43.
J'ouvris un œil, puis un autre. Ce fut la chaleur de la pièce à peine sombre qui me sauta au visage en premier. La couette remontée jusqu'au nez, je transpirais anormalement. Pourtant, il y avait quelque chose de réconfortant à cette chaleur, à cette enveloppe de douceur, la tête sur l'oreiller, encore assommé par Morphée, seulement bienheureux d'être reposé.
J'entendis la porte s'ouvrir doucement et un filet de lumière glissa au sol. Encore ankylosé, je n'eus pas la force de tourner la tête pour en suivre le tracé et les pas arrivèrent jusqu'au pied de mon lit. Taehyung s'y agenouilla, posant ses mains sur les draps puis son menton sur ces dernières.
-Tu es réveillé ?
Cette fois-ci pourtant j'émergeai, me frottant le visage, libérant mes bras engourdis par la moiteur, conscient que le réveil impliquait de se souvenir de ce qui s'était passé la veille. La tristesse m'accabla de nouveau comme une plaie qui peinait à se cicatriser.
-Tu as beaucoup dormi, tu sais. On est en fin de journée à présent.
-Quelle heure est-il ? m'inquiétai-je.
-Presque dix-huit heures.
Cela me parut de prime abord impossible. Je ne dormais jamais autant. Pourtant cela expliquait ma torpeur, la chaleur, ma migraine, ma déshydratation, mais aucunement ma gêne. Je n'avais pas dormi une nuit et une journée, j'avais fait un coma. Le sommeil avait été un repli comme s'il avait voulu éteindre la réalité. Les mains de Taehyung tremblaient sur la couette, ses doigts tressautaient. Il se rendit compte que je les observais alors, lentement, il les glissa sous le lit.
-J'ai fait avancer le rendez-vous avec la psy, marmonna-t-il, j'y suis allé ce matin. Elle m'a donné de nouveaux trucs, des somnifères et un neuroleptique je crois.
-Et comment tu te sens ?
-Complètement assommé, mais ça a fait diminuer un peu mon agitation, je crois. Sauf que je n'arrive toujours pas à dormir, je ne sais même pas si les médocs de ce soir vont agir...
Je me relevai à demi, la sueur dégoulinant de ma nuque, soudain suffoquant sous la chaleur ambiante.
-Tu as fait avancer ce rendez-vous ? répétai-je comme si je peinais à comprendre ce qu'il voulait dire.
Il hocha la tête, clignant des yeux presque maladivement comme s'il résistait au sommeil. Il avait l'air d'un drogué en manque, le corps tendu à l'extrême, résistant à un mal que je ne pouvais comprendre.
-Je suis désolé...
-N'en parlons plus, éludai-je, peu certain d'avoir envie d'évoquer le sujet.
Tout était encore si frais que même le sommeil n'avait pas réussi à effacer les émotions.
-Je ne sais pas ce qui m'a pris ou ce qui me prend, c'est désagréable d'être dans ma tête en ce moment... j'ai l'impression que je suis devenu fou...
Il renifla, se tenant le crâne ; ainsi agenouillé, j'eus l'impression qu'il me demandait pardon. On se fixa et je détournai les yeux en premier. Il n'était pas encore complètement lui, ça se voyait dans son regard.
-N'en parlons plus, répétai-je, il faut que tu dormes.
-J'y arrive pas.
-Il faut que tu essayes quand même. Les médicaments de ce soir feront sûrement effet.
J'eus l'impression, cette fois encore, qu'il n'était pas capable de m'écouter. Quand il quitta la chambre, je fus soulagé. Je restais assis dans mon lit, un bastion de couvertures autour de moi. Je devais me protéger, mais de quoi, je ne savais pas.
Les deux jours qui suivirent se déroulèrent dans une atmosphère étrange. J'étais conscient que nous traversions un nuage de non-dits, de latence, un espace hors du temps.
C'était lunaire.
D'un côté, il y avait moi dont les réactions me troublaient comme si toutes mes failles, mon vide, tout ce que j'étais, était visible à l'œil nu et que je n'avais plus nulle part où me cacher. Et il y avait lui, empli de remords, malmené par ses troubles, oscillant entre insomnie et angoisse. Tout se passait comme si nous étions revenus au point de départ mais de façon tellement différente, brutale, accélérée et violente que c'en était chaotique.
Nous en avions vécu des événements graves, inquiétants, dangereux et pourtant c'était la première fois que je sentais que nous étions allés si loin que l'on ne pourrait plus revenir en arrière. J'ignorais toujours ce que je devais faire, dire, comment me comporter. Je me sentais en prise avec trop de choses pour me sentir bien. Je ne réussis pas à rejoindre Hyonseo au cinéma ni même accepter l'invitation de Sun de boire un verre. Un abcès se formait mais nous avions appris, après toutes ces années à s'égratigner l'un et l'autre, qu'il fallait le percer avant qu'il ne s'infecte.
Alors ce soir-là, après être rentré si tard du travail au point d'avoir dû dîner devant mon poste pour parvenir à finir mes tâches à temps, je n'avais pas pris peur en retrouvant Taehyung au milieu du salon. Je n'avais pas fui, comme la veille ou l'avant-veille, prétendant avoir autre chose à faire. Je n'avais pas évité le sujet non plus.
Je savais, indéniablement, que nous devions poser des mots sur le sujet.
Je m'étais approché, la nuque raide et douloureuse tandis qu'il faisait le ménage au sein de notre pièce de vie. Triant, nettoyant, jetant le plus obsolète. Remettant un ordre dans ce qui avait été si fou l'espace d'un instant. Il reniflait, malheureux, le dos courbé, tandis que certains croquis, quelques essais de toiles, finissaient déchirés, déchiquetés, écrasés.
Lentement, silencieusement, je m'avançais vers lui.
-Est-ce que tu veux de l'aide ?
-Non, je veux le faire seul.
-As-tu dormi un peu ?
-À peine quelques heures.
Il se passa une main sur le visage puis dans les cheveux avant de se relever. Ses yeux étaient rougis, son visage défait, ses cernes marqués, c'était aussi pire qu'avant, mais son corps tremblait moins. Seule sa mâchoire bougea comme s'il résistait à l'envie de grincer des dents. Il ne prononça rien de plus, se frottant les yeux encore davantage, agrandissant les rougissements autour de son regard, et le voir si mal, tellement l'ombre de lui-même, activa un fort sentiment d'impuissance. Alors je me répétais :
-Va dormir.
On s'entre-regarda et il marmonna, peiné :
-Si je te dis que j'aimerais dormir dans ton lit, est-ce que tu me rejetteras ?
-Non, je ne le ferai pas, vas-y.
-Tu es toujours en colère contre moi ? chuchota-t-il avec sa moue d'enfant blessé.
-Je ne le suis pas.
Je ne ressentais pas de colère, ce n'était même pas le sentiment que j'avais. Pourtant, penser à mes émotions ne contribuait qu'à les réactiver et d'un geste lâche je lui indiquai la chambre. Je l'incitai à se rendre dans la pièce comme un père demandant à son garçon d'aller au lit. L'image me déplut, alors je fis retomber mon bras.
Il obtempéra sans un mot tandis que je filais vers la salle de bain. À mon retour, la lampe de chevet était allumée, mais il ne dormait pas, fixant le plafond, les yeux grands ouverts.
Je me glissai sous les draps sans un mot.
-Tu as pris les somnifères ?
Il acquiesça :
-J'attends qu'ils fassent effet.
Il soupira :
-J'ai l'impression d'être un putain de drogué.
-Si cela peut t'aider...
Il dut sentir que je me dérobais pour éviter le sujet alors il tourna la tête dans ma direction.
-Je t'ai fait peur, n'est-ce pas ?
Je mis un moment à répondre après une grande inspiration longue et profonde.
-C'est plus compliqué que ça... Ce projet a-t-il toujours un sens maintenant que ton agitation est en train de se calmer ?
-Oui, ça en a toujours. La psy a appelé ce que j'ai traversé de l'hypomanie. Il n'empêche que, même si mon agitation diminue, mes idées sont toujours aussi claires pour ce projet.
-Elle a dit que ça pourrait se reproduire ?
-Avec le traitement non. Par contre, elle a dit qu'il y aura certainement une phase dépressive après.
Il bougea un peu, tournant la tête vers le plafond que la lampe de chevet éclairait toujours d'un halo.
-Tu sais ce qui est terrible, c'est que ces derniers jours, je ne me suis jamais senti aussi bien. J'étais... puissant, j'avais l'impression d'effleurer le champ des possibles. C'était absolument incroyable, je ne doutais plus de rien, mon esprit fabriquait des idées et mon corps, je l'avais oublié... comme un instrument uniquement destiné à servir mes idées. Maintenant que ça revient à la normale, tout n'est que pénibilité, douleur, mal-être, doute. Et tu sais quoi, ça me fait chier.
Je ne répondis pas et il murmura sombrement :
-Mon seul regret, c'est de t'avoir fait pleurer.
-N'en parlons plus...
Je fuyais, à nouveau. Je ne pouvais pas m'en empêcher.
-Même tout-puissant, tu n'étais pas dans ton état normal, marmonnai-je seulement.
-C'est peut-être l'état normal qui ne l'est pas.
Il se tourna à nouveau.
-Si mon état psychique me le permet, je vais continuer ce projet. J'ai besoin d'y croire. De toute façon, j'ai toujours le rendu à faire pour l'école à la fin du mois.
Puis il ajouta, presque timidement :
-Je comprendrai que tu ne veuilles pas y participer à nouveau...
-Que feras-tu alors ?
-Je trouverai quelqu'un d'autre.
-Ça ne fera pas de grande différence, n'est-ce pas ?
Ma voix s'était voilée d'une pointe de sarcasme que je ne me connaissais pas et il pivota sur le côté plus franchement cette fois.
-Bien sûr que ça fait toute la différence.
-Cette différence ne me plaît pas.
-Si seulement tu pouvais te voir comme moi je te vois...
-C'est ça.
Il parut surpris de mon changement de ton, froid et désintéressé.
-Il n'est pas facile pour moi d'être ton modèle ou peu importe le nom que tu donnes à ça, mais la nudité, je ne peux pas la voir comme quelque chose d'artistique, je suis trop cartésien pour ça. Bien sûr que tu as sûrement vu d'autres corps, des entrejambes et bon sang, nous sommes des hommes, ça ne devrait même pas me poser problème ! Mais tu as rendu ça si complexe que j'ai cru être chosifié, remplaçable, que...
-Yoongi.
Son interruption fit emballer l'organe au fond de ma poitrine et j'eus envie de reculer tandis qu'il s'était relevé sur ses coudes.
-Tu n'es pas un objet, je ne t'utilise pas. En aucun cas je ne penserais ça de toi.
Puis il ajouta si bas que je crus être dans un rêve :
-Je n'ai pas le droit de te faire ça. Pas avec toi, pas avec tout ce que tu es pour moi.
Cette fois, je fus certain que ma poitrine gonfla, s'emballa. L'émotion me prit encore, comme une vague déferlante, complètement pure, absente de tout contrôle. Mes yeux me piquèrent et incapable d'en arrêter l'action, je les cachais derrière ma main avant de lui tourner dos.
Encore une fois, je craignais son regard.
-Yoongi.
Il répétait mon nom avec plus de tristesse cette fois comme s'il essayait de me soulager avec un mot, conscient que je pleurais.
Je ne comprenais pas pourquoi je pleurais.
-Je ne sais pas pourquoi je me sens comme ça, pardon.
Ce fut les seuls mots que je parvins à faire sortir en premier lieu avec cette même incompréhension à la fois pour mes larmes comme pour mes excuses. Toujours dos à lui, je fus conscient que quelque chose débordait quand je m'entendis dire :
-C'était comme si je n'avais plus aucune échappatoire. Comme si je ne pouvais plus rien cacher.
-Parce qu'il y aurait quelque chose à cacher ?
Ma respiration se bloqua, toutes mes pensées, toutes mes émotions s'arrêtèrent, je fus sidéré sans en comprendre la raison.
Qu'avais-je à cacher ?
Je sentais qu'un doigt venait d'être posé sur ce sentiment de vulnérabilité, mais la réponse ne vint pas et ce fut dans le silence qui pesait que je murmurais :
-Non, je ne crois pas.
Et je voulais m'en convaincre. Car l'impossibilité de répondre à cette question voulait seulement signifier qu'il n'y avait véritablement rien que je puisse cacher.
Le lendemain, les jours suivants, je fus persuadé de ce que j'avançais sans jamais douter. Ma semaine reprit, la routine aussi. C'était automatique. Mais contrairement à la plénitude que je pensais ressentir, ne me resta qu'un nœud brouillon d'émotions empêtrées, figées quelque part entre mon cœur et mon esprit.
Il n'y avait rien à cacher.
Je me le répétais comme un mantra, le matin au réveil, le soir en me couchant. De son côté, Taehyung luttait contre les médicaments et contre le sommeil. Le mercredi soir, au détour d'un dîner où son attitude m'alerta, il me souffla :
-La dépression arrive, je la sens en moi. C'est comme une plante qui pousse un peu chaque jour jusqu'à éclore. Dormir, c'est succomber.
-Mais résister c'est souffrir, non ?
-Au moins jusqu'au projet, insista-t-il.
Je ne sais pas ce qui me décida, si ce furent ses mots, sa force, sa souffrance ou moi-même, convaincu par cette vérité que je ne cessais de me répéter. Ainsi, au matin, le lendemain je lui demandai d'annuler la venue du type et de la femme à qui il avait proposé de participer. Le regard qu'il me jeta fut indéfinissable, des morceaux de lui flottaient dans ses pupilles éparpillées entre son état, les médicaments, les insomnies, la lutte, la dépression, la manie. La maladie.
-Tu es sûr de toi ? Je ne veux pas que quelque chose de similaire se reproduise une nouvelle fois...
-Je suis certain cette fois.
-Ça durera plusieurs heures, peut-être tout le week-end, je ne peux pas prendre le risque de dormir...
-Je reprends le stage lundi, il faut que ce soit terminé dimanche dans la nuit au plus tard.
Il m'offrit un minuscule sourire, le premier de ce qui me paraissait une décennie.
-D'accord, faisons ça.
*******
N'était-ce pas le concept même de ma vie ici? De revenir en arrière perpétuellement ? De recommencer ? Il était étrange de se retrouver dans la même situation, avec tout ce qu'il y avait de similarités sans pour autant se trouver dans un état d'esprit identique.
Nous étions vendredi soir, après le dîner. J'étais là, encore habillé au beau milieu du salon qui avait été rangé pour l'occasion.
La nuit était tombée à présent sur Séoul, la luminosité nocturne de la rue apparaissait derrière la baie vitrée menant au balcon. Une légère brise, chaude et douce d'une soirée de juin semblait perdurer dans l'air et évacuait cette odeur devenue habituelle de peinture et d'acétone. De mélange d'huile et d'alcool. L'installation était identique à la dernière fois si ce n'était que cette fois, Taehyung s'était paré de lampes prises de ci et de là comme s'il voulait jouer avec les ombres.
La veille, il m'avait montré son carnet de croquis, ses prototypes, ses pochoirs aussi pour gagner du temps plutôt que de devoir dessiner toutes les formes.
-Tu es prêt ?
J'acquiesçai.
Je me sentais étrange, comme si cette fois, les choses glissaient sur moi sans m'atteindre directement. Cela me rassurait de voir qu'il avait l'air, malgré son état, éveillé, non pas hagard et survolté comme la dernière fois. J'appréciais les dispositions qu'il avait prises, les couvertures, les coussins, les petites attentions.
Dans le fond, ce que je souhaitais se situait peut-être en cet instant-là, comme si par ce biais je voulais réparer ce qui avait été dit entre nous. Les torts étaient des deux côtés, mais je voulais ne plus lui donner cette impression qu'il n'avait plus sa place dans cet appartement.
Peut-être qu'après ce soir, nous retrouverions l'entente commune d'avant son départ.
-J'ai pris un rouleau spécial, hyper molletonné pour te peindre tout entier. Ça ne t'abîmera pas la peau.
-Me voilà devenu du papier peint, quelle joie... maugréai-je.
Cela le fit rire avant qu'il ne reprenne :
-Tu es toujours certain de vouloir faire ça ?
-Je crois bien.
-Dans ce cas, on va commencer par la toile n°1, je te laisse te changer.
Il me tourna le dos et après une profonde inspiration je pris le temps de retirer mes vêtements.
Je ne comprenais pas ce qui devait être peint. Même si j'avais vu les croquis, ma perception réelle de ce qu'il faisait, entrevoyait, restait éloignée de la sienne. Il y avait une toile au sol, il y aurait moi aussi. Qui était la toile finalement ? Lorsque mon sous-vêtement me quitta, je me sentis pataud, malgré la température ambiante, j'eus un frisson. J'étais maladroit dans ce corps que jen'aimais pas.
Mais je n'avais rien à cacher.
Taehyung se retourna à demi avant d'allumer quelques lampes.
-Je vais peindre toute ta peau et ensuite est-ce que tu pourras t'allonger en position fœtale, replié, la tête à l'intérieur ?
-D'accord.
Les gestes étaient méticuleux cette fois, non plus chargés d'incompréhension, de tension. Son visage avait une figure concentrée, les sourcils froncés si fort que cela semblait chasser tous les soucis de ces derniers jours. La fatigue semblait éloignée.
Je ne tressaillis même pas au contact du rouleau, ni des pinceaux, je n'eus aucun recul non plus lorsque évidemment la peinture arriva à mes hanches. J'eus presque envie de me moquer de moi-même d'avoir eu si peur, d'avoir tant imaginé des choses improbables alors que les choses se faisaient cliniques et anesthésiées.
Professionnelles.
Les heures qui suivirent, je ne les compris pas vraiment.
D'abord ce fut long, très long, mon corps refroidissait beaucoup et entre chaque réglage Taehyung disposait sur moi une couverture. Parfois je m'endormais, parfois je me réveillais ou déjeunais. Puis je me lavais. Je me lavais beaucoup. Soit intégralement pour remettre le corps propre, soit par endroits. Il avait tout prévu. Tous ses gestes étaient mesurés, sans jamais un faux pas. Il photographiait, peignait, ajustait la lumière, recommençait, allait chercher la bassine d'eau chaude et le gant de toilette, me lavait, me séchait et recommençait.
La nuit passa ainsi et si j'eus l'impression d'avoir réalisé une centaines de choses, pourtant, seul deux de ses projets sur sept avaient été faits comme il le voulait au petit matin. Je m'endormis pendant plusieurs heures avant qu'il ne me réveille. La nourriture avait été commandée et avec la lumière de la journée, les rideaux refermés, la session recommença.
Et puis il y avait le silence.
Le manque de parole, de mots, rendait ce moment étrange, hors du temps. Comme s'il n'y avait plus ni Taehyung ni Yoongi. C'était autre, nous étions des autres. Et pourtant le manque de parole n'avait rien d'angoissant, d'ambivalent. Nous nous comprenions avec peu. Il ne faisait que d'inciter mes mouvements, les poses. Il était étonnant de le voir si décisionnaire et je fus sûr qu'en dehors de cet instant je n'aurais pas apprécié que cela se déroule ainsi. Mais ici, entre la peinture, mon corps, la lumière, l'ombre, les couleurs, les odeurs, mes mouvements se superposaient à ses demandes.
Nous ne nous regardions pas, même en déjeunant. J'étais ailleurs, dans un autre instant, et c'en était de même de son côté. Parce qu'il était étrange d'être peint, de sentir les pinceaux sur sa peau, la douceur de la substance puis leur sécheresse qui finissait par tirer l'épiderme. J'étais une construction, quelque chose qui changeait. Je me métamorphosais et sous la douche, les couleurs glissaient jusqu'au siphon dans un assemblage artistique. Puis tout recommençait.
Ce corps qui m'était indifférent avait soudain des possibilités que je ne lui connaissais pas.
Et puis il y avait la musique.
Elle n'était qu'en toile de fond, si basse que parfois je ne l'entendais plus au-dessus des bruits d'appareil photo. J'ignorais si la musique qu'il avait choisie avait un sens ou si cette dernière jouait aléatoirement sans personne pour la contrôler. Parfois je m'interrogeais, dans ces longs moments : avait-il choisit une musique de nature, maintenant que j'avais du vert peint sur quelques parties du corps ? Quand le bleu venait, cherchait-il à parler de la mer ? car j'entendais les vagues résonner.
Une heure, deux heures, dix heures, le temps fila. Il n'y avait plus de journées, plus de jour, plus de nuit, seulement l'appétit qui fractionnait le rythme.
Et puis il y eut la fin.
-Yoongi.
Je rouvris les yeux, inconscient de m'être assoupi. Dans cette position allongée, languissant presque, la tête reposée sur mon bras presque déployé, je papillonnai du regard. Comme si je redevenais Yoongi, à présent. Parce qu'il m'avait appelé ainsi, je revenais à moi.
Les odeurs me vinrent en premier, la fatigue aussi, l'obscurité qui me laissait penser que la nuit était tombée. Quel jour étions-nous ?
-C'est terminé.
Je me relevai doucement, ankylosé, soudain conscient à nouveau de mon corps dans ses proportions initiales, de ma nudité. Je sentis rapidement une couverture m'envelopper tandis que Taehyung, accroupi face à moi, tirait une bassine d'eau savonneuse près de nous.
-Quelle heure est-il ?
Remettre du temps, c'était remettre de la réalité dans ce moment. Il sortit son téléphone de sa poche arrière et me montra l'écran allumé.
Dimanche, 01h30.
Je me relevai encore, tenant la couverture autour de mes épaules, vérifiant qu'elle tombait de sorte à ce que la partie basse de mon corps ne soit pas visible.
-Nous n'avons pas dîné, tu as faim ?
Je clignais des yeux à nouveau alors que sa main essorait l'éponge pleine d'eau. Le bruit m'accapara comme si je l'avais oublié et je secouai la tête.
-Je ne crois pas. Et toi ?
-Non.
-Tu vas dormir à présent ?
-Seulement quand tous les fichiers seront sur la clef USB. Après, il faudra que j'aille à l'université pour utiliser le logiciel photo de retouches.
-Il faut que tu dormes, soufflai-je.
Il prit mon bras du dessous de la couverture et je remarquais alors que tout un paysage y avait été peint. Mes doigts et ma main semblables à la mer et ses vagues, l'avant-bras dessinait une plage de sable d'ocre puis le biceps, l'épaule, une montagne. Tout disparut en un instant comme s'il pleuvait à torrent sur un décor avant que la couleur de mon épiderme ne revienne.
Taehyung me lavait, faisait glisser l'éponge, puis la plongeait dans l'eau, l'essorait, recommençait. Le bras propre fut séché puis il s'attaqua à mon torse et je l'observais faire.
Le charme était rompu, la bulle créatrice avait éclaté ou s'était peut-être refermée.
-Est-ce que ça a été ? Est-ce que tu as réalisé tout ce que tu voulais ?
Il acquiesça :
-Merci d'avoir pris part à ce projet.
Je crus que ces mots feraient quelque chose en moi, comme une joie, une fierté, un soulagement, une gêne. Il n'en fut rien. Rien ne se produisit, mon cœur ne s'emballa pas. Tout resta vide, en latence, et l'éponge continuait de passer sur ma peau dans un bruit mouillé.
Je me sentis décontenancé par ce qui se jouait à présent et je demeurais confus à mesure que Taehyung retirait la couverture pour nettoyer les parties de ma peau. Lorsqu'il les séchait, il remettait le tissu en place. Dans un jeu d'enveloppe, fermée et ouverte. Caché et découvert. Sa tête était penchée, son attitude concentrée, je ne voyais pas ses yeux, seulement ses mèches de cheveux, la taille de ses cernes noircis, aggravés par le manque de luminosité du salon.
Si j'avais si peur de son regard, de ce que je voyais dans ces yeux, pourquoi voulais-je à ce point qu'il m'observe à présent ?
Quelque chose n'allait pas.
-Taehyung.
Il s'immobilisa, l'éponge dans la main, à peine essorée, l'eau colorée dégoulinant sur son poignet dans un ruissellement croisé. Il inspira profondément, changea sa position pour demeurer assis sur les genoux. Je ne captais qu'un bref regard comme s'il s'employait à répondre à ma demande avec regret et je fronçai les sourcils.
-Tu devrais continuer à te laver seul pour les parties restantes, murmura-t-il.
-N'est-ce pas toi qui m'as convaincu que la nudité avait sa place dans l'art, qu'il n'y avait pas de honte ou de pudeur à avoir ?
-Nous ne sommes plus dans l'art, là.
Mon cœur tambourina une fois.
-Il est si difficile pour toi de me regarder, alors ?
-Il est si difficile pour moi de ne pas te regarder.
Mon cœur tambourina une seconde fois, ma bouche devint sèche, l'odeur du savon m'étreignait, chassant celle plus forte de la peinture.
-Et si j'avais envie que tu me regardes, là, maintenant ?
Il se mordit la lèvre avant de relever la tête, croisant mes yeux qui le fixaient déjà. Cette fois, l'organe au fond de ma poitrine s'emballa au point où j'eus presque à regretter mes propos précédents.
Je ne comprenais pas.
J'avais si peur de ce regard, de ce que je voyais à travers lui, de ce que je voyais de moi, dans ces yeux. Pourquoi cherchais-je alors le contact ? Ses yeux n'étaient pas fixes en cet instant, ils glissaient, débordaient, s'attardaient sur d'autres points. Son malaise me contamina. L'éclat dans ses prunelles était le même que cette fois-là. Cette fois où il m'avait pris en photo pour la première fois. C'était cet instant qui me rendait vulnérable alors que je n'avais pourtant rien à cacher.
Ses yeux revinrent s'accrocher aux miens, dans un petit sourire gêné qui fit bouger ses lèvres vers le coin. Une partie de la couverture glissa de mon épaule et il l'attrapa au vol comme si elle ne devait pas partir loin, il la remit en place, s'attarda longuement sur ce bout de tissu avant que ses yeux ne revinrent vers les miens.
Cette fois, les prunelles s'accrochèrent sans réussir à se dérober et on se fixa ainsi, sans même respirer. L'émotion finit par me prendre une nouvelle fois et mes yeux se fermèrent pour tenter d'éviter les larmes.
La certitude que j'avais sur laquelle je m'étais fixé tremblotait à l'intérieur de moi.
Si je n'avais rien à cacher pourquoi me sentais-je si mal, si démuni, si prêt à pleurer ?
Je rouvris les yeux comme pour vérifier que ce moment d'obscurité n'avait pas suffi à le faire s'échapper. Il était encore là, ses mains à la hauteur de mon visage. J'eus envie de reculer, fermement, cruellement pour l'éviter, mais mon corps n'avait pas décidé de coopérer alors alarmé, je le laissai faire, tandis que la pulpe de ses doigts effleurait ma joue.
Comme s'il en chassait une larme, celles invisibles que je n'avais pas laissées pleurer.
Je me sentis soudain faible, réduit à quelque chose de fragile que je haïssais et qui me donnait envie de pleurer comme un enfant. Lentement, ses doigts effleurèrent toute ma joue, puis sa paume glissa jusqu'à mon oreille puis ensuite dans mes cheveux. Une chaleur me prit à la poitrine, remontant dans mon cou tandis que mon souffle tressautait. Son visage se rapprocha et je fermais les yeux, résistant pourtant malgré moi, les ouvrant puis les refermant tandis que son front se collait au mien avec une infinie tendresse.
J'entendis son souffle, je sentais ses mains trembler dans mes cheveux. La manière dont il inclina son visage me fit comprendre ce qui allait suivre et pourtant je ne me dérobais pas. J'avais envie de l'embrasser, j'avais envie de cette douceur, de cette tendresse, d'être plus brillant encore dans son regard.
Je voulais que cela arrive.
La torpeur dans laquelle je me trouvais éclata soudainement et mes médiocres résistances sombrèrent, la larme que j'avais retenue finit par couler, suivie d'une autre.
J'avais bel et bien quelque chose à cacher.
Mes sentiments.
Ils m'apparurent alors, nettement, puissamment, comme si on avait levé le voile sur eux, comme la dernière touche sur une grande toile, une vérité plus grande encore. Taehyung se figea, ses lèvres à quelques millimètres des miennes, soudain conscient que je pleurais et il se recula alors, éloignant son corps, agrandissant l'espace.
Il parut torturé, désemparé, avant de poser son front sur mon épaule, entre la peau et la couverture.
-Je suis désolé.
Je n'eus rien à répondre, j'étais envahie par mon propre chaos, l'anéantissement de toutes mes croyances, de toutes mes résolutions. Choqué de moi-même, comme trahi par mon propre cœur et ma tête qui avaient conspirés en silence contre ma conscience.
Il recula, se releva, reniflant, cachant les tremblements de ses mains.
-Je dois aller à l'université, promis je rangerai plus tard.
Il partit plus vite que ma propre pensée qui fusait tandis que je restais assis au milieu d'une toile, une couverture me recouvrant, pleurant, probablement rouge pivoine.
Dans un état pitoyable.
Dans le silence de l'appartement, je restais un moment ainsi, froidement, luttant contre mon propre esprit. Prêt à gagner cette bataille.
Lorsque la fatigue me piqua, la faim aussi, convaincu qu'il me restait peu d'heures avant la reprise de mon activité, je me levai, grimaçant sous les crampes, d'un corps trop longtemps resté immobile. Ce fut avec une certaine violence que je me lavais, râpais mon corps, jusqu'à le faire rougir, cherchant à effacer, retirer, arracher ce qui venait de se passer.
Propre, habillé, enfoncé dans mon lit pour les quelques heures de la nuit, je me mis à réfléchir, persuadé de m'être trompé.
Je ne pouvais pas avoir de sentiments.
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Chapitre corrigé par automnalh et pina_lagoon
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Hello ~
Merci à tous et à toutes d'avoir attendus la reprise de cette histoire, après un petit mois de pause. 🤗
Les publications seront à présent tous les 15 jours jusqu'à la fin de l'histoire.
Lentement mais sûrement je me remets à l'écriture, merci beaucoup pour vos retours et vos votes du précédent chapitre.❤️💜
A très vite ~
Artémis
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