38.
Taehyung soupira lourdement, comme soulagé du poids des mots qu'il venait de formuler, mais son expression restait contrite, démontrant toute une tension interne et un malaise qui se révélait graduel au fur et à mesure des minutes. Le silence entre nous fut saisissant et sidéré, estomaqué par ce qu'il venait d'annoncer. Je balbutiai, pris de panique :
-Comment ça tu ne veux pas que je parte avec toi ? C'est une blague, c'est ça...
-Ce n'est pas une blague, répondit-il doucement. Je te l'ai dit, je sais ce que je fais et j'ai mûrement réfléchi avant de prendre cette décision.
-Visiblement pas assez, répliquai-je durement.
-Yoongi, je veux aller en Allemagne, mais seul.
La troisième répétition fut celle de trop et mon corps reprit soudainement le contrôle de mon esprit, s'animant avec brusquerie :
-Tu ne trouves pas qu'il y a quelque chose qui cloche dans ta phrase ?
Je me sentais à deux doigts de m'énerver pour de bon.
-Y a rien qui cloche. Je sais que tu penses que je suis incapable de partir tout seul et tu as raison. C'est justement pour ça, qu'il faut que je le fasse.
-Ce n'est pas logique, c'est complètement stupide !
-Ce n'est pas stupide, répondit-il d'un ton plus grave. C'est nécessaire. Tu ne le vois pas, mais moi, je le vois. C'est nécessaire maintenant.
J'étais confus, mais par-dessus tout, je me sentais irrité et irritable, tendu.
J'avais le sentiment que je perdais le contrôle de quelque chose.
Il prit une grande inspiration, fermant les yeux un instant avant de marmonner :
-Il faut qu'on se sépare. Il faut qu'on mette de la distance entre nous.
-Pourquoi faire ? répliquai-je, piqué à vif. D'où sort cette idée ? C'est quoi ce bordel ? Non mais tu entends ce que tu dis ?
-Écoute-moi, insista-t-il en prenant ma main, s'il te plaît écoute-moi très attentivement.
-Pour quoi j'écouterais quelque chose de complètement délirant ? rétorquai-je abruptement.
-Il faut que je m'en aille, autant pour moi, que pour toi.
-Quoi ? Non ! Enfin, qu'est-ce que c'est que cette idée à la con ?
Je sentais que je m'emportais, que quelque chose surgissait de moi, prenait le contrôle de mes pensées.
-Ne t'énerve pas... chuchota-t-il, presque fatigué de devoir lutter contre moi.
C'est moi qui luttais contre lui.
-Que je ne m'énerve pas ? Tu viens me dire que tu veux te barrer à des kilomètres d'ici et me laisser là. Pourquoi ? « Pour moi » ? Ne te fous pas de ma gueule ! Tu veux que je reste planté là alors que tu vas peut-être essayer de te suicider en Allemagne ?
-Je ne vais pas me suicider en Allemagne ! répliqua-t-il, soudain blessé. Pourquoi tu penses toujours à ça ?
Mais avant que je ne puisse rétorquer, il me coupa d'un mouvement de main.
-Je ne veux pas me disputer avec toi, je veux qu'on essaye de se comprendre...
-Moi aussi je veux qu'on essaye de se comprendre, grognai-je brusquement, mais tu dis des choses qui n'ont pas de sens !
-Tu crois ? Moi je crois que ça a un sens justement et que tu refuses de le voir, insista-t-il en me fixant droit dans les yeux.
-C'est moi qui refuse de voir quelque chose ? m'offusquai-je.
C'était un dialogue de sourds, ni plus ni moins, mais je ne parvenais pas à m'arrêter, trop prisonnier de tout cela.
-Partir, marmonna-t-il, c'est l'inconnu pour moi. Ce sera un défi aussi parce que, tu vois, je ne suis absolument pas indépendant. Je suis dépendant de toi, de tout ce que tu fais pour moi. Mais je te rends prisonnier de cette vie-là...
Il se mordit les lèvres, soudain envahis par des émotions qui me laissèrent confus un instant. Il se mit à chuchoter :
-J'ai envie de m'engouffrer dans le monde de l'art même si je sais que c'est risqué, même si je sais que j'ai des fragilités et que je ne suis pas encore prêt, mais j'ai envie d'aller plus loin, voir d'autres choses. Tu ne peux pas vivre ça avec moi, m'accompagner là-dedans...
-Pourquoi pas ? objectai-je, plus confus qu'irrité à présent.
-Parce que ce n'est pas ta vie.
Il tenait ma main dans les siennes et je sentais sa chaleur irradier mes doigts.
-Ta vie, elle est ici. Tu as des amis maintenant et ta carrière, tu ne vas pas tout gâcher pour venir avec moi.
-C'est ce pour quoi je suis dans cette vie, ripostai-je sombrement, pour toi, pour éviter que tu...
-C'est fini, Yoongi.
Cette fois, je crus qu'il allait pleurer mais il se retint, posant ma main sur sa poitrine. Sous mes doigts, son cœur battait à vive allure, cela me perturba momentanément.
-C'est fini, tu n'as plus à tenir ce rôle-là, tu es libre. Quelque chose s'est levé la dernière fois. Tu peux la vivre, cette vie, sans moi.
-Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
Il parut un instant attendri puis sa tête se secoua comme s'il rejetait des pensées auxquelles je n'avais pas accès.
-Tu sais, je me suis toujours demandé, comment j'étais censé me battre contre la dépression si je ne faisais aucun effort. Si je me reposais juste sur des médicaments et surtout, sur le fait que tu sois toujours là pour me rattraper.
-Mais je serai toujours là pour te rattraper, marmonnai-je avec gravité.
Je me refusais à comprendre où il voulait en venir.
-Justement Yoongi, ça ne doit pas être comme ça, marmonna-t-il tristement. Je dois travailler sur moi, tu comprends ? Il faut que j'essaye de me battre, aussi, seul, avec moi-même. Ne pas toujours dépendre de toi, me reposer sur toi, te faire vivre ça... tout le temps. Ce n'est pas une vie pour toi et pour moi non plus. Ce n'est pas juste.
-C'est ta psy qui t'a foutu toutes ces idées dans la tête, hein ? grognai-je avec mauvaise humeur.
Il roula des yeux.
-Je veux que tu prennes conscience que je le fais aussi pour toi. Pour que tu vives cette vie, que tu la vives vraiment que tu ne sois pas juste en stand-by, à éviter mes envies de mort...
-Je la vis déjà, ma vie !
-Tu crois ?
Sa question m'électrisa et je faillis retirer ma main d'entre ses doigts. J'eus le sentiment, tout d'un coup, que le regard qu'il me portait passait à travers moi, qu'il voyait ce vide que je peinais à refermer, encore une fois. Mais aussi toutes mes failles.
Je me sentais vulnérable.
C'était un regard différent que celui qu'il avait porté sur moi lorsqu'il m'avait pris en photo, arrosé de peinture. Pourtant ce n'était pas si dissemblable que cela. J'y vis cette tendresse qui me faisait détourner le regard mais aussi la vision si claire de ce que j'étais que cela me fit sentir minuscule, inutile.
Inconsistant.
-Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas envie de dire, prononçai-je d'une voix étranglée, perturbé par la tension entre nous.
Il eut un petit sourire mélancolique à la fois doux et triste, presque comme une bruine tombant depuis un ciel bleu, et je me sentis plus mal encore.
C'était comme si c'était soudain moi, l'être immature et caractériel.
-Alors c'est moi qui vais le dire : ton monde tourne de moi, Yoongi, mais il est temps maintenant, que tu la vives pour toi cette vie, sans moi.
-Non... hésitai-je en reculant.
Ses mains autour de la mienne m'emprisonnaient dans un semblant de chaleur tandis que le reste de mon corps se glaçait davantage. Je voulais m'enfuir et à la fois rester près de lui. Mes propres paradoxes bloquaient toutes mes pensées. Mon corps était gauche, maladroit, lent et glacé. Cherchant mes mots, je murmurais :
-Tu es trop fragile pour partir là-bas, est-ce que tu imagines l'angoisse que ce sera pour moi d'être là sans savoir ce qui va t'arriver...
Son soudain calme craquela, et son expression fut plus inquiète encore avant qu'il n'admette :
-Je sais. Je ne peux rien promettre...
-Alors ne-
-Mais je vais quand même le faire, me coupa-t-il. Si je n'essaye pas, jamais rien ne changera...
-Tu ne peux pas m'obliger à rester ici ! lançai-je brusquement. Tu ne peux pas m'obliger à quoi que ce soit !
Je luttais, mais contre quoi exactement ? Contre qui ? Contre moi ?
-Je sais, mais après tout ce qu'on a vécu, tout ce qu'on a traversé...
Ses yeux me firent un choc, il me fixait avec tout ce qui faisait tordre mes intestins sans raison. Remplis de larmes, ses iris me parurent clairs, authentiques et beaux l'espace d'un instant.
-Je te demande de me laisser partir. Faisons-nous confiance.
C'était trop.
Je repris ma main brutalement, échappant à sa chaleur, reculant en le fixant d'abord puis m'arrachant à son regard ensuite. Je me détournais pour prendre la direction de ma chambre, m'y enfermant alors, me laissant absorber par le silence. J'étais à la fois lent et glacé, la chaleur de ma main arrachée aux siennes me lançait encore, mais pourtant, à l'intérieur de moi, je bouillonnais. Un pas après l'autre, tournant en rond, cent pas par cent pas, j'analysais, réfléchissais, revivais cet échange, y décortiquais tous les signes pour ne m'embrouiller que davantage.
Exténué tandis que la nuit avançait, je finis par me résigner, espérant que la position allongée, dans mon lit permette au sommeil de faire effet. J'espérais qu'on mette mes pensées sur pause, le temps d'une nuit. Libéré de cela, mon corps pourrait enfin soulager ses angoisses. Soulager les tensions qui m'animaient dont je n'avais pas envie de comprendre le sens.
Mais cela aurait été trop facile.
Sous la chaleur de la couette, je tournais encore et encore dans des froissements de tissus bruyants parmi l'obscurité, sans aucune once de fatigue qui n'aurait pu faire battre mes paupières. Je n'arrivais pas à me débarrasser de l'image, non pas de cet instant mais du tableau. De ce que j'avais ressenti à la lumière du jour en le constatant, lumineux et coloré, bourré d'espoir. Fier et fascinant, ce Cœur de Fleur avait déclenché quelque chose.
Une fois encore, je n'avais pas assez anticipé.
J'entendis la porte grincer légèrement sur ses gonds puis se refermer et des pas nus sur le parquet abîmé avancer jusqu'au lit, à l'aveugle, dans le noir. Taehyung parvint à se repérer, il fit le constat que je semblais éveillé, les yeux ouverts dans la semi-obscurité de la pièce. Les volets ne cachaient pas complètement la lumière d'une ville qui ne dormait absolument jamais. Il se glissa sous la couette le plus délicatement possible, enfonçant sa tête dans le second oreiller près du mien.
-Tu es toujours en colère ?
Sa voix était un chatoiement agréable dont je n'avais jamais remarqué l'ampleur mais ses mots étaient comme des pics, comme une relance trop récente à ce qu'il m'était impossible d'intégrer.
-Dors.
Il avait sa réponse et je lui tournai ostensiblement le dos, fermant les yeux. J'essayais de le tromper, de me tromper, de tromper le sommeil aussi tout en sachant au préalable que Morphée ne viendrait certainement pas me chercher cette nuit.
-Yoongi.
Je soupirai bruyamment sans me retourner.
-Je suis désolé.
Cette fois-ci, cela sembla plus fort que moi et je me rebasculai complètement pour lui faire face.
-Non, assénai-je brutalement dans un sifflement, tu n'es pas désolé.
-Si, bien sûr que si... Je m'excuse vraiment, pour tout ce qui s'est passé depuis le premier jour, murmura-t-il d'une petite voix abîmée.
Je n'avais pas envie d'entendre ça.
Je secouai la tête, froissant mes cheveux contre l'oreiller.
-On se torturera l'esprit demain, dors maintenant.
-Je veux te promettre quelque chose.
Je m'immobilisai, prêt à me remettre sur mon côté et je l'entendis souffler d'une voix faible :
-Je te promets que je vais faire tout mon possible pour qu'il n'arrive rien, que tu n'aies pas à t'inquiéter.
-Ne sois pas naïf, putain !
Ma voix avait percé les bruissements ambiants, le haut de mon corps s'était relevé, faisant glisser la couette de mes épaules.
-Promettre quoi ? m'écriai-je. Quelle importance cela aura à huit mille kilomètres de là ? Je ne pourrais rien faire, même pas intervenir !
Il se mit lentement sur le dos, m'observant doucement.
-J'ai besoin que tu crois en moi...
-Et moi j'ai besoin que tu restes là !
Je vis un rapide sourire sur son visage se former dans la pénombre.
-C'est exactement ce que j'essayais d'expliquer tout à l'heure, mais tu n'écoutais pas...
Il avait l'air las et épuisé autant que j'étais tendu et survolté.
Pourquoi n'arrivions-nous jamais à nous entendre, à nous comprendre, à ne pas être l'opposé de l'autre ?
-J'ai retenu absolument tout ce que tu as dis, répliquai-je en me recouchant tout en me mettant aussi sur le dos pour observer le plafond.
-Tu as entendu mais pas écouté, précisa-t-il.
-J'ai écouté et j'ai entendu et je te le dis, c'est trop risqué.
-Mais si je réussis, insista-t-il, alors ce sera vraiment un cap de passé, tu ne crois pas ?
Je secouai la tête à nouveau.
-Tu es trop confiant.
-Non, bien au contraire, j'ai la trouille, vraiment, marmonna-t-il en se tournant dans ma direction. Mais j'ai besoin d'y croire, j'ai besoin d'un objectif, de m'accrocher à quelque chose que je veux absolument réaliser...
Je tournai mon visage vers le sien, croisant son regard.
-Putain de têtu... râlai-je.
Je l'entendis plus que je le vis sourire car j'avais reporté mon regard sur le plafond.
Moi aussi je l'étais. Qui de nous deux lâcherait ?
-Tout ira bien, je vais faire en sorte que tout aille bien.
Je sentis ses doigts sous la couette tenter de toucher les miens par volonté d'attendrissement, mais cela ne m'affecta pas, je repoussais sa main.
-Non.
Il soupira seulement et je n'entendis plus rien de longues minutes durant, seulement nos respirations, calme de son côté, rapide du mien.
-Si tu as raison, marmonnai-je lentement, si tu dis que tout est fini et que je ne peux revenir... C'est un trop gros risque que nous ne pouvons pas prendre.
-C'est peut-être, justement, le meilleur moment, riposta-t-il.
-Taehyung, râlai-je en tournant brutalement la tête vers lui. C'est toi qui ne comprends rien cette fois.
Il eut un rictus, un seul seulement, avant de répondre :
-Tu vois, même nos rôles sont échangés maintenant...
Je bougeai la tête, agacé.
-C'est tout sauf amusant...
-Je sais.
Encore une fois, après une profonde inspiration, je me tournai complètement vers lui, me mettant sur le ventre, la tête en partie relevée.
-Essaye seulement de passer à l'acte et la scène de la dernière fois se reproduira même à des milliers de kilomètres de distance...
Je savais que c'était une menace, que ça sonnait comme tel et je le regrettai dès l'instant où le dernier mot franchissait mes lèvres. J'étais incapable de me contrôler à présent. Mes propos dépassaient ma pensée et pourtant, de manière réaliste, je savais tout autant que lui que cela pouvait recommencer, que mes pensées n'avaient pas chang. Sa mort entraînerait la mienne.
Sa réaction ne fut pas celle que j'attendais : à l'instar du passé, il ne parut ni choqué, ni paniqué, ni offensé, il se contenta seulement de me fixer.
-Tu vois, c'est exactement pour ça qu'il faut que je m'en aille, marmonna-t-il alors.
-Tu n'as pas compris ce que je viens de dire, grognai-je.
-C'est toi qui ne comprends pas ce que je dis.
Il se mit dans la même position que moi, sur le ventre mais sa tête parut néanmoins plus enfoncée dans l'oreiller comme s'il luttait contre le sommeil qui était venu le chercher.
-C'est parce que tu dis des choses comme ça que cette vie, tu ne la vis pas pour toi.
Je ne sus pas trouver les mots pour répondre, j'eus l'impression qu'il m'avait coupé l'herbe sous le pied et que dans cet échange mi-houleux, mi-mélancolique, nous avions pour une fois bien plus avoué les choses que toutes ces dernières années.
Et j'avais perdu.
La vérité était telle que je préférais faire semblant de ne pas la voir même si elle prenait toute la place dans la pièce. Je restais ainsi, allongé, à l'observer s'endormir au fur et à mesure des minutes, j'entendis sa respiration changer et ne me restai alors que le silence pour seule compagnie.
De lui à moi, de nous, où en étions-nous ?
Cette question resta sans réponse et je m'effondrai d'épuisement plusieurs heures plus tard, fatigué de ressentir cette immense vacuité à l'intérieur de moi. Fatigué de sentir qu'il y avait sous son discours, un probable avenir impossible à arrêter.
*******
Je vivais une crise.
Une prise de décision jamais vue jusqu'alors.
J'étais en lutte contre moi-même, un combat impossible à gagner.
Taehyung attendait.
Il attendait ma réponse. En réalité il n'en avait pas complètement besoin, il semblait décidé et surtout il agissait comme si tout était déjà plié.
Mais il attendait.
Il attendait que je lui donne une autorisation que je ne pouvais pas lui faire.
Je sentais le poids de cette crise chaque jour, chaque heure, chaque minute de ma piètre existence, contaminant mon quotidien, contaminant mes cours, mes heures de stages. Si je refusais qu'il parte, il le ferait malgré tout et cette lutte avec moi-même deviendrait une lutte à deux. Nous nous déchirerions. Mais si j'acceptais, si je lâchais prise, que m'arriverait-il, à moi ? Pourrais-je vivre avec son absence, avec cette angoisse chaque jour durant ?
Parce que j'étais confus, je me tournai vers mes amis. Hoseok parut très embêté au téléphone, pas plus décisionnaire que je ne l'étais. Choqué, presque, de l'ampleur que cela prenait à présent, pesant les pour et les contre. Sun, elle, se rangea du côté de Taehyung immédiatement.
Je l'avais anticipé mais l'entendre me le dire me fit mal, ce fut comme un sentiment de trahison.
-Laisse-lui l'opportunité de grandir, m'annonça-t-elle tandis qu'elle m'avait rejoint à la fac pour l'heure du déjeuner.
Malgré le temps printanier, on avait choisit de rester en intérieur, sur une petite table dans un coin, elle avec sa tasse de thé noir et moi avec mon café glacé.
-Je lui donne déjà l'opportunité de grandir.
Elle me jeta un coup d'œil entendu et je secouai la tête. J'étais si à fleur de peau que je faisais preuve d'un peu de mauvaise foi.
-Il n'a pas besoin d'aller si loin pour ça...
-Non, effectivement, reconnu-t-elle, mais il a raison, c'est une opportunité extraordinaire. Quand on se passionne pour quelque chose, on est d'autant plus heureux quand on croit en nous et qu'on nous donne la possibilité d'évoluer encore, ailleurs. Si j'avais son âge et si j'étais à sa place, je n'hésiterais pas un instant.
-Il est trop fragile. Pourquoi ça ne t'inquiète pas plus que ça ?
-Ça m'inquiète, bien évidemment, mais je veux soutenir sa décision car je trouve ça bien plus porteur et prolifique pour lui que de sans cesse voir le verre à moitié vide.
-Je ne suis pas un pessimiste, grognai-je.
-Dans cette situation, tu l'es.
-Pourquoi tu ne peux pas prendre mon parti, ne serait-ce qu'une seule fois ? m'agaçai-je.
-Crois-moi, je prends ton parti bien plus de fois que tu ne le crois.
Elle s'arracha un demi-sourire :
-Je prends ton parti quand je parle de toi à Taehyung et je prends le sien quand je te parle à toi. Dans le fond, je crois vous n'arrivez toujours pas à communiquer correctement.
-Justement. On n'arrive pas à faire ça alors...
Je m'interrompis. Je me sentais las de lutter avec des arguments répétés maintes et maintes fois. J'avais le sentiment de radoter, de m'élancer contre un mur pour ne faire que de m'y cogner encore et encore.
Me frottant les yeux, les coudes sur la table, je soupirai fortement :
-Il n'est pas prêt...
-Il ne l'est pas ou tu ne l'es pas ?
-Les deux pareils.
Elle hocha doucement la tête.
-Laisse-le partir, il a besoin que tu croies en lui de toute façon. Il dit qu'il veut prendre de la distance face à quelque chose de l'ordre de la dépendance à toi mais il continue de t'attendre, toi...
-Et s'il trébuche...
-Il trébuchera seulement, tout n'est pas obligé de s'effondrer. Vous aurez toujours besoin de l'autre dans vos vies mais encore faut-il que vous ayez une vie, rien qu'à vous.
Je la toisai, sentant la migraine me venir et je terminai mon café rapidement.
-Tu me dis ça, alors que tu sais bien plus de choses que moi, tu vois le mal qui le touche de manière claire, je n'ai absolument aucune notion de santé mentale... comment peux-tu être si confiante ?
Cette fois elle fit une légère grimace.
-Je ne suis pas confiante mais je m'accroche à l'espoir que tout se passera pour le mieux.
-L'espoir, hein.
N'avais-je pas perdu cette notion-là après l'effacement total de mes souvenirs précédents ?
Ou dans le fond avais-je espoir pour lui et peu pour moi-même ?
Pourquoi m'était-il si difficile de penser à moi indépendamment de lui ?
Il me fallut sept jours et huit heures avant que d'épuisement, d'une bonne dose de surmenage et de douleurs dans la nuque dus à nulle autre chos) qu'à ma propre tête, comme trop lourde pour être portée par le reste de mon corps, je finisse par lâcher. Cela me coûta autant en termes d'orgueil que d'énergie et à l'instant où je prononçai mes mots, acceptant son départ, je sentis le vide au fond de moi se rouvrir entièrement. Il m'offrit une accolade exultée, souriant comme un bienheureux, touché, ému aussi, et je le laissai faire, cachant ce sentiment abominable au fond de moi-même.
Ce fut ensuite les quatre mois les plus rapides de toute mon existence.
Dans le fond, je n'eus qu'à peine le temps d'accepter, avec fatalité, que les choses iraient dans un seul sens que déjà l'heure du départ approchait indubitablement. À l'approche du mois d'octobre je fis le constat, un soir après le dîner, qu'à l'inverse d'autrefois où le silence se présentait quand nous n'avions rien à nous dire, cette fois il stagnait quand justement nous avions trop à raconter. À chaque instant je me sentais prêt à me disputer, dès que nous effleurions ce sujet, j'aurais pu vider des monologues entiers à moi tout seul pour évacuer tout ce que je pensais de cette expédition insensée à l'autre bout du monde.
Je ne le faisais pas et il semblait ne pas prendre le risque de me lancer sur ce sujet.
Dans le fond, ce dérèglement nycthéméral que nous avions, où il vivait la nuit et moi le jour, contribuait à donner cette impression que même sans avion et voyage, nous étions déjà à distance.
Une sorte de préparation en amont.
Quelques jours avant la date butoir, Taehyung devenait aussi enthousiaste que j'étais morose.
L'appartement se préparait lui aussi au départ, il rangeait, triait, s'organisait, chose que je ne l'avais jamais vu faire. Il débarrassa le salon de ses affaires, entassa sa peinture dans un coin, rangea ses pinceaux, déposa les toiles vides dans un espace et celles, peintes, dans l'autre. Son passeport traînait au-dessus du frigo, ses billets, ses documents nécessaires étaient aimantés au réfrigérateur et me narguaient, chaque jour durant quand je venais chercher mes canettes de café glacé.
Le soir, à quelques heures du départ, Sun nous rejoignit et on dîna dans un restaurant de viande, un des meilleurs du quartier, et je me retrouvai simple spectateur d'un échange comme si à présent l'entièreté de ce qu'il faisait, disait, créait, se trouvait éloignée de moi.
Je n'étais plus que le spectateur d'une existence qui se déliait à la mienne. Silencieusement nous quittâmes Sun près du métro et, sans un mot, on retourna chez nous. Encore pendant quelques heures, il y avait un « nous » qui existait quelque part dans cette ville.
J'avais abusé du soju dans l'espoir que cela m'abrutirait quelques instants et me ferait dormir. Mais une heure plus tard, lavé et allongé sous les draps, Morphée décida de me bouder, encore une fois. L'appartement resta silencieux, ma porte ne s'ouvrit pas et je restais sur le dos à fixer le plafond inquiet quant à ce que je devrais dire d'ici cinq heures. J'ignorais si c'était l'alcool qui me rendait hagard et ankylosé, mes pensées partaient en tous sens et j'eus le sentiment exagéré que cela faisait des jours, des heures que je ne lui avais pas parlé, comme si à chaque mot prononcé, ma bouche décidait de se sceller. Je fis un cauchemar étrange ou je bégayais fortement face à lui, habillé dans son uniforme de lycée, cherchant à vomir ce que contenait ma bouche et qui m'empêchait de former des mots. Bientôt mes lèvres ne bougeaient plus et je le voyais se retourner, sans m'écouter.
Mon réveil sonna à quatre heures trente du matin, et mes yeux s'ouvrirent brusquement dans la pénombre. Ce fut comme si je n'avais dormi qu'une seule seconde. Je me sentis moite de sueur et l'image pénible de mon dernier rêve me poussa à ouvrir la bouche et m'éclaircir la gorge, pour vérifier si tout était en ordre.
Qu'est-ce que je voulais absolument lui dire dans ce rêve exactement ?
J'entendis du bruit alors je me levais, me frottant le visage, regrettant l'excès de soju il y a quelques heures de cela.
D'ici une demi-heure, le taxi qui avait été commandé pour rejoindre le train en direction de l'aéroport arriverait.
Je fis quelques pas de ce salon étonnement rangé, propre, où seules les tâches de peintures éclatées dans tous les coins nous renvoyaient au temps qui était passé. Debout, habillé, quasiment coiffé, Taehyung me servit du café. Il était aussi actif que j'étais lent, aussi prêt que j'étais en retrait et on se toisa silencieusement au milieu d'un endroit commun que je ne reconnaissais plus. Il ressemblait à un ado avec son grand sweat à capuche et je me rendis compte à quel point il paraissait si homme-enfant parfois. Comme en cet instant-là. Entre-deux âges.
Il prit le temps de déjeuner et l'estomac noué, je choisis de fumer au balcon avec mon café. C'était dans ces instants où il ne se passait rien mais où chaque geste de préparation comptait, que le temps filait.
Bientôt, il fut l'heure.
-Je vais y aller, murmura-t-il inutilement debout au milieu de la pièce.
Il n'avait pas allumé toutes les lumières du logement, cela aurait été un poil violent pour notre peu d'heures de sommeil et l'obscurité encore présente à l'extérieur. Néanmoins, cela donnait un aspect entre le jour et la nuit. Dans ce moment précis, debout, habillé, coiffé, la valise à ses pieds, je pris enfin conscience qu'il partait.
Que c'était terminé.
-Fais bon voyage.
Il acquiesça, déglutissant nerveusement, soudain apeuré, le visage blême et doucement, il poussa sa valise jusqu'à la porte d'entrée, enfila rapidement ses chaussures, les laçant consciencieusement. Lorsqu'il se releva j'avais fait quelques pas, ni trop près, ni trop loin, à la distance qui me paraissait raisonnable. J'ignorais où me placer, j'étais incapable de gérer mon propre comportement sans être trop proche et trop éloigné. Nos regards se croisèrent et j'acquiesçai seulement lui offrant un petit geste de la main d'une pauvreté alarmante.
-Pense à envoyer des nouvelles, hein ? articulai-je avec peine.
-Ça marche.
Il saisit la hanse de sa valise tandis que ma main retombait lentement. Tout était gauche, gênant, bancal. Je me sentais nauséeux un instant en le voyant ouvrir le battant, faire glisser sa valise dans le couloir adjacent et en entendant sa voix un peu tremblante marmonner :
-Au revoir, hyung.
La porte se referma sans un bruit, ce fut seulement son verrouillage au son mécanique qui résonna ensuite. Je fus soudain incapable de bouger, les pieds rivés au sol, le goût de cendre dans ma bouche, démuni. Je frissonnai, glacé jusqu'aux os, serrant mes bras nus l'un contre l'autre dans ce large maillot des Lakers qui me servait de pyjama. Le temps sembla durer indéfiniment et je n'arrivais pas à me détacher de l'inertie dans laquelle je me trouvais. J'avais l'impression de désespérément avoir mis sur pause toutes mes pensées pour éviter que le vide, incrusté dans ma poitrine, ne se mette soudain à enfler.
Il était déjà suffisamment douloureux comme ça...
Le temps aurait pu être sans fin, j'aurais pu me figer, comme une statue et croire, idéalement, que je transformerais en pierre en un instant.
Soudain, le verrouillage se réenclencha, la porte se rouvrit brutalement et je relevai la tête en apercevant Taehyung, essoufflé, sûrement après une course dans l'escalier. Son visage était barré d'une expression décidée, sa mâchoire serrée et son regard aiguisé me firent cligner des yeux comme si je les avais déjà oubliés.
Mes bras eurent du mal à se détendre tandis qu'il courait vers moi, marchant avec ses chaussures sur le plancher de l'appartement. Ce fut avec violence qu'il projeta mon corps contre le sien et avec une facilité qui me déconcerta, mes mains se refermèrent sur son dos. L'accolade fut douloureuse tant il me tenait serré contre lui, son souffle chaotique s'échouant près de ma nuque. Je sentis, une fois encore, ce foutu cœur, celui qui ne fonctionnait vraiment jamais complètement, s'emballer doucement.
Cette soudaine activité me déclencha un spasme et grâce son sweat de coton, froissé sous mes doigts, je pris enfin contact avec une réalité que je voulais dénigrer.
Il s'en allait.
La manière dont il me serrait, me renvoyait à une angoisse comme si cette dernière faisait écho à la mienne. Je le sentais effrayé et souffrant. Doucement alors, à l'opposé de mon rêve, ma bouche finit par murmurer clairement quelques phrases :
-S'il y a quoi que ce soit, tu m'appelles...
-Je sais.
-J'ai confiance en toi.
Sa prise se resserra davantage, me poussant à grimacer légèrement. Ce fut la première fois, que je pris conscience de notre écart de taille de quelques centimètres. Lentement alors, il finit par se détacher et tandis que je reculais, ses mains attrapèrent mon visage pour coller nos fronts ensemble. Ses yeux luisaient de larmes qui ne coulaient pas.
-J'ai si peur si tu savais...
-Je sais.
-Je te promets que je vais tout faire pour m'en sortir.
J'acquiesçai seulement. À ce stade, je ne savais plus ce que je croyais, ce que j'espérais ou ce que j'idéalisais. Tout demeurait confus, noyé dans l'instant. Je clignais des paupières tandis que ses doigts effleuraient doucement mon visage comme s'il cherchait à marquer tous mes traits.
-Tu vas louper ton taxi, remarquai-je.
-Encore cinq minutes...
Il avait de nouveau ce regard, celui-là même qu'il avait eu derrière son objectif la dernière fois tandis que je me tenais, allongé sur le sol. Mon cœur changea de rythme tandis que mes intestins se tordaient sans que je ne comprenne vraiment les raisons. J'éprouvais de nouveau ce sentiment d'être regardé avec adoration, d'être soudain l'élément central de sa vision. Ses yeux qui s'attardaient sur mes lèvres me donnaient cette impression que l'espace entre nous était un temps distendu, étrange et chargé de non-dits.
Il prit alors mes mains dans les siennes, en embrassa leur dos, me laissant une empreinte brûlante sur la surface de mon épiderme. Son sourire exultait d'une joie immense, il rayonnait alors, soudain bien plus confiant puis tendrement alors, il m'embrassa au coin des lèvres. Ce fut rapide, fugace, comme le temps d'un rêve et il recula, d'un air mi-fier, mi-heureux, avec un sourire doux et inexplicable, il essuya alors le coin de ma bouche avec son pouce.
Je sentis l'effleurement sur ma joue, sur le coin qu'il avait embrassé comme s'il effaçait presque ce qu'il venait de réaliser et avec une gaieté que je lui découvrais, il s'en alla alors, confiant et radieux.
-Au revoir, hyung, je reviendrai, je te le promets.
Mes doigts grimpèrent jusqu'à mes lèvres tandis que la porte se refermait sur son absence et je sentis ma tension exploser, mon cœur brusquement s'emballer tandis que la compréhension de son geste atteignait enfin mes pensées.
Mes yeux me piquèrent, ma poitrine me fit mal. Je pris alors conscience des raisons de ce vide en moi. J'eus envie de lui crier ce que je refusais de me dire :
S'il te plaît, ne pars pas.
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Chapitre corrigé par automnalh et pina_lagoon
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