41.
La rentrée du mois de mars se fit sous un temps plutôt doux, ensoleillé ; le ciel demeurait d'un bleu puissant et les cerisiers nous firent cadeau de leur floraison annuelle. A l'instar de ce phénomène, ma relation avec Hyonseo se mit à fleurir d'une nouvelle manière au grand bonheur de Sun.
Notre entente amicale avait débordé, le temps d'un soir, vers quelque chose de plus charnel et même si ça ne s'était pas reproduit depuis, et qu'aucun de nous deux n'avait semblé vouloir renouveler l'expérience, Sun avait semblé très heureuse pour moi.
Personnellement, j'ignorais si cela me rendait plus heureux qu'avant. Je ne faisais pas grand cas de la sexualité de manière générale et Hyonseo non plus. Sur ce point, nous étions tombés d'accord. Nous n'étions pas dans une relation de couple comme on adorait en dicter les règles et les injonctions dans ce pays. Nous ne portions pas les mêmes tenues, n'avions pas les mêmes coques de téléphones, ne faisions pas des dates instagramables tous les week-ends, ni n'envoyions cinq à six messages remplis de cœurs et de messages affectueux à longueur de journée. Non, nous continuions de nous voir occasionnellement et je supposais que nous nous ne manquions pas assez pour nous voir tous les jours. Il était certain qu'aucun de nous n'irait sacrifier son indépendance, son quotidien et son besoin de solitude pour s'obliger à être ensemble.
Je me sentais chanceux de l'avoir rencontrée. Nous parvenions à nous comprendre et à visualiser exactement ce dont l'autre avait besoin tout en restant à l'écoute pour éventuellement modifier notre comportement pour s'accorder au mieux. C'était fluide, léger, clair et bienveillant.
Hoseok appela ça une relation « occasionnelle » quand il arriva un week-end de la mi-mars alors que les cerisiers avaient déjà perdu toutes leurs fleurs rosées. Je ne pus qu'acquiescer car c'était justement l'occasion qui me permettait d'animer le quotidien habituel. Mon meilleur ami et Sun se côtoyèrent durant tout le week-end comme des amis de longue date, plutôt à l'aise, semblant plaisanter sur des private-joke dont j'étais exclu mais je ne voyais entre eux qu'une relation amicale même si je supposais aisément qu'ils semblaient désirer davantage. Néanmoins, ni l'un ni l'autre ne semblait avancer dans ce sens. Les projets de formation d'Hoseok s'étaient figés dès l'instant où son père avait commencé à avoir des problèmes de santé. Depuis, il en parlait quelques fois, succinctement, comme on évoque une projection non concrète.
Dans le fond, nous savions tous qu'il n'emménagerait pas sur la capitale et que, malgré la certitude que ce métier n'était pas fait pour lui, il ne le changerait pas car c'était la société de son père et que ce dernier, malade, avait besoin de ses fils pour continuer à la faire tourner.
Si le printemps avait amené des nouveautés sur le plan personnel, cela en amena aussi une du point de vue professionnel.
Voilà que le mois d'avril avait commencé et ce fut rapidement mon dernier jour de stage. Je quittai ce service pour en rejoindre un autre. Un stage plus long dans la compagnie de climatiseur Ewt qui avait été intéressée par mon profil. J'espérais y rester jusqu'à la fin de mon année scolaire en espérant pouvoir, grâce à lui, y décrocher mon diplôme.
Les cours s'allégeaient à présent et de longues journées, identiques aux autres salariés, m'attendraient bientôt. Comme un premier pas dans le monde du travail. L'inconvénient était l'éloignement de l'entreprise, située dans la partie la plus éloignée à l'ouest de Séoul. J'allais devoir traverser la ville pendant une heure trente dans les transports chaque matin et chaque soir, mais je demeurais motivé par la tâche. La libération du cursus scolaire arrivait bientôt à son terme. Ce n'était que temporaire.
Ce fut évident donc, qu'en ce dernier jour, personne et encore moins, mon tuteur de stage et l'acariâtre chef de la ressource humaine, ne me feraient une fleur pour partir un peu à l'heure. J'allais quitter cet endroit comme j'étais venu, sans attente et sans regret.
Les yeux plissés devant mon écran d'ordinateur, abîmés par la lumière bleue, l'idée même d'aller consulter un ophtalmologue se glissait peu à peu dans un coin de mon esprit. Tard le soir, il devenait difficile pour moi de visualiser correctement les chiffres et encore pire, de réussir à lire les livres de Hyonseo dans mon lit.
-Min.
Je sursautai férocement, me redressant avant de rouler des yeux en observant la personne qui m'interpellait par-dessus la paroi de mon box.
-C'est malin, je ne t'ai pas entendu arriver...
Le visage sans expression de Seokjin me répondit plus rapidement qu'à l'accoutumée :
-J'annule pour ce soir, je te fais mes excuses. Je te paierai une soupe une prochaine fois.
-Ok, pas de souci, admis-je seulement en retournant sur mon écran.
-Bonne soirée.
-À toi aussi.
Il fit quelques pas seulement, d'un mouvement plus rigide qu'à l'accoutumée mais avant même d'avoir pu traverser l'open-space en direction de l'ascenseur, une voix l'apostropha :
-Seokie !
Je me redressais à nouveau, lentement interpellé par ce surnom qui semblait prononcé avec beaucoup d'affection de la part d'un homme en costume sur-mesure qui venait de quitter l'ascenseur avec tout un cortège sur les talons.
Plutôt grand, un corps plutôt gourmand, une calvitie naissante allongeant un front marqué par une ride centrale, son rire parut éclater dans tout l'espace comme quelque chose d'agréable qui donnait envie de rire à son tour. Il était accompagné ni plus ni moins du PDG lui-même, du secrétaire en chef et de ce minuscule et acariâtre M. Chung des ressources humaines. Certains des salariés encore concentrés sur leurs écrans, curieux comme je l'étais, relevèrent la tête de nos postes pour observer la scène. Rigide, Seokjin encaissa une accolade très amicale et paternante tandis que le rire de l'homme au costume italien continuait de résonner.
-J'ai cru que tu avais pris la fuite. Tu sais, je vais finir par croire que c'est ce que tu fais à chaque fois que tu es invité quelque part...
Le ton était plaisantin sans aucune once d'ironie, se voulant décontracté et fraternel.
- Non, mon oncle, je ne me le serais pas permis.
-Ne sois pas si formel voyons.
L'un à côté de l'autre, je voyais peu de ressemblance entre eux, mais lorsque l'oncle de mon aîné fit quelques plaisanteries qui firent rire ses collègues, mes yeux croisèrent ceux de Seokjin. J'eus presque l'impression qu'il m'envoyait son fameux message de secours et je me sentis prêt à me relever pour le sauver, une énième fois, mais cette fois, imperceptiblement, il secoua la tête.
Ce mouvement n'échappa en rien à l'homme en costume sur-mesure dont les petits yeux sombres tombèrent sur ma personne et je m'inclinai rapidement.
-Un ami à toi ? s'étonna-t-il avec toujours une main dans le dos de son neveu.
-Nous devions dîner, mais je viens d'annuler en vue des circonstances et du repas préparé par M. Park pour ce soir.
M. Park était le PDG que je n'avais qu'entraperçu une seule fois. Dans sa jeunesse, il avait été un grand chef cuisinier, rendu populaire par des émissions de télé et dont le temps avait aujourd'hui mangé le visage. Il gardait néanmoins le même sourire avenant qu'à l'époque et une expression de calme en permanence. Il restait l'actionnaire principal de la compagnie bien qu'à présent, c'étaient plutôt ses directeurs exécutifs qui prenaient des décisions pour l'ensemble du groupe. Devant mes yeux, j'appris donc que Seokjin déjeunait avec la brochette très haut placée de l'entreprise.
Pourtant, on me fit signe d'approcher, moi, le stagiaire sur le départ aussi insignifiant pour eux qu'un grain de riz dans une rizière. Je défroissai rapidement ma chemise, marchant en me redressant, soudain un peu anxieux et m'inclinai plus rigoureusement cette fois.
-Mon oncle, je te présente Min Yoongi, c'est un hoobae de mon lycée. Il est en stage ici pour une autre université que la mienne.
Je fis la politesse d'usage. On me demanda comment je trouvais mon stage ici et je fis de grands compliments en direction du PDG lui-même sans avoir d'autres possibilités que de dire des choses positives. J'informais seulement que je partais ce soir.
-Pourquoi ne l'inviterais-tu pas dans ton équipe ? s'étonna l'homme dont la qualité de costume me sautait davantage aux yeux maintenant qu'il était devant moi.
Il paraissait un peu plus petit que son neveu et je lui donnais environ une cinquantaine d'années. Leur ressemblance ne s'arrêtait qu'à la forme de leur nez et de leurs sourcils, pour le reste je n'y voyais pas de traits similaires. Seokjin avait le teint clair à côté de lui et les pommettes de la jeunesse. L'oncle fit un mouvement de tête en direction de son cortège d'où une femme se détacha, arriva droit sur moi en me tendant des deux mains une carte de visite que je récupérai en m'inclinant.
-Je te confie la tâche de le recruter, s'enthousiasma le parent de mon aîné avec toujours ce ton mi-formel mi-décontracté qui permettait de ne pas me sentir trop intimidé.
Je jetais un coup d'œil à la carte avant de me figer, mes yeux s'écarquillèrent doucement et je croisai immédiatement le regard de Seokjin qui sembla passer par différentes émotions. Il parut un peu agacé par le comportement de son oncle mais aussi blasé en voyant ma réaction.
Entre les mains, j'avais la carte de visite du directeur exécutif de Samsung.
Le saint Graal.
-Messieurs, les voitures sont prêtes, les informa un des membres du personnel de l'escorte.
Je m'inclinai encore, la bouche encore entrouverte tandis que Seokjin suivait son oncle me jetant un regard qui voulait dire :
« Cesse d'être béat ainsi, je t'expliquerais plus tard ».
Plus tard s'avéra être le lendemain. Dès la première heure de ma matinée du samedi, tandis que j'étais réveillé, prêt à entamer ce premier jour de week-end par un bon café corsé, tout en préparant mon matériel pour poursuivre la construction d'une commode moi-même, mon téléphone sonna. Ce fut expéditif, à l'instar de n'importe quel coup de fil venant de mon aîné, mais je sentis aussi un certain malaise de sa part ce qui m'interpella. Ça n'arrivait pas jusqu'alors.
« Je t'invite à déjeuner, rejoins-moi l'adresse habituelle. »
Curieux, mais aussi pressé de savoir ce qu'il en retournait, je ne me fis pas prier.
Devant sa soupe et son porridge, toujours son plat favori, il m'attendait.
Bien que je commençais à me lasser de ce restaurant et de ses plats qui manquaient parfois de saveurs, à chaque fois que j'y retournais cela me donnait un réconfort étonnant. La cuisine de l'ajhumma derrière son comptoir était suffisamment incroyable pour que je puisse comprendre l'obsession de mon aîné sur le sujet.
Le dos droit, les mains posées sur ses cuisses, sa longue veste légère d'un bleu pâle sur ses petits pulls unis, sa coupe un peu ébouriffé dû aux vents extérieurs et ses bourrasques encore très fraîches de saison, je pouvais aisément comprendre pourquoi on l'arrêtait dans la rue pour lui demander s'il était modèle ou acteur en devenir. Je me laissais tomber devant lui avec la tenue que j'enfilais quand je bossais sur du bois, un vieux jogging et un sweat.
-Tu dois avoir de nombreuses questions et je préfère y répondre maintenant, amorça-t-il d'emblée.
-Pourquoi j'ai l'impression que ça ne t'as pas plu que j'ai récupéré cette carte ?
Il se renfrogna légèrement.
-Ce n'est pas une histoire de carte.
-Alors quoi ?
On nous servit nos repas et je m'humectais la bouche, prêt à commencer sans attendre mais ne le voyant pas prendre sa cuillère, donnant sûrement de l'importance à ce qu'il allait dire comme s'il voulait me révéler une double identité ou un secret d'état, j'attendis.
-La plupart des membres de ma famille travaillent chez Samsung.
J'ignorais si devais applaudir ou pas.
-Et ?
Il ne répondit et je me grattais la nuque.
-Je veux dire, c'est exceptionnel en soit, mais je l'ai compris hier soir... de quelle équipe parlait-il ?
-Mon oncle et le reste de ma fratrie ont décidé de m'embaucher dans l'entreprise familiale. Ils m'ont mis à la tête d'un département au sein de la corporation.
Cette fois-là, ça méritait de l'applaudissement mais au moment où je tentai un geste son regard fut si polaire que je figeais. Si je ne le connaissais pas, je dirais qu'il semblait hors de lui.
-C'est pas une bonne nouvelle ? Tu es diplômé non ? Un poste exceptionnel t'attend et de sacrées responsabilités...
-Ce n'est pas un problème de responsabilité.
Il avait soupiré très fort et je papillonnai des yeux. Il était définitivement hors de lui. Sa tête de constipé habituelle se barra d'un froncement de sourcils.
-Qu'est-ce que tu aurais voulu ?
-Choisir.
Je pouvais l'entendre.
-Tu n'as jamais voulu travailler là où était ta propre famille ? m'étonnai-je.
-Non. Ma mère nomme ça un caprice d'indépendance.
J'éclatais de rire et je le vis se détendre légèrement.
-C'est quoi l'indépendance pour toi, Yoongi ?
Sans attendre, je commençai mon plat avant de prendre le temps de répondre :
-Le fait de faire des choses par moi-même sans avoir besoin d'un aval.
-Je te rejoins. Mon indépendance, je voudrais qu'elle passe par mon travail.
-Je comprends ta difficulté. Tu as l'air d'avoir une famille ambitieuse...
-Tu n'imagines même pas.
-Tu voulais rester travailler à la compagnie de M. Park, ou tu aurais voulu partir sur quelque chose d'autre ? l'interrogeai-je.
-Je te l'ai déjà dit, dès la première rencontre et la première soupe ici. Je préfèrerai des choses plus petites, plus familiales.
Je me perdis un instant dans le souvenir qu'il venait de ramener avant de froncer les sourcils.
-Dans le fond, la compagnie de vélos, s'il n'y avait pas eu de détournement des fonds, tu aurais aimé rester ?
-Certainement.
-Donc tu cherches des entreprises où il faut tout refaire ?
-N'est-ce pas là un sentiment d'utilité extraordinaire ?
Il avait l'air absolument sérieux et soudain passionné.
-Recommencer, reconstruire, réfléchir, se questionner, décider, changer, je trouve que c'est intéressant et galvanisant. On se sent plus libre que dans n'importe quelle compagnie où tout est déjà fait d'avance et où la marge de manœuvre est plus pauvre.
-Dans ce cas-là, refuse ce que te propose ta famille.
Il ne répondit pas et j'ajoutai, doucement :
-Enfin, si tu peux.
Son manque de réponse impliquait finalement plus de choses que s'il avait ouvert la bouche et je gardais le silence à mon tour, respectueux de sa pudeur et de ses problématiques. On dîna tranquillement avant que, nos bols vides, il ne reprenne :
-Quelqu'un va t'appeler prochainement, une secrétaire de ressources humaines, ils te proposeront un stage.
Je me figeai, la main dans ma poche de jogging à la recherche de mon portefeuille.
-J'ai déjà un stage...
-Tu le leur diras dans ce cas.
-Comme si je pouvais refuser une proposition de chez Samsung, ironisai-je.
-Ils te proposeront quelque chose dans le même département où je suis nommé.
-Tu veux dire que je serais à tes ordres ?
Son manque de réaction me fit pouffer :
-Décidément, tu ne peux pas te passer de moi.
-Ne sois pas si mélodramatique, veux-tu.
Cela fit empirer mon hilarité avant que je ne redevienne sérieux.
-Tu imagines bien qu'en tant que stage de fin d'études, travailler chez Samsung est un graal qu'on ne peut pas se permettre de refuser surtout quand on vient d'une petite université comme la mienne.
-J'imagine bien et je comprends tout à fait que tu veuilles accepter.
-L'avantage, c'est qu'on pourra caler nos horaires pour venir déjeuner ici, admis-je.
Je crus voir un petit sourire sur son visage symétrique.
Quinze jours plus tard, j'intégrai donc le département de financement et comptabilité de la très grande et renommée compagnie Samsung. Le siège social était composé de plusieurs buildings, je me sentis minuscule le premier jour tandis que l'on me donnait mon badge magnétique. Je fus intégré comme stagiaire principal à une équipe importante, elle-même rattachée à un département.
Là où tout semblait avoir été minuscule en termes d'activités dans mes précédents stages, tout me parut décuplé ici. L'équipe en elle-même était morcelée en fonction des divers produits, des différentes ventes, des différents projets, des filiales et de marques appartenant au groupe. Seokjin fut bel et bien le chargé de finances de mon équipe concernant des circuits intégrés et des composants électroniques, tels que des batteries vendues à différentes sociétés à travers le monde pour divers secteurs et pas seulement pour la téléphonie.
Ma première réunion me laissa un sentiment d'imposture assez désagréable, avec cette impression de n'avoir ni le niveau, ni les compétences pour être là. La vision des chiffres, des quelques ventes auprès des fournisseurs me marqua par leur ampleur et je fus pris d'un complexe d'infériorité vis-à-vis de mes collègues et des autres stagiaires qui semblaient mieux gérer les choses que moi. Je craignais de faire une erreur qui puisse être néfaste pour le restant de ma carrière.
Je fus donc assigné comme aide-comptable auprès du comptable en chef qui me testa directement, dès le premier jour, sur la rédaction du document d'impôts via le livret de ventes de l'année dernière. Cela me prit une journée pour saisir les fonctionnalités des logiciels, à la fin de semaine mon résultat ne fut pas assez bon pour obtenir des compliments, mais pas mauvais au point de me faire renvoyer.
Le boulot demandé pour ce stage allait être titanesque et je plaignis presque Seokjin. Il avait un rôle important à un âge si jeune, avec tout ce que ça impliquait dans la gestion des salariés, le contrôle des données, des documents, l'analyse budgétaire et la fiscalité entre autres, pour toujours essayer d'améliorer la qualité du service administratif.
Bientôt, le poids de ce travail effectué à plein temps m'empêcha non seulement de travailler à l'Entrepôt mais surtout, m'obligea à véritablement faire un effort chaque week-end pour tenter au mieux de couper mes pensées pour éviter que les responsabilités ne bouffent mon quotidien.
Je fus reconnaissant envers Sun de m'avoir finalement sorti la tête du trou quand j'en avais le plus besoin car, à présent, je pouvais me permettre de sortir, de lire, de regarder des films, de profiter du beau temps, de traîner et boire un café avec Hyonseo ou passer chez elle quand nous n'avions tous les deux rien à faire de plus que d'être ensemble.
Mes week-ends passaient rapidement mais ils étaient, au moins, ressourçants.
Il existait à présent bien plus de choses dans mon existence que de simples photos accrochées à un mur.
Enfin le mois de mai fut là et un soir où j'étais chez Hyonseo - elle avait sorti sa vieille PlayStation pour faire une partie de Crash Bandicoot - je m'étais levé en fin de partie, victorieux sous ses exclamations agacées. Elle m'accusait de tricher mais j'estimais être fin stratège tandis qu'elle était sûrement la bourrine qui ne visait qu'à détruire les adversaires sans prendre le temps de réfléchir. Je récupérai mon téléphone sur sa table basse avant de me laisser tomber dans son fauteuil pelucheux. Dépitée, elle vint simplement poser sa tête sur mon épaule comme elle le faisait parfois.
Nous n'avions toujours pas eu de nouveaux contacts aussi charnels que la dernière fois et cela me dérangeait peu. Nous ne nous étions embrassés que deux ou trois fois depuis le mois de mars soit à sa demande, soit à la mienne mais sans jamais ressentir le besoin d'aller plus loin. Je l'appréciais et, honnêtement, les choses auraient pu durer indéfiniment ainsi, mon cœur aurait pu rester éternellement figé, seulement enveloppé de coton.
Tout aurait pu être calme, fluide et sans prise de tête.
Mais cet organe en pierre, au beau milieu de ma poitrine, je le sentis soudain s'activer, tressauter comme un animal sortant de son hibernation alors que mes yeux se posaient sur le message que je venais de recevoir.
« Je rentre dans quinze jours, en début de matinée. »
C'était tout et je ne sus pas quoi en penser.
-Ça ne va pas ?
Je tournai la tête vers elle sans la voir comme si mes yeux ne pouvaient échapper complètement au message, happés par cette phrase. Le précédent échange que nous avions eu datait d'un mois, il avait simplement répondu « ça va », à ma prise de nouvelles.
Je me redressai en faisant craquer ma nuque.
-Si, je vais bien, assurai-je sans trop savoir pourquoi je me sentais anxieux à présent.
-Tu es sûr ? s'étonna-t-elle.
-C'est mon colocataire... il... rentre bientôt.
-Et ce n'est pas une bonne nouvelle ?
-Si, bien sûr, répondis-je précipitamment, c'est une très bonne nouvelle.
Elle plissa des yeux, m'observant un moment, je fus presque certain qu'elle avait su repérer mon trouble étrange en cet instant mais elle ne s'en formalisa pas.
-On refait une partie ? proposa-t-elle finalement.
Les jours filèrent et je ne pensais plus qu'à ça.
J'étais à la fois pressé et inquiet sans comprendre pourquoi je m'affolais. J'ignorais si c'était de l'ordre d'une angoisse ou d'une tension, voire même d'une émotion différente.
M'étais-je trop habitué à son absence ? Pourquoi avais-je le sentiment que son retour apportait une vague de changements dont je n'étais pas certain de parvenir à en maîtriser la teneur ?
Ce stress ne me quittait pas et m'empêchait de vraiment dormir la nuit mais parce qu'il était inutile de lutter contre le temps, le jour de son retour arriva. Cette matinée-ci, je la passai en concentration diffuse, les yeux sans cesse tournés vers mon téléphone posé sur mon bureau.
J'étais parvenu à ne pas vérifier mes notifications durant la réunion du matin, menée par Seokjin mais aussi par le directeur financier du département. En revenant à mon poste, ce fut la première chose que je consultai et en absence de réponse, compte tenu de l'heure, je lui écrivis quelques mots pour m'informer de son trajet.
Sa réponse fusa si rapidement que, peu habitué, j'eus un léger sursaut.
« Je suis déjà arrivé à l'appartement. »
Il n'avait suffit que de ces mots-là pour me déconcentrer à nouveau le reste de ma journée. A l'heure de départ des locaux, je demeurais insatisfait de moi. Non seulement mon tuteur avait dû me reprendre deux fois, mais je sortais avec cette effroyable impression d'avoir gâché du temps important. Pourtant, sur le trajet, mes pensées s'étaient uniquement concentrées sur lui, sur son arrivée.
Comment allions-nous nous comporter face à face après tous ces mois d'absence ?
Je ne réussis pas à trouver la réponse à cette question en sortant du métro et encore moins en arrivant au pied de l'immeuble. Il y avait dans ces retrouvailles quelque chose qui créait une tension dans ma poitrine et ce sentiment enfla à chaque pas franchi depuis l'ascenseur. Je me sentais soudain agacé par ma lenteur, par cette soudaine sensation dans mon corps que je ne comprenais pas.
Et que je ne voulais pas comprendre.
Je me repris, fronçant les sourcils, tapant le code avant d'ouvrir la porte et d'entrer dans les lieux comme chaque jour, comme un événement banal, normal. Mes chaussures retirées, j'avançai dans la pièce de vie, jetant à peine un coup d'œil sur la droite à l'espace cuisine ; mes yeux se retrouvèrent happés directement vers le coin du salon raccroché à la chambre de mon colocataire. J'entendais de la musique et je voyais déjà des sacs et affaires déballés qui prenaient toute la place sur le canapé.
Je déposai mon sac contre ma bibliothèque dont j'étais un peu fier et le bruit alerta Taehyung qui se retourna. Il était assis sur son lit, au milieu du désordre qui ne devait pas en être un, mais qui supposait l'état d'une valise entièrement à jeter au fond du tambour d'une machine à laver.
Il se releva lentement, fit quelques pas pour éteindre la musique et ce fut le silence qui nous enveloppa alors.
-Salut, tenta-t-il.
-Salut.
Ma voix avait du mal à se mesurer ou à se stabiliser, est-ce que j'avais été trop sec ? Trop mielleux ? Trop fade ? On se fit face ainsi sans n'avoir rien d'autre à se dire, se regardant l'un et l'autre comme des étrangers avec cette impression, pourtant, qu'il nous suffirait d'avancer pour avoir un peu de chaleur.
J'ignorais ce qui me retenait, pourquoi un nœud s'était formé dans ma gorge. Une émotion qui me donnait envie de me racler la voix, pour aider à faire disparaître cette sensation.
Il était rentré.
Mes yeux se posèrent sur sa silhouette dégingandée qui n'avait pas changée et pourtant, j'avais l'impression que tout était différent. Il portait des vêtements toujours aussi dépareillés mais dont je supposais que c'était un style de mode auquel je n'étais pas réceptif. Il portait un long pull à franges multicolores, large et détendu, la chose tombait sur ses épaules, en marquant une largeur nouvelle, lui arrivant à mi-cuisse. La laine arc-en-ciel peluchait de toute part et il y avait accroché des broches et des pins sur le côté gauche de la poitrine. Le jean était déchiré, taché de peintures dont les couleurs demeuraient trop bien assorties et harmonisées pour que j'estime qu'il s'agisse de maladresses de sa part. Ses bottes à lacets montantes étaient passées de neuves à défoncées, mais cette fois, les taches de peintures paraissaient, elles, authentiques.
Mais ce qui me surprenait le plus n'était pas son corps, toujours aussi longiligne et maigre derrière des vêtements trop larges, c'était son visage. Ses cheveux atteignaient presque ses épaules, abîmés par des colorations diverses ou simplement décolorés. Surtout ses yeux, ce regard sombre, ses sourcils fournis, cette manière désagréable qu'il avait de fixer aussi intensément les autres, je les avais oubliés.
J'évitai de repenser au fait que cela me mettait mal à l'aise.
-Le voyage s'est bien passé ? interrogeai-je sans savoir ce que je pouvais dire d'autre.
Il hocha la tête en silence et je sentis son regard sur tout mon corps, comme si l'entièreté de mon être était happée par ses yeux.
-Tant mieux.
Ce malaise me tuait à petit feu et j'avais soudain oublié les silences. Pas ceux avec lesquels je vivais depuis plusieurs mois maintenant mais les siens, ceux qu'il imposait par sa simple présence.
Puis soudain il avança, il fit un pas dynamique, sans aucune résistance, concentré sur moi et j'eus un léger réflexe comme si tout mon corps avait voulu reculer. Je ne le fis pas et il arriva à ma hauteur. L'état de ses cheveux était plus grave de près et je me surpris à le trouver plus grand qu'avant. Je devais lever les yeux pour le regarder entièrement. L'écart qu'il y avait entre nous se mesurait à présent en centimètres.
Le revoilà, ce regard si transcendant qu'il me paralysait et faisait cogner mon cœur contre ma poitrine. Taehyung s'arracha un petit sourire et je ne sus s'il était triste ou doux, heureux ou seulement calme. Sa main se tendit vers mon visage et je figeai avant que ce ne soit tout son corps qui procède à ce mouvement. Je me retrouvai dans ses bras dans une accolade qui me m'immobilisa. Son parfum me parvenait, un mélange de savon et du shampoing que j'utilisais, à l'orange.
-Je suis rentré, Hyung.
Mon cœur eut un sursaut, un pincement très douloureux et j'acquiesçai seulement dans un simple bruit de gorge pour confirmer ses dires. Mes mains finirent par se tendre pour toucher son dos. Je sentais son souffle près de mon cou et l'émotion revint.
Mes yeux me piquèrent au point où je les fermais exagérément pour en faire disparaître la sensation. On resta ainsi un instant jusqu'à ce qu'il recule et j'espérais que mon trouble ne se révélerait pas.
-Ça fait du bien de rentrer, lâcha-t-il dans un souffle.
-Je comprends, le voyage a dû être long.
-J'ai vu que tu avais mis les photos sur la carte...
Je me retournai, constatant ce plan et toutes ces photos épinglées aux quatre coins des villes de Berlin et Paris. Encore une fois, la parole me manqua, je n'osai que hocher la tête sans le regarder.
-Ça me fait plaisir. J'ai plein de choses à te raconter.
-Oui, tu as fait un sacré voyage après tout. Peut-être autour du repas si tu veux.
Je sentais que la machine aux habitudes revenait, péniblement mais elle revenait.
-Jajangmyeon ? proposa-t-il avec une petite moue enfantine.
-Si tu veux.
Il lâcha une exclamation de joie et je relâchai brusquement mon souffle, un soupir de soulagement que je ne pris pas la peine de cacher avant de me diriger vers mon sac. Le numéro de la compagnie de restauration se trouvait dans mon téléphone.
-Yoongi ?
Je me relevai, sursautant à nouveau en le voyant si près de moi et puis tandis qu'il posait son front contre mon épaule, il murmura, comme s'il osait prononcer un secret :
-Tu m'as manqué.
Aussi soudainement que si je sortais d'un rêve, il releva la tête, se dirigea vers sa chambre, reprit le tri de ses affaires, me laissant là, coi et sans voix.
L'émotion m'étreignit encore et, refusant de croire que c'était de son fait, je me mis à m'inquiéter des conséquences du stress sur ma santé. Peut-être couvais-je une légère fièvre en devenir.
Le numéro de téléphone lancé, le son automatique de l'appel collé à l'oreille, je lui jetai un regard.
Il était rentré.
Et maintenant, comment allions-nous vivre ?
*******
Chapitre corrigé par pina_lagoon et automnalh
*******
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro