36.
J'ouvris les yeux la première fois en panique, frigorifié et tremblant, avec le sentiment que j'étais allongé dans mon lit sans comprendre comment j'avais pu arriver là. Immédiatement, la vacuité de mes pensées me fit paniquer mais mon corps semblait trop endoloris et lourd pour s'affoler. La tension se propageait par des spasmes qui secouaient tout mon corps figé.
Mes yeux étaient secs, comme vidés de toute l'eau qu'ils pouvaient contenir et, dans un effort ultime, je tentai de bouger dans l'obscurité.
Une silhouette chaude se retourna face à moi, me frottant les avant-bras dans un souci de me réchauffer tandis que mes dents se mettaient elles aussi à claquer.
Pourquoi avais-je si froid ?
-Quelle heure est-il ? Et les cours ? Je... l'Entrepôt il...
-Chut, rendors-toi, tout va bien. Rendors-toi.
Je voulais lutter, me réveiller, reprendre les rênes de cette carcasse abîmée pour tenter de me m'extirper de cet abominable cauchemar, mais je n'avais aucune force pour y arriver.
Je me sentais vide, fragile et profondément triste alors je refermai les yeux tandis que la sensation de chaleur des bras de mon colocataire autour de mon corps se resserrait davantage.
En me réveillant une nouvelle fois, je me sentis moins grippé que je ne l'avais été jusque-là, mais j'étais seul dans mon lit. Une fatigue inhabituelle me pesait sur le corps. J'étais courbaturé, endolori, lourd, comme si j'avais effectué un marathon la veille. Malhabilement, je sortis de la chambre soudain aveuglée par la luminosité et marchais jusqu'à la cuisine avec pénibilité. Taehyung était à la porte d'entrée, réceptionnant une livraison de repas et je le saluai mollement.
-Tu devrais rester au lit, me lança-t-il lentement. J'ai fait commander du porridge et de la soupe.
-Je ne suis pas malade à ce point, grognai-je d'une voix éteinte.
J'avais plus faim que je ne l'imaginais au départ, j'avais presque une envie de dévorer un steak ou deux burgers.
-Tu as quand même eu de la fièvre, me lança-t-il.
-Vraiment ?
Je me sentais affable et peu atteint par mon propre état, restant à fixer la cuisine. Tout mon esprit était aussi lent que ma faim était vivace. Je vivais un étrange paradoxe.
-Comment tu te sens ? tenta-t-il avec délicatesse.
-Vide.
-Je comprends parfaitement ce sentiment.
-Je n'ai plus rien en tête...
Y repenser me fit mal et l'appétit enfla. J'avais comme le besoin de combler un vide avec quelque chose de rassurant, de réel, de tangible.
De vivant.
Taehyung sembla vouloir dire quelque chose mais se ravisa, comme soudain maladroit, et il me força à manger le repas, mais consentit, tout de même, à faire décongeler une des pizzas stockées au congélateur.
En apprenant qu'une journée entière était passée, je n'eus pas la même réaction qu'habituellement, cela me parut démesuré, catastrophique presque. Plus que tout, je me sentais léthargique mais bouillonnant d'une angoisse que je n'arrivais pas à sortir. Ne restait dans mon esprit que la terrible réalité qui empiétait sur tout le reste, sur toutes les autres pensées.
J'étais mort. Mon autre vie s'était éteinte.
À cette pensée, je sentis mes yeux me piquer et secouai la tête, cherchant mon téléphone rapidement pour faire passer ce malaise. Je devais me réveiller, je devais sortir de cet état secondaire, me mobiliser, meubler le temps, m'activer, ne pas laisser de vide, d'instant pour être confronté à cela.
Plusieurs tâches étaient à effectuer :
1 - Contacter Jiyoon pour les cours ou tenter de les récupérer en ligne.
2 - Voir comment rattraper mes heures à l'Entrepôt.
3 - Prendre des nouvelles de Sun.
4 - Répondre enfin au message de ma mère et essayer de lui donner des nouvelles.
Debout face à mon écran, tandis que je cherchais la cinquième tâche à effectuer, un appel en absence me fit tiquer. J'aperçus que Kim Seokjin avait tenté de me joindre hier. Cela parasita ma liste mentale de choses à faire.
Rapidement, j'activai mon répondeur. Son message était d'une sobriété à tous les niveaux : rapide, consensuel, allant à l'essentiel. Mon cœur s'emballa enfin d'une minuscule excitation et je le rappelais immédiatement.
« Min, bonjour. »
Il était étrange d'être si embrouillé et ramené soudain à la réalité par une voix qui m'arracha un minuscule rictus.
-J'ai vu que tu as essayé de me joindre, je m'excuse, je ne pouvais pas décrocher.
« Oui, en effet. »
Il laissa planer un minuscule silence qui pouvait rendre mal à l'aise et se reprit :
« Est-ce que tu serais intéressé pour un stage à temps partiel durant les vacances d'hiver ? »
-Tu sais bien que oui, m'exclamai-je, je t'en ai parlé lorsque nous nous sommes revus.
« Il y a plusieurs choses à prendre en compte avant de donner une réponse positive, Min ».
Il paraissait semblable à un professeur me faisant une leçon, comme si j'étais un enfant turbulent dans sa classe.
Un professeur.
Mon esprit se déconnecta une seconde, soudain perturbé par un lien qui se fit dans mon cerveau. Ce terme me renvoyait à quelque chose mais aucune image, aucune sensation ne me revint, seulement la certitude inébranlable, désagréable, insupportable, d'avoir oublié quelque chose d'important.
Mon souffle s'accéléra et mon estomac se tordit brusquement. Il me fallut me concentrer sur la voix de Seokjin pour tenter de garder pied.
Non loin de moi, Taehyung me fixait, les sourcils froncés.
« Il s'agit d'une petite société qui vend des vélos électriques. Seulement, la gestion et le management de ces dernières années ont manqué de faire couler la boîte. Certains salariés sont partis et il y a aussi un litige avec un des chefs gestionnaires... »
-Oui, d'accord... soufflai-je sans parvenir à trouver d'autres mots.
Je me sentais nauséeux, soudain tremblant et il me fallut souffler plusieurs fois par la bouche pour me reprendre. Implacable et indifférent, Seokjin reprit :
« Il y aura beaucoup de travail. Très clairement, cette société se sert de ses stagiaires comme des salariés à part entière, bien que nous salaires soient littéralement différents. La boîte est en train de se remettre sur les flots, mais en termes de management, tout est en vrac. C'est loin d'être un stage facile et évident. »
-Je prends.
Il laissa de nouveau planer un silence tandis que me remettant doucement, reprenant enfin mon souffle, j'aperçus que Taehyung avait une mine contrariée devant moi.
« Entendu, présente toi lundi matin à 8h sur place. Il faudra que les conventions avec ta fac soient prêtes. Je t'envoie l'adresse par mail. »
-Si je comprends bien, tu y seras en stage aussi ?
« Effectivement ».
-Visiblement, ça ne semble pas t'effrayer plus que moi.
« Visiblement. »
-Je te remercie, sunbae, vraiment.
« Lundi 8h, sois prêt. »
Il raccrocha aussi sec et soulagé d'un poids, me redressant enfin complètement, je retournai vers la cuisine où Taehyung argua férocement :
-C'était quoi ça ?
-Le sunbae du tutorat du lycée, je l'ai revu et il vient de m'aider à trouver un stage, éludai-je.
-Tu es censé te reposer !
-Je ne suis pas malade, rétorquai-je.
-Tu t'es effondré, me reprocha-t-il soudainement, tu as dit que tu étais m...
Je l'arrêtai brusquement, mon mouvement fut brusque et il s'effaroucha un instant. Maladroitement, comme conscient de la violence de mon acte, je m'excusai abruptement :
-Je voulais pas te faire peur, pardon... juste... ne parlons pas de ça.
Le vide revenait, enflant dans ma poitrine et je cachai mes mains tremblantes dans mes poches de pantalon. Il ouvrit la bouche, semblant vouloir répliquer avec véhémence mais s'arrêta, ses yeux glissèrent sur la droite, il chercha ses mots, semblant hésiter.
Finalement, le silence resta.
-J'ai plein de choses à rattraper du coup, je file, désolé et... merci.
Rapidement je le quittai, persuadé qu'il me retiendrait, mais il ne fit pas.
Les jours filèrent et il me fallait occuper le temps, chaque moment. Occuper le vide, le silence, l'instant. Rester en permanence dans une hypervigilance.
Ne pas réfléchir, surtout ne pas réfléchir.
Je me sentais porter un poids toute la journée, comme une barre dans l'estomac, comme un sac à dos chargé de rochers sur les épaules. Je me flagellais d'être si lent, si engourdi mais dès que mon attention se relâchait, dès que j'arrêtais de réviser, assister aux cours, travailler, préparer le stage, nettoyer, faire le ménage, marcher, manger, écouter... dès que le silence revenait, ça m'étouffait.
Les larmes me montaient, je me mettais en colère.
Je voulais refuser cette réalité.
Faire semblant avait ses limites et la présence de Taehyung sans cesse près de moi, avec sa mine contrariée, mais inquiète, me mettait mal à l'aise.
Bientôt, il me fallut aussi éviter Sun.
Malheureusement, l'éviter aurait été plus facile si seulement nous ne travaillions pas au même endroit sur des horaires en commun. Un vendredi soir à l' Entrepôt, elle arriva droit sur moi durant la pause où le café était de rigueur. Je la vis filer dans ma direction, ses cheveux attachés dans une queue haute, se balançant dans son dos.
-Alors la lettre d'Hoseok ? lui lançai-je en premier.
-On s'en fout de la lettre ! chuchota-t-elle brusquement. Taehyung m'a appelé, il m'a parlé de ce qui s'est passé. Est-ce que tu vas bien ? Est-ce que c'est vrai, tu as tout oub...
Je l'arrêtai d'un coup, aussi violemment que je l'avais fait pour mon colocataire et elle sursauta. Une fois encore je m'excusai, incapable de contrôler mes gestes et me repris plus doucement.
-Pardon. Je préfère qu'on n'en parle pas...
-Qu'on n'en parle pas ? Mais enfin, Yoongi, c'est hyper important, tu te rends co...
-Sun.
Mes mains recommençaient à n'en faire qu'à leurs têtes, à se secouer comme si j'étais tétanisé.
-C'est pas important, laisse-moi avec ça, n'en parle pas.
Son visage changea, son expression varia malgré le masque qu'elle portait sur la moitié du visage. Son regard se fit plus doux et elle chuchota en me tapotant la main :
-Hé, Nain de Jardin, tu sais que tu peux tout me dire, n'est-ce pas ?
Je fermai les yeux, secouant la tête.
-Parle-moi plutôt du courrier.
Elle lâcha prise, soupirant bruyamment :
-Si tu veux.
On s'installa dans un coin pour les cinq minutes qui nous restaient et le café dans ma bouche gardait un goût de cendre désagréable. J'avais de nouveau froid comme en pleine nuit d'hiver.
-C'est une lettre adorable, très touchante, très naturelle si je puis dire...
Elle sembla avoir un petit rictus amusé sous son masque noir.
-Je ne m'y attendais pas, personne ne m'a jamais écrit de lettre.
-Qu'est-ce que tu vas faire ?
-Lui répondre, je pense, il m'a laissé son adresse postale.
-Tu sais, il était vraiment mal après votre rendez-vous... soufflai-je.
-Qui, qui de nous deux était le plus mal je me le demande, répliqua-t-elle tristement.
Je lui tapotai le bras, mais elle prit un air digne.
-Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude.
Elle soupira longuement :
-C'est tellement compliqué et ça me fatigue que ça le soit.
-Hoseok semblait motivé pour se faire pardonner, apprendre aussi, comprendre encore plus...
-Je sais, je l'ai compris dans son courrier.
-Qu'est-ce qui te retiens ? m'étonnai-je devant son air froid.
-De trop donner et de ne rien obtenir comme résultat, ça fait peut-être très égoïste de le dire comme ça, mais la bonne motivation ne suffit pas toujours. Je n'ai pas envie d'être éducatrice, prof ou quelque chose comme, je l'ai déjà fait et ça s'est pas bien terminé... J'ai envie que ça vienne de l'autre.
-Je comprends.
-Je pense que c'est mieux pour lui et moi de rester simplement comme ça, comme deux personnes qui sont amis, qui se parlent mais où ça n'ira pas plus loin. Je crois que c'est important de reconnaître ça.
-Pourtant, rien n'a jamais vraiment été tenté, non ?
-Parfois, Yoongi, ce n'est juste pas le bon moment, me répondit-elle sagement.
J'acquiesçai doucement, mesurant la portée de ses mots et la sonnerie caractéristique de la fin de la pause résonna soudain dans l'office. Elle se leva rapidement et me prit la main.
-J'essaierai de passer chez toi un soir, d'accord ?
-Si tu veux...
Encore une fois, son expression sembla presque pleine de compassion mais j'évitais son regard.
Malheureusement, elle n'était pas la seule à vouloir me parler du sujet que je voulais à tout prix éviter. Cela semblait être la nouvelle motivation de Taehyung.
Ce soir-là, donc, quand je rentrais aux environs de vingt-trois heures, il n'avait toujours rien peint. Son carnet à dessin démontrait des croquis, barrés, gribouillés ou arrachés dans tous les coins et il se leva rapidement en me voyant entrer.
-L'inspiration ne vient toujours pas ? lançai-je.
-Non.
Puis il ajouta, accompagné d'un léger coup d'œil :
-J'ai eu d'autres choses à penser ces derniers jours, d'autres inquiétudes...
Il prit soudainement une grande inspiration :
-Yoongi, tu sais, je crois que...
Mon esprit prit la tangente immédiatement. Marcher, ranger, allumer le PC, prendre une douche, se mettre aux révisions, bachoter une partie de la nuit, s'endormir d'épuisement. Si ça ne fonctionnait pas, recommencer dans cet ordre pour...
Il m'arrêta dans ma fuite tandis que je partais en direction de la chambre, sa main se referma sur mon poignet mais je résistai, le forçant à me lâcher. Alors paniqué de ne pas réussir à dire ce qu'il voulait, il s'écria brusquement :
-Je pense que c'est une bonne chose !
Je me figeai, le souffle encore court, l'angoisse au ventre, les membres tremblants, l'esprit dans un brouillard et cette sensation de vide à l'intérieur de moi.
Cette sensation de mort.
-Une bonne chose ? répétai-je.
-D'avoir oublié. Je pense que personne ne peut vivre avec deux vies, ton esprit ne l'aurait pas supporté, on ne peut pas accumuler plus de souvenirs que le cerveau n'en est capable, non ?
Il avait les larmes aux yeux, et je sentis aussi mon propre chagrin m'étouffer, mais surtout, se fut de la colère qui déferla en premier :
-Tu te fous de ma gueule, c'est ça ?
-Absolument pas.
-Tu penses que c'est une bonne chose ? Putain. Tu penses que c'est une bonne chose ? J'ai pas oublié, bordel ! C'est pas de l'oubli, c'est pas comme quelque chose qu'on laisse vaquer dans ton esprit et qu'on y repense plus tard, c'est... mort, tu comprends. C'est mort à l'intérieur de moi, ma...
Les sanglots revinrent me coupant, tout mon corps eut un spasme et il s'élança vers moi dans un geste tendre que je repoussais la première fois.
Je ne voulais pas de sa pitié, pas de compassion, rien de tout ça.
Ma main passa sur mes yeux et il réessaya un peu plus délicatement et, malgré ma réticence, il ne s'arrêta pas.
-Ma vie s'est éteinte putain et c'est pas du... tout...une bonne chose.
-Pardon je suis désolée, je voulais juste... Juste dire que peut-être que pour vivre cette vie, il fallait abandonner l'autre...
Il semblait ému mais je n'arrivais pas vraiment à le voir. Il me paraissait trop proche et trop loin. Alors lentement, prenant mon visage dans ses mains, il posa son front contre le mien.
Le vide était là, tout-puissant, j'étais saisi par ça, par cette impression terrible en moi. Je n'arrivais plus à la rassurer, à la mettre loin, à m'enfoncer dans mes activités pour tenter de la contrer. Je la subissais aussi violemment que la première fois.
-Ils m'ont effacé ma vie d'avant, gémis-je. C'est tellement cruel, c'est tellement douloureux... pourquoi ils m'ont fait ça ? Pourquoi ?
Pourquoi m'ont-ils tué ?
-Tu n'es pas mort, souffla-t-il à mon oreille d'une voix tremblante, tu es là, tu es avec moi. Regarde-moi.
Il me releva le visage, me forçant à croiser nos iris :
-Ça doit avoir un sens, quelque part, c'est ce qu'il faut se dire même si ce n'est pas juste. Maintenant, il faut...
Il se ressaisit, une larme silencieuse coula sur son visage en écho aux miennes.
-Maintenant, il faut laisser l'autre vie partir...
Je fermai les paupières, soudain harassé, fatigué de mon chagrin et me laissai tomber sur le canapé taché, glacé, vidé. Taehyung me suivit comme s'il était mon ombre ou un reflet, son état répondait au mien. Nous étions parallèlement opposés, mais semblables dans cette émotion terrible et gigantesque. Il cherchait le contact et bien que je souhaite le repousser, je n'en avais pas la force.
Me toucher semblait lui faire du bien, il était comme un enfant s'accrochant à moi. Ou était-ce moi, l'enfant ? Je ne savais plus.
Je ne savais plus rien.
J'avais le besoin de parler mais chaque mot générait de nouvelles larmes, de nouveaux sanglots, de nouvelles souffrances.
-Tout ce que je sais, c'est que je suis revenue... C'est tout ce qui me reste...
-Et Kim Namjoon ? renifla Taehyung près de moi.
-Qui ?
Il fit une drôle de tête puis la secoua, un faible sourire triste sur les lèvres.
-Personne.
-Je suis mort dans la vie d'avant, enchaînai-je, mais maintenant, je sais que je le suis et c'est affreux de ressentir ça. Je n'ai plus aucune date, plus aucun repère, plus rien...
-Tu deviens comme moi, chuchota-t-il doucement sur mon épaule, comme tout le monde, tu sais.
Enfoncés dans le canapé, on resta comme ça et je finis par chuchoter :
-Peut-être que c'est terminé, que tout est fini, qu'on a passé un cap, on ne peut plus revenir. Je ne reviendrais plus.
Taehyung se releva et me toisa.
-Je ne crois pas.
-C'est pas évident maintenant, c'est fini, non ?
-On n'en sait rien, on n'a jamais su...
-J'aurais dû te confier des trucs, gémis-je encore, des dates, des choses importantes, tu aurais pu les garder, toi.
-Pour qu'ils me les enlèvent aussi ?
-Pourquoi ça nous arrive comme ça, pourquoi nous ? répétai-je en boucle.
-Ça fait des mois que je me pose des questions tu sais...
On se mit à sourire tristement ensemble, le visage sec, les traînés de sels sur les joues. Ému une fois encore, il chuchota :
-Cette vie vaut peut-être mieux que l'ancienne, elle vaut sûrement la peine, tu ne crois pas ?
-C'est toi qui dis ça ?
-C'est moi qui dis ça, affirma-t-il.
Je ne répondis pas, je me sentais vidé, encore souffrant, encore chagriné mais c'était moins douloureux, comme si j'avais évacué le pire. Lui, il sanglota à moitié, dans mon cou, refermant ses bras autour de mes épaules et on resta assis ainsi plusieurs heures durant.
Sans énergie, je finis par me lever pour au moins faire réchauffer du riz et du kimchi, pour le dîner. De nouveau comme mon ombre, Taehyung resta près de moi, avec ce besoin de me tenir, de s'accrocher.
-Je ne vais pas me briser, lui fis-je remarquer d'un air fatigué.
Il retira sa main autour de mon bras coupable comme un enfant puni.
-Désolé si ça te dérange, je voulais pas que ça te contrarie...
Il avait l'air effarouché par mon refus, blessé presque et je me ravisai :
-C'est bon, ça ne me dérange pas plus que ça. Fais comme tu le sens.
Je me retournai en direction de la gazinière, cherchant à me réveiller, parasité par une envie de sommeil.
Un sommeil lourd sans rêve, un sommeil cicatrisant réparateur qui faisait fuir le temps, la souffrance et la mort.
-Hyung.
Je me figeai, me tournant à demi, la casserole entre les mains. Face à moi, Taehyung était encore secoué, ses yeux se remplirent de larmes, son nez vira au rouge.
-Je... tu sais, je suis... j'ai vraiment eu peur pour toi...
Il fondit en larmes et devant mon désarroi entre ses sanglots, il marmonna :
-Je suis désolé de ce que je te fais subir, merci de m'aider. Je me suis rendu compte... à quel point c'était... dur d'être de l'autre côté...
Je secouai la tête, touché, et soudain il me prit ma main droite et la posa sur sa tête, semblant entendre que je l'apaise, ce que je fis en fronçant les sourcils.
Comment en étions-nous arrivés là ?
Ce besoin de contact était étrange, nouveau aussi, du moins entre nous. Je savais déjà que Taehyung était plutôt tactile, notamment avec Sun quand je les voyais ensemble. Pourtant nous ne l'avions quasiment jamais été. De notre côté tout avait été si compliqué, si tendu, si blessant que c'en était différent à présent.
Ma main trembla un instant.
Oui, tout allait être différent.
C'était fini.
J'étais fini.
Je ne reviendrais plus jamais.
On m'avait abandonné.
Je pris sur moi pour frotter ses cheveux.
-Ça va aller, lui soufflai-je sans vraiment y croire, on fait une équipe de bras cassés mais on va y arriver.
Il secoua la tête en reniflant et je retirai ma main de son cuir chevelu, je sentis qu'il avait encore besoin d'une accolade. J'encaissai cela en bronchant un peu. J'avais les bras pris, je me sentais bloqué et mon esprit cartésien, ma manière abrupte de faire les choses et mon envie de déjeuner rapidement eurent raison de cet instant alors je l'incitais à me lâcher.
-Tu peux rester comme ça, admis-je cependant conscient qu'il semblait trop faible pour encaisser un refus, laisse-moi juste pouvoir cuisiner en même temps.
Il ne se fit pas prier et m'enserra tandis que j'étais dos à lui à gérer le riz sauté au kimchi.
Ce mode koala dura un long moment, au point où je n'arrivais plus à identifier si c'était un besoin ou autre chose encore. Je n'étais pas en mesure de m'interroger, pas ce soir en tout cas, pas en étant aussi renversé par les évènements. Je l'autorisai à rester dormir avec moi, ce n'était pas la première fois que nous le faisions mais ça me parut la première fois d'être pleinement conscient de le faire. Il n'y avait ni problématique de chauffage, de cauchemars ou d'instant où il se trouvait à la limite entre la vie et la mort.
Il y avait juste cet étrange nouveau rapport entre nous.
Les jours passèrent et une sorte d'équilibre précaire s'installa. Nous ne parlions pourtant pas plus que cela, mais l'inattendu prenait place dans une sorte de silence non-dérangeant.
Je traînais ma carcasse d'un bout à l'autre de la ville, encore vide, encore souffrant d'un deuil qu'on m'avait forcé à effectuer. Lui semblait en combat contre sa propre peinture, sa propre toile.
Il cherchait ma présence, parfois. Quand j'étais dans mon lit, allongé dessus, PC sur les genoux en pleines révisions, tard le soir, il se posait à côté de moi, trépignant comme un enfant.
-Va peindre, lui sommai-je.
-J'y arrive pas.
Il en profitait juste pour rester la tête sur mon épaule, puis aux alentours de minuit, il finissait par se lever et tenter de recommencer à dessiner. C'était une drôle de dynamique. De mon côté, j'avais encore des moments de vide, sous la douche, dans le métro, devant le cuiseur à riz, parfois je me sentais glacé jusqu'aux os mais les larmes s'étaient taries. Quand Sun était venue, inquiète, elle était finalement repartie plus soulagée qu'elle ne l'imaginait comme spectatrice de cette nouvelle ambiance si particulière.
-Vous avez échangé vos places un instant, me résuma-t-elle en remettant son manteau sur le pas de la porte. C'est sûrement ça qui vous permet de mieux vous comprendre, tu ne crois pas ?
Je ne savais pas.
Je ne savais plus.
Je n'arrivais pas à savoir, je me sentais encore un peu démuni, incapable de prendre pleinement le rôle que je m'étais octroyé. Je subissais cette vie et pourtant, parfois, posé devant un film dans le canapé taché de peinture, j'avais envie de saisir ce que Taehyung avait dit.
Il y avait de bonnes choses dans cette vie, non ?
Je ne savais pas.
Je ne savais plus.
Tout se passait comme si j'avais guéri l'ancienne existence, et que cette dernière s'était éloignée jusqu'à me lâcher. Pourtant, il me restait l'horrible perception que quelqu'un avait appuyé sur un bouton et que j'avais été vidé de mes souvenirs contre mon gré. À présent, je me sentais comme un parachutiste sans parachute.
Je n'avais plus rien à quoi me raccrocher, plus des connaissances, de faits à venir, plus la certitude de savoir où j'allais. Tout ça n'existait plus, ça me rendait nu, chancelant.
Sun avait peut-être raison, ce n'était que dans cet état-là qu'on semblait se comprendre, Taehyung et moi. Nos rôles avaient changé de place.
Sa présence autour de moi était aussi positive qu'elle était étrange, je ne comprenais pas toujours ses messages derrières ses accolades, ses câlins, le fait de sans cesse me toucher les épaules, le bras, de vérifier que je me trouvais bien dans telle ou telle pièce.
Quelque chose avait lâché en moi.
Peut-être cette attitude paternante qu'il adorait me reprocher ?
Je ne savais pas.
Je ne savais plus.
Je ne me sentais pas en mesure d'avoir ce rôle actuellement alors je laissais couler, je n'avais pas le cœur à l'engueuler, à vérifier s'il était ou non allé en cours ou s'il se rendait à son petit boulot.
Dans le fond, était-ce ainsi qu'on arrivait à se sentir plus proches, chacun de notre côté ?
Les deux dernières semaines avant les grandes vacances d'hiver arrivèrent. Ce fut la période d'examen, de rendus des dossiers et d'exposés. C'était la période que je détestais, non seulement parce que c'était loin d'être une partie de plaisir, mais parce qu'il m'était impossible de bosser à l'Entrepôt et que les finances allaient en être réduites.
Quand j'avais prévenu Taehyung, il m'avait fait signe que ce n'était pas important.
-On commandera moins de repas à domicile et de toute façon on n'a pas à acheter de la peinture puisque je n'ai encore... rien peint.
Son amertume devenait sarcastique ces derniers jours et il semblait en panne d'inspiration. Ses deux essais sur toile n'avaient rien donné de concluant. Depuis, il tournait comme un lion en cage.
Bientôt viendrait mon stage et là encore, mon colocataire avait pris les choses en main en disant que si le stage ne me permettait pas d'aller beaucoup travailler, il augmenterait simplement ses propres heures à la supérette pour renflouer le déficit.
Là encore il y avait une facilité particulière à nos échanges, une simplicité que je ne connaissais pas. Voyant qu'il semblait sûr de lui, je n'insistais pas.
Le soir de ma première épreuve, Taehyung me rejoignit à ma fac et nous en profitâmes pour dîner dehors, dans un restaurant ambulant japonais. Les udons brûlants, bon marché, nous requinquèrent et nous aidèrent à supporter sans mal la température qui avait encore chuté durant le week-end.
Je lui fis un récap de ma session d'aujourd'hui et je le vis perdre le fil au bout de quatre minutes douze précisément. La plupart du temps, mon langage de compatibilité et de commerce semblait avoir raison de lui.
-Et ton projet ? l'interrogeai-je.
-C'est la merde.
Il se frotta les mains, soufflant de l'air chaud dessus, tandis que nous prenions la direction du métro.
-Tu verrais ce que les autres de la classe ont commencé à faire, soupira-t-il, certains ont déjà fini et les ont amenés aujourd'hui, ça m'a mis une claque. Je ne suis pas au niveau...
-Je ne comprends pas pourquoi ça te pose autant problème en fait, marmonnai-je. Fais comme tu le fais habituellement mais avec les couleurs seulement.
-C'est pas si simple, j'arrive pas à penser en couleurs et quand j'essaye d'en ajouter, je trouve que ça ne fonctionne pas, que ce n'est pas intéressant. De toute façon cette prof nous attend au tournant, elle l'a fait exprès pour tester nos capacités et nous éloigner de nos styles habituels...
-C'est ça le problème, c'est de faire quelque chose d'inhabituel ? Pourtant tu t'en es bien sorti ces derniers temps ? lui fis-je remarquer.
On s'installa dans la rame de métro et il grogna :
-C'était des devoirs ce n'était pas pareil, je n'avais juste qu'à appliquer la méthode, là ça doit venir du cœur.
-Et représenter un cœur ?
-Oui. Le cœur sous toutes ses formes, c'est hyper difficile à saisir ! rechigna-t-il.
Puis sa tête dodelinant au gré du mouvement de rame, il se tourna vers moi.
-Tu ferais quoi si tu étais moi ?
-Une maison avec un arbre et un soleil dans le coin.
Cela le fit pouffer :
-Niveau maternelle, donc.
-Hé, je me débrouillais vraiment bien tu sais, répliquai-je faussement amusé. Mon soleil avait un sourire, ma maison semblait accueillante et je mettais même des fleurs sur la pelouse près de l'arbre. Je gérais avec les fleurs, c'était ma spécialité.
-Min Yoongi, artiste en devenir, ironisa-t-il.
Ce fut à mon tour de rire.
-Je crois que je mettais des ballons dans mes arbres, fit-il sérieusement.
-À croire que tu ne voulais jamais faire comme les autres... Exactement comme maintenant, tiens...
-C'était vachement cool des ballons ! scanda-t-il sérieusement.
-Mais ton soleil n'avait pas de sourire, répliquai-je avec un rictus amusé, j'aurais gagné la meilleure note de la classe, c'est certain, même contre toi.
-Tu te surestimes, Min.
-Tu sais quoi, fis-je d'un air un peu plus sérieux, les dessins d'enfant ont du cœur, non ?
Il fronça subitement les sourcils.
-Tu es en train de me dire de faire une maison avec un arbre, des fleurs et des ballons pour mon dernier travail de l'année, le plus important ?
-Non, même si ça pourrait drôle, mais est-ce que ce serait cette émotion-là qu'il ne faudrait pas retrouver ? Juste des choses simples comme les enfants qui mettent tout ce qu'ils ont dans leurs dessins et ce, sans s'inquiéter de la qualité ?
Il me fixa puis marmonna malgré tout d'un air ironique :
-Tu serais tellement le dernier de la classe dans ma promotion.
-Hé !
On se mit à rire alors que le métro freinait à notre arrêt. En arrivant chez nous, frigorifiés par notre marche depuis la station, il souffla :
-Ok, je vais essayer quelques trucs cette nuit, merci pour les udons.
Le reste de la semaine fila, j'enchaînais une migraine l'une sur l'autre et un exposé pas terminé à temps me fila un sérieux coup de stress. Heureusement, je parvins à m'en sortir. La routine me permettait de ne plus penser à cet insupportable vide qui se refermait très doucement à l'intérieur de moi. Mes examens se terminaient peu à peu et la toile de Taehyung prenait forme même si je ne distinguais pas vraiment le sens ni ce que cela renvoyait.
Qu'importe ce que c'était, il n'avait pas touché à la peinture noire.
À trois jours du rendu il s'affola, ce fut la panique dans l'appartement et il se révéla insupportablement stressé, confus, changeant comme rarement je l'avais vu. Il se mit à déprimer, à devenir négatif et pessimiste sur absolument toute sorte de chose en commençant par lui-même. Jusqu'alors mon colocataire accordait peu d'importance aux études. À présent il remettait en question son choix, ses capacités, se flagellant sans sens que son idée serait minable et qu'il n'y arriverait pas.
On se disputa pour la première fois depuis longtemps, pour une chose bête : la peinture qu'il mettait sur mes draps.
Monsieur avait pris l'habitude de se jeter sur mon lit quand j'y étais allongé avec le PC, sauf que la plupart du temps ses mains ou ses vêtements étaient tachés. Je lui interdisais donc l'accès au lit et il me fit la gueule pendant quatre heures sur ce sujet, comme un enfant mécontent. Puis son irritation se dissipa, sa concentration revint, son envie de réussir aussi. Ses cernes se creusèrent et cela dura trois nuits encore. Sans dormir, il peignait de plus en plus tard, s'assoupissait seulement quelques heures puis recommençait à nouveau au petit matin.
Je compris la veille du rendu qu'il créait une fleur. Une fleur en gros plan, en plein cœur. Cela me surprit qu'il choisisse quelque chose d'aussi simple et me fit tiquer à l'idée qu'il avait écouté mon idée. Je repensais parfois à ce que Sun avait dit sur l'influence ou l'inspiration que je pouvais lui porter et je me pris à regretter d'avoir de si mauvaises opinions sur le sujet.
J'espérais sincèrement qu'il n'échouerait pas à cause de mes piètres idées artistiques.
-Si demain sept heures, je suis endormi, tu me réveilles, me somma-t-il le dernier soir avant le rendu final, armé de son pinceau, un air fou sur le visage.
-Entendu.
-J'ai jusqu'à midi, il me faudra le temps de finir mais je ne sais pas si je vais tenir la nuit...
Je hochais la tête, réceptionnant les ordres et rassuré à l'idée que je ferais ce qu'il me dicterait, il fila de nouveau devant sa toile.
Dans le fond, j'étais davantage inquiet pour lui que je ne l'étais pour moi.
Mon réveil sonna à six heures quarante-cinq le lendemain matin et je grognais, me retournant dans les draps.
Premier jour de vacances.
Me rappelant soudainement que Taehyung m'avait sommé de le réveiller à sept heures si jamais il dormait, je fini par m'arracher au confort de ma couette.
Dehors le soleil se levait à peine, tout semblait bleu et gris mais la luminosité en était presque douce. Ni sombre, ni éblouissant, un entre-deux réconfortant. Un temps d'hiver, froid, figé mais au temps clair. M'armant d'un pull à grosses mailles, je filais dans le salon. Les portes coulissantes de la partie chambre de mon colocataire étaient encore ouvertes et je le vis affalé de tout son long, habillé, les mains pleines de peinture, dormant du sommeil du juste.
Je soupirai en m'avançant, préparé à le réveiller.
Je ne fis que quelques pas, mais mon regard s'accrocha instantanément à la toile par la manière dont elle était posée contre le mur, elle semblait dominer tout l'endroit et mes pieds se figèrent.
Le cœur d'une fleur s'offrait à mon regard, gigantesque devant moi. La lumière qui s'en dégageait éclairait toute la pièce, chaque pétale était ouvert, semblaient immenses et même débordant en dehors du cadre. Chaque arrondi, chaque pétale semblait découpé, dessiné de la même manière dans un souci d'harmonie au millimètre près. Tout était presque trop parfait, symétrique, une fleur irréelle, calculée à l'extrême, agréable pour l'œil, rassurante par son perfectionnisme. Le violet se mélangeait à l'orangé dans une précision folle.
C'était hypnotisant.
Mon regard était happé par son centre, son noyau aux microscopiques détails. Tout semblait en velours, tout semblait doux, reposant, caressant. Cette toile était calme, puissante, immense et fascinante.
Je sentis un frisson me prendre incapable de détacher mon regard, happé, presque touchée par la beauté qu'il avait glissé avec minutie dans chaque élément. Taehyung avait toujours peint de manière surprenante, incroyable, saisissante mais jamais il n'avait créé quelque chose d'aussi pur et d'aussi beau. Ça en faisait une œuvre qu'on pouvait regarder sans se lasser, l'œil sans cesse attiré par son cœur.
Moi, dont la fibre artistique frôlait le niveau zéro, je me retrouvais subjugué, impressionné par ce que je voyais. Ça m'émut presque. Les larmes me montèrent légèrement et je restais sans bouger un long moment.
Un sourire ravit mon visage tandis que je baissais la tête.
Je sentis alors qu'il s'agissait d'un moment spécial, j'en fus même certain.
Et je voulais m'en rappeler alors le reste de mon existence.
J'eus la perception surprenante que j'assistai là à quelque chose de nouveau, que cette toile peinte ici était un symbole, un point de départ.
Je ne pouvais mettre des mots dessus, mais en effleurant le rebord du bout des doigts, j'eus presque envie d'embrasser un instant le sentiment qu'il s'en dégageait.
J'observais mes doigts, coller d'une peinture presque sèche et une pensée vint se déposer dans mon esprit. Je compris pourquoi j'étais revenu, pourquoi on m'avait renvoyé.
Pour lui, pour cet instant-là.
Une nouvelle page se tournait, un nouveau chapitre commençait.
*******
Chapitre corrigé par automnalh et pina_lagoon
*******
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro