, et que je n'arrivais pas à suivre, ni à respirer. Il était comme un torrent, d'une énergie folle tandis que j'étais un cours d'eau sans activité. J'étais paresseux et il était survolté et ça se sentait, ses mains distribuaient de la chaleur en touchant mon corps et je me sentais un peu perdre pied.
Étonnamment, je me sentais détendu en cet instant.
Toute la tension quittait mes muscles, mon cœur tambourinait douloureusement mais aussi avec plaisir. Cela pouvait durer de longues minutes pendant lesquelles toutes mes pensées s'éteignaient. Mes questions, mes doutes, mon incapacité à comprendre, à me satisfaire, habiter ce corps. Tout ça je n'y pensais plus.
Enfin quand ses lèvres libérèrent les miennes, essoufflé il se remettait à sourire, plongeait son nez dans mon cou, resserrant son étreinte.
-Non, je n'ai pas mangé, je t'attendais.
J'avais du mal à déglutir, à me reconnecter à la réalité alors je restais là, avec lui, dans mes bras.
Depuis deux jours, Taehyung ne me quittait pas, et même quand je sortis mon téléphone, il fit quelques pas, un peu tremblant dans la pièce, il se collait à moi. Je ne voulais pas qu'il voit à quel point je me sentais faible après ces instants-là alors je tachai de faire bonne figure.
C'était juste de l'orgueil, du putain d'orgueil mal placé mais je ne pouvais faire autrement.
-Tu as peint aujourd'hui ? l'interrogeai-je quelques minutes plus tard après avoir reçu la livraison de nourriture.
Il secoua la tête devant son poulet frit arrosé de sauce barbecue.
-J'ai pas la tête à ça. D'ailleurs en parlant de ça, tu sais que c'est à la fin de cette semaine que je dois rendre le projet ?
-Lequel ?
-Celui pour lequel je t'ai peint toi, sous toutes les formes.
Je détournai le regard pour éviter de rougir. Je me sentais comme un gamin. C'était stupide de rougir pour ça.
-Tout est prêt, j'ai fait quelques montages. Tu veux les voir, les photos ?
-Pas vraiment...
Il s'amusa de ma réaction tandis que son genou effleurait le mien sous la table. Il était aussi avide de contact que je ne l'étais pas. Je débarrassai, lançant que j'allais me doucher et il me suivit jusqu'à la salle de bain. Sur le seuil, grognant comme un animal effarouché, je m'exclamais :
-Je vais prendre ma douche tout seul !
-On gagnerait du temps, risqua-t-il innocemment.
Le pire, c'était qu'il avait vraiment le visage d'un ange, avec ses grands yeux et son expression d'enfant. Radicale, je scandais :
-Certainement pas.
Il roula des yeux mais s'arracha un sourire.
-Je savais que tu allais dire ça. Ce sera pour une prochaine fois.
Peut-être s'agissait-il de cet instant précisément où je devais lui dire, où je devais annoncer les choses.
-Tu sais, je...
-Je plaisantais, me coupa-t-il, je n'étais pas sérieux, rassure-toi, je ne viendrais jamais prendre une douche avec toi si tu ne me le demandes pas.
-Taehyung.
Il se figea et je me raclai la gorge.
-Contrairement à toi, je veux que tu saches que je n'ai pas, voire très peu de libido...
Ma phrase parut n'avoir aucun sens et je secouais la tête, contrarié d'être si peu capable de m'exprimer clairement. Il parut un peu surpris par mon ton sérieux et son expression changea.
-Tu dis ça parce que je suis un ho-
-Je ne dis pas ça parce que tu es un homme, rectifia-je, c'était déjà le cas avec les femmes.
-Oh.
-Je ne veux pas que tu t'imagines des choses, je voulais que ce soit clair, si un rapprochement physique doit avoir lieu entre nous, il ne sera peut-être pas pour tout de suite. Je ne peux rien promettre, ça peut venir comme ça peut ne pas venir...
Il acquiesça en venant poser son front sur mon épaule.
-Ça ira. T'en fais pas. On prendra le temps qu'il faut.
Je n'avais pas été complètement honnête. Du temps, je savais qu'il m'en faudrait, mais j'ignorais combien. Pas seulement pour lui, pour nous, mais pour moi.
Combien de temps me faudrait-il pour me sentir bien dans cette situation ? Dans les films, dans les romans, on stipulait que si on aimait et on était aimé, alors le monde se transformait en champ de pâquerettes et que tout était bien qui finirait bien.
C'était de la connerie.
Du temps il m'en faudrait pour m'accepter, me sentir bien dans cette vie, dans ce corps que je n'aimais pas, chasser mes craintes, mes doutes, mes regrets.
Du temps il m'en faudrait pour être heureux et l'accepter.
Mais combien de temps avais-je véritablement devant moi pour réaliser tout ça ?
*******
Chapitre corrigé par automnalh et pina_lagoon
*******
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro