32.
Si Taehyung avait paru triste jusqu'ici, ce ne fut rien comparé aux semaines qui suivirent.
Au fur et à mesure que mon dos se remettait lentement, que la douleur se dissipait, la dépression du gamin empirait. Il n'avait même plus la force de quitter son lit, de se lever, de manger, de se laver, de parler. C'était comme un fantôme, une forme floue sous les couvertures qui ne bougeait plus.
De mon côté je n'osais rien dire. Je me sentais démuni, impuissant, alors je ne pouvais faire face. Je n'avais que le silence comme proposition.
Ce qui avait eu lieu sur le balcon nous avait brisé tous les deux. Moi, au niveau du corps, lui, au niveau de l'esprit. Quelque chose s'était fissuré, cette bascule qui s'était faite d'un côté plutôt que de l'autre sur la balustrade avait fait exploser un trop plein, trop longtemps gardé.
Et dans nos états actuels, nous étions incapables de nous aider l'un et l'autre.
Quand je sentis mon dos aller mieux, je retournai à l'Entrepôt, non pas par choix, ni par envie, mais parce que sans cela nous ne pourrions pas payer le loyer.
Ma mère avait cessé de m'envoyer de l'argent, mon absence à sa cérémonie de mariage semblait l'avoir vexée. Peut-être s'agissait-il ici de la raison qu'elle avait trouvée pour me sortir de sa vie définitivement. Dans les moments où je me sentais un peu déprimé, je pensais souvent à ça. D'abord mon géniteur, elle ensuite, c'était comme se délester d'un poids mort et encombrant, gênant dans une nouvelle existence.
Je n'avais pas le temps d'y penser, en réalité. Je ne voulais pas y penser.
Tout semblait s'être brisé sur plusieurs niveaux et parfois j'avais le sentiment de tenir tous ces morceaux dans mes mains sans pouvoir reconstituer le puzzle.
La situation de Taehyung m'envahissait complètement et je tâchais de rentrer toujours à l'heure, de cuisiner pour qu'il mange un peu, mais c'était une chose qu'il refusait systématiquement. Nous étions divisés dans un seul appartement, plus sur la même fréquence.
Un soir, alors que j'étais rentré en fin d'après-midi après être passé chercher des cigarettes, je le trouvai assis devant une toile vide. C'était la première fois depuis des jours que je le voyais réveillé. Il portait toujours le même pyjama, ses cheveux étaient sales, gras, mais il était là et ce fut tout ce qui m'importai.
Je déposai mes affaires lentement avant de le rejoindre, m'asseyant à ses côtés à même le sol que la peinture avait taché. Je ne fis aucune remarque sur son odeur, cela m'aurait paru inconvenant de le ramener à un détail aussi négatif. On resta ainsi à regarder un tableau blanc d'un mètre sur un mètre sans se dire un mot. C'était l'une des dernières toiles qu'il avait achetées il y a de cela quelques mois, elle était neuve, à peine sortie de son emballage plastique. Les pinceaux dans les pots étaient secs, figés comme des vestiges d'une époque révolue et ses palettes étaient aujourd'hui dépourvues de toute trace de peinture. Après un temps qui me parut infiniment long, il finit par marmonner, d'une voix cassée et irrégulière :
-Je n'arrive plus à peindre.
-Ça reviendra, assurai-je.
Il ne me crut pas mais j'insistai avec tout ce que j'avais de force, de certitudes, car c'était la seule chose que je savais faire en cet instant.
Y croyais-je vraiment ?Je voulais seulement qu'il sorte de sa dépression.
-Je t'assure que ça reviendra, il faut laisser passer encore un peu de temps. Ça ne peut pas disparaître comme ça, tu le sais.
Il ne répondit pas et on continua d'observer la toile qui semblait nous narguer ainsi immaculée devant nos yeux. La position devenant inconfortable pour mon dos encore fragile, je finis par me lever gauchement en annonçant que je préparerais le dîner d'ici quelques minutes.
-J'ai envoyé un mail à l'école, m'informa-t-il soudainement.
Je me redressai, me tournant avec surprise vers lui :
-Un mail à l'école ?
-À propos du motif de renvoi, souffla-t-il en restant à fixer le vide devant lui, pour leur demander de ne pas me virer. Ils m'ont demandé si je pouvais venir en entretien, j'ai accepté.
-Quand ?
-Dans quatre jours, le dernier jour des vacances scolaires.
-Est-ce que ça ira ? m'inquiétai-je. Est-ce que tu veux que je vienne avec toi ?
Il secoua la tête sans un mot et on resta ainsi, dans le silence, comme avant.
Cela me rappelait cette époque pas si lointaine où l'on déjeunait dans cette pièce du lycée sans se parler. Il ne dîna pas plus que les autres jours et s'endormit devant sa toile à même le sol, recroquevillé en position fœtale. Sans oser le réveiller, je déposai sa couette sur son corps pour qu'il ne prenne pas froid avant d'éteindre la lumière de la pièce.
Rien ne changea, les quatre jours suivants et j'avais partagé mon inquiétude avec Sun au téléphone. Nos horaires de travail ne correspondaient pas ce mois-ci, nous n'avions pas l'occasion de nous voir. Elle était occupée sur un projet qu'elle ne voulait pas encore me révéler et j'étais passé à la vitesse supérieure pour mes révisions en sachant que la rentrée approchait.
Je voulais absolument qu'il se rende à l'entretien exigé par son école mais je craignais qu'il ne puisse se lever, trouver la force de se laver, s'habiller et prendre le métro. Je ne savais ni comment le lui dire, ni comment en parler sans être trop insistant, trop paternaliste, trop cartésien au point où il aurait l'impression que je manquais d'empathie.
Je ne voulais pas retrouver cette place-là, cette position-là par rapport à lui.
Il était dans une clinophilie si importante que ça le rendait apathique à tout. J'avais l'impression que sa dépression ne cessait d'empirer. Il ne voulait rencontrer personne, pas même un professionnel et malheureusement je ne pouvais pas le forcer.
Pourtant, un matin en rentrant du travail après avoir effectué la nuit à l'Entrepôt, je ne le trouvai nulle part. Il n'y avait pas de mot sur le frigo, pas de note, pas de message. Son lit était vide, ses toiles aussi. Je me retrouvais seul au milieu de notre bazar ambiant et automatiquement, avec crainte, je me dirigeai vers le balcon. Je me détestais de penser au pire régulièrement mais je me remis à respirer en constatant qu'il n'y avait aucune trace de lui nulle part. Cela voulait dire qu'il s'y était rendu, à cet entretien ?
J'attendis patiemment une heure durant, puis deux, avant de tenter de l'appeler, en vain.
Il m'échappait, il s'échappait et je me sentais totalement démuni face à cela. Il était évident que je ne pouvais pas contrôler ses faits et gestes, je n'avais aucun droit de faire cela mais malheureusement, mon monde me paraissait décimé.
Tout dépendait de Taehyung au final, sa vie, la mienne, cette temporalité. C'était moi qui étais dépendant de lui.
Quel sens avait finalement cette existence ?
J'entendis la petite sonnerie caractéristique du déverrouillage de la serrure et la porte d'entrée s'ouvrir, je me précipitai, téléphone au poing jusqu'à lui. Il s'était lavé et rasé, il portait les vêtements que j'avais lavés récemment. Ses cernes faisaient peine à voir et il paraissait aussi morose que la dernière fois qu'il m'avait adressé la parole.
Il défit ses chaussures avant de traverser l'appartement jusqu'à ses tableaux. Une fois de plus, il semblait faire face à son incapacité de peindre à nouveau.
De mon côté, je restais tendu, à attendre la moindre parcelle d'informations. Au bout d'un temps, tandis qu'il se rasseyait en tailleur devant la toile neuve, il souffla :
-Ils ne vont pas me virer finalement.
Un long soupir de soulagement m'échappa, cognant contre les murs, audible au point où je le trouvai moi-même bruyant mais cela me fit un bien fou.
-Ça s'est bien passé alors ?
-Si on veut, j'ai eu le droit à de la morale mais ils ont été conciliants...
-Qu'est-ce que tu leur as dit ?
-La vérité, en partie, que je me suis perdu ces derniers temps mais que je voulais continuer à travailler durement. Ils ont accepté mais il s'agit de ma dernière chance.
Accroupi à côté de lui, je n'avais pas lâché mon téléphone qui se réchauffait dans mon poing.
-Tant mieux, c'est une bonne nouvelle.
Il haussa les épaules avant de prendre sa palette et son pinceau comme s'il commençait un mouvement maintes et maintes fois reproduit. Seulement, son geste se figea à la moitié, comme court-circuité et il baissa la tête.
-Tous les professeurs étaient présents, le directeur du département aussi, certains m'ont félicité pour le peu de travaux que j'ai rendus alors que pourtant....
-Ils voient sûrement du potentiel en toi, prononçai-je, te donner cette chance, une nouvelle chance, c'est une manière de te montrer qu'ils croient en ta peinture.
-Quelle peinture ? souffla-t-il avec une lenteur inquiétante, je ne sais plus peindre maintenant.
-Ça reviendra, ça dépend de toi. Peut-être faut-il que tu te sentes mieux pour que le goût de peindre te revienne ?
Il ne répondit pas, ne bougea pas et je quittai ma position inconfortable, m'asseyant un peu plus près de lui.
-Est-ce que... est-ce que tu voudrais consulter quelqu'un ? Un professionnel ? Sun a le nom d'un psychiatre vraiment bienveillant qui pourrait t'aider dans la situation que tu traverses....
Il secoua la tête et je ne tentai pas davantage de le convaincre même si j'étais persuadé que ma proposition était la meilleure idée qu'il soit. Je tâchais d'apprendre à me comporter avec tact et souplesse, chose pour laquelle j'avais toujours échoué jusque-là. Quand je n'étais pas inquiet pour lui, je me sentais coupable. Même si cette vie avait ses avantages, elle était aussi cruelle, compliquée et douloureuse malgré tout.
Parfois, il était difficile de se dire que tout cela en valait la peine.
La rentrée arriva et les semaines s'enchaînèrent ensuite à grande vitesse. Je retrouvai sans joie le rythme des études couplées au travail à l'Entrepôt. Je n'avais plus l'impression d'avoir une minute à moi. Taehyung retournait en cours lui aussi, sans en louper aucun, mais il ne peignait toujours pas. Il avait récupéré son petit boulot au supermarché non loin de l'appartement et effectuait quelques heures dans la semaine.
Son état ne s'améliorait pas, il semblait particulièrement vide et malheureux, agissant comme un automate, sans émotions particulières.
Nous partagions peu de temps ensemble, les rares moments étaient créés par la présence de Sun qui débarquait à l'appartement. Elle venait comme un tiers inespéré dans une relation complètement déstructurée, amenant avec elle sa bonne humeur, son côté « qui aime bien châtie bien », et sans elle il était fort probable que Taehyung ne me parlerait plus du tout.
Il ne lui restait que l'appareil photo, vestige de sa relation avec Jungkook dont il ne parlait jamais. Sun m'avait révélé entre deux préparations de japchae épicé que Taehyung lui avait révélé avoir même supprimé son contact de téléphone et qu'il l'évitait le plus possible quand ils se croisaient en cours si ce dernier venait.
S'il ne peignait pas, il photographiait. Il figeait certains moments dont je ne comprenais pas le sens. Notre salle de bain était souvent monopolisée pour des tirages et je détestais prendre ma douche sous la lumière rouge. Cela me donnait des angoisses terribles, du moins suffisamment importantes pour qu'on convienne d'une organisation afin de décider du temps de lavage et le temps des photos.
Un mois fila, puis deux de cette manière, sans de véritables changements concernant le moral de mon colocataire. La toile blanche était restée à sa place, toujours aussi vide et immaculée que lorsqu'il l'avait sortie de son emballage. La peinture séchait dans les pots, les pinceaux prenaient la poussière. Kim s'efforçait d'être un bon élève, un bon travailleur mais il n'y prenait aucun plaisir. Pourtant ses outils s'agrandissaient, entre les crayons spécifiques, le fusain, la sanguine, le couteau, les pistolets à colle ou mêmes certaines règles, certaines encres et autres types de papiers.
Nous ne parlions pas, nous ne parlions plus.
Nous avions deux vies, dans un seul lieu.
Mes cauchemars, eux, étaient toujours là mais Taehyung continuait de venir me rassurer dans la nuit. Je n'en gardais toujours aucun souvenir mais j'avais appris à me réveiller avec lui dans mon lit sans que nous n'ayons à nous disputer à ce sujet. Nous avions un rythme, quelque chose de rôdé, presque routinier, ce n'était pas optimal mais ce n'était pas désagréable. Sauf que quelque chose ne me plaisait pas dans cette dynamique.
Cette foutue toile blanche m'obsédait.
J'avais commencé à en avoir ras le bol de la voir dans un coin, de voir le bazar de peinture autour d'elle. Selon Sun, je faisais une fixette.
Toujours selon elle, quand j'étais particulièrement anxieux et agacé contre la situation, j'avais un besoin vital, presque compulsif, de ranger l'appartement. Je pouvais tout faire sauf toucher au matériel de mon colocataire parsemé aux quatre coins de la grande pièce principale. J'avais réussi à négocier, lui promettant que j'achèterais des étagères à fixer au mur pour qu'il puisse avoir des rangements spécifiques.
J'avais accès à tout, sauf à ce coin-là. Cette partie m'était interdite, aussi inaccessible que son propriétaire. Elle restait là, en suspens, me narguant avec cette toile vide et gigantesque, entourée de pots de peintures et de pinceaux dispersés. Il y avait une limite invisible entre nous, entre nos deux pièces au centre de cet appartement.
Je préférais encore quand Kim peignait ses trucs morbides car voir ce blanc parfait prendre la poussière, ne pas bouger, rester là comme un vestige, m'emmerdait.
Parfois j'osais. Je passais la limite et la déplaçais dans un coin ou je la retournais pour qu'on ne le voie plus, sauf que la gamin la remettait toujours à sa place. Cette blancheur, ce côté lumineux, je ne l'aimais pas. Ça me rappelait que le temps passait, que rien ne changeait, que j'étais démuni et impuissant. Prisonnier du rythme que je m'infligeais dans cette vie.
Prisonnier de cette relation à deux versants, à deux visages.
Éclatée en deux morceaux.
Ça me rendait coupable aussi. Parfois j'avais envie de secouer Taehyung, de lui dire d'aller se faire soigner ou même de jeter de la peinture dessus n'importe comment, peu importe mais par simple pulsion, histoire que ça déclenche quelque chose. Je ne pouvais pas dire ça, pas faire ça, j'aurais l'impression de m'introduire de son côté, de le provoquer et de jeter de l'huile sur le feu calme et stable de ces derniers temps.
C'était comme un cadenas, elle était la représentation du blocage du gamin mais aussi d'une problématique plus grande encore. Tant qu'il ne peindrait pas, il n'irait pas mieux.
Tant que cette toile blanche restait là, à me narguer dans mon impuissance, aucun semblant de normal ne retournerait dans ces lieux.
Alors il fallait faire quelque chose, n'importe quoi.
Ce fut la décision que je pris, un matin d'un dimanche doucement ensoleillé. Pour une fois, nous avions tiré tous les rideaux épais à toutes les fenêtres de l'appartement mais étant d'une qualité médiocre, il restait quelques interstices et quelques trous qui faisaient passer les rayons lumineux à travers la pièce.
Personnellement j'aimais quand c'était ainsi. Sombre mais suffisamment illuminé pour se repérer et faire des choses quotidiennes. J'avais l'impression que ma nuit continuait, sans être immédiatement agressé par la luminosité extérieure. Les portes coulissantes brumeuses de la chambre de Taehyung étaient closes pour une fois et en pyjama, composé d'un caleçon et d'un vieux maillot de basket, je déambulais, prêt à me faire un café.
La tasse chaude entre les mains, respirant à pleins poumons cette odeur que j'adorais, les doigts me démangeant pour me fumer une cigarette, je fixais cette fichue toile blanche encore positionnée à cette même place.
Dans la pénombre elle paraissait grisâtre ainsi collée contre le mur, dominatrice sur tout notre bordel ambiant - quoique surtout celui du gamin- attirant l'œil. Je regrettai d'avoir laissé Taehyung l'acheter aussi grande, elle prenait trop de place, elle ne passait pas inaperçue et je préférais encore qu'elle soit recouverte de noir que de rester ici.
Vide.
Reposant ma tasse, me décidant soudainement, par impulsion, je fis les quelques pas qui séparaient l'espace cuisine du salon dans la direction de ce tableau avant de le fixer durement. Si je le jetais, le déchirais, quelles conséquences cela aurait ? Comment le vivrait-il ? Soudain, l'envie me prit, avec force, et ce fut si tentant que je me surpris à me demander pourquoi je n'y avais jamais pensé auparavant.
Et si moi aussi je peignais ?
Qu'éprouvait Taehyung en passant un pinceau sur une toile aussi blanche, en créant des formes, ajoutant des couleurs ? Que ressentait-on vraiment ? Est-ce qu'on agissait ainsi par élan de motivation avant de créer quelque chose qui surprendrait les autres et nous-mêmes ? Ou fallait-il avoir une image en tête, savoir exactement où aller pour ne pas se perdre ?
Quand est-ce que j'avais peint pour la dernière fois ? En primaire ? S'il ne peignait plus, pourquoi ne serait-ce pas à moi de prendre le relais ? Est-ce qu'ainsi on retrouverait un semblant de quelque chose dans cette anormalité quotidienne ?
Je me sentais étrange, comme un gamin empli d'une nouvelle envie, trop heureux, presque excité à cette idée. Est-ce que j'avais un talent de mon côté ? Qu'est-ce que je ressentirais quand j'aurais terminé ? Une complétude alors inconnue ?
J'espérais.
Je fis quelques pas, repérant les pots de peintures que le gamin n'utilisait jamais, les couleurs vives. Je voulais de l'orange, du bleu turquoise, du violet, du jaune. J'en éparpillai partout sur les palettes, incapable de me contrôler, de gérer les quantités. J'étais un novice dans le domaine, j'en mis beaucoup trop, mes palettes étant surchargées de couleurs qui, en se mélangeant, devenaient un vert dégoûtant.
Je recommençai encore et quand ma couleur me plut, je trempai le plus gros pinceau du lot dedans avant de m'apprêter à poser la première touche.
Je n'avais aucune idée de ce que j'allais en faire. Un rond, un trait ? Un triangle ? Juste un point ?
-Qu'est-ce que tu fiches ? s'exclama soudain Taehyung en faisant coulisser le battant de sa chambre.
-Je peins.
-Tu quoi ?
On se fixa avec une défiance qui me surprit moi-même et avec provocation, j'étalai alors mon orange aussi chaud qu'une flamme sur toute la surface.
L'expression de mon colocataire était bloquée entre la surprise et l'inquiétude mais, sans me préoccuper de lui, je trempais mon pinceau dans une autre couleur puis une autre encore. Ça ne donnait rien de très concluant mais c'était plaisant. Le bruit des poils de la brosse sur la toile créait un froissement agréable à entendre.
La gamin me rejoignit, se mettant à côté de moi pour observer le résultat avant de secouer la tête en soupirant :
-Tu fais absolument n'importe quoi.
-Et alors ?
-Tu gâches de la peinture pour faire un arc-en-ciel comme quand on avait six ans ?
-Ce n'est pas un arc-en-ciel.
-Alors c'est quoi ?
-Je ne sais pas encore...
Il souffla, roulant des yeux, et armé de mon pinceau turquoise, soudain vexé mais pris dans une euphorie particulière, sûrement due au manque de sommeil, à cette impression que la nuit était toujours là malgré l'heure tardive de la matinée, je lui lançai un coup de pinceau sur la joue.
Une traînée colorée lui barra le visage tandis que ses yeux s'écarquillaient.
-Je ne critique pas ton travail, ne critique pas le mien, fis-je puérilement.
-Mais tu ne sais pas peindre ! s'écria-t-il en tentant d'effacer la marque sur son visage avec sa manche.
-Ce n'est pas le plus important, ce qui importe c'est le sentiment que j'en tire.
-Tu ne vas quand même pas me faire la leçon sur la peinture, râla-t-il en plissant des yeux, les mains à présent tachées de turquoise. C'est mon domaine, je te rappelle, le tien c'est les chiffres, les codes et toutes ces règles insupportables.
-Tu m'as fait remarquer que je n'avais aucune passion...
Du violet semblait vouloir s'ajouter dans un coin du tableau et j'ouvris un nouveau tube, prêt à répondre à cette invitation.
-Une autre occupation que la mienne ! s'exclama mon colocataire.
-Pourquoi faire ? Tu ne peins plus et cette toile m'emme...
Soudain, avec une violence inouïe, il aplatit sa main sur ma palette, faisant éclabousser de la peinture sur mon tee-shirt tandis que je jurais furieusement. Avec irritation il posa alors sa main sur la toile, la marquant de son empreinte tandis que j'ouvrais la bouche, outré.
-Mais ça va pas !
-Comme ça, ce sera encore plus moche que ce que tu faisais avant.
Je soufflai fort avant d'observer mon maillot préféré des Lakers, et me dirigeai immédiatement vers l'évier de la cuisine pour tenter de retirer les taches qui s'y étaient accrochées. La peinture se dilua mais colora encore davantage mon haut.
La petite voix pernicieuse de Kim vint alors souffler près de moi :
-Ton maillot sera ainsi bien plus beau, tu devrais me remercier. On a du talent ou on n'en a pas.
Je me retournai férocement avant d'abandonner lâchement mon haut trempé dans l'évier. Je me dirigeai alors d'un pas conquérant vers ma toile, récupérai ma palette de couleurs sur laquelle il avait tout mélangé et y posai ma main avant de tenter de peindre de cette manière.
J'innovais.
Je savais qu'il m'observait, qu'il devait probablement se moquer et sans vraiment comprendre mon énervement, après avoir tâché de prendre plus de peinture avec mes doigts, je me vengeai sur son propre tee-shirt gris.
Il poussa un cri en reculant avant de cingler :
-Mais t'es pas bien ma parole ! tu as quel âge, huit ans ?
-Six et je t'emmerde.
Il me fixa avec sa mine cruelle, son regard dur et sa mâchoire carrée avant de courir vers le premier pot venu, à savoir le rouge et de m'asperger brutalement avec.
On se fixa, les yeux écarquillés, surpris par nos propres actes, par cette nouveauté, cette incompréhension dans nos rapports habituels. Puis, comme deux individus prêts pour la guerre, l'on bougea en même temps, récupérant nos munitions, s'armant des pires couleurs et se jetant l'un contre l'autre en s'aspergeant généreusement.
On n'aurait jamais récupéré la caution de cet appartement de toute façon.
Le conflit tourna à la rigolade rapidement et je l'entendis glousser puis rire pour la première fois depuis des mois tandis que ses cheveux avaient été en partie recouverts de rose.
Pour ma part, le bout de mon nez avait viré au rouge.
Tout d'un coup, tout changea, ce fut comme si ces derniers mois n'étaient jamais arrivés. Comme s'il n'y avait jamais eu de fracture, de rupture. Que rien ne s'était brisé, que nos maux n'avaient pas empiré.
-Ah non, pas la peinture noire, j'en ai be... s'écria-t-il.
Adieu pot noir, tu nous manqueras.
Le plafond en prit un coup, ma toile aussi et on se mit à se batailler comme des gosses tout en essayant de recouvrir tout le blanc de la toile avec nos mains, nos coudes, avec chaque surface de notre corps où la peinture nous avait tachés.
J'en avais jusque dans la bouche et je sentais le goût désagréable sur mes lèvres, j'avais beau tousser je ne parvenais pas à m'en débarrasser. En fin de partie, essoufflés, il ne nous restait que de la peinture jaune, unique pot rescapé. On se fixa, souffles courts, nos fringues fichues, l'appartement en vrac avant de se précipiter dessus comme des acharnés.
Je l'eus en premier mais il réussit à me le prendre des mains en me donnant un violent coup de coude dans les côtes et on roula comme des types complètement cinglés sur le sol, s'arrachant un trésor qui n'en était pas un.
Malgré sa maigreur le gamin était tout de même plus grand que moi et j'étais tellement essoufflé, sûrement dû aux cigarettes que je grillais plusieurs fois par jour, qu'il l'emporta. Il se retrouva assis au-dessus de moi, le pot de peinture entre les mains, victorieux.
Allongé sur le dos, pantelant et le souffle court, j'abandonnai.
-Vas-y arrose-moi, tu as gagné.
Il se mit à rire, un drôle de gloussement de gamin amusé et je partis en plaisanterie avec lui. Il pesait son poids sur moi mais en le sentant s'arrêter de bouger, je fronçai les sourcils :
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Ne bouge surtout pas...
-Si c'est pour m'en mettre sur tout le visage, pas question, on peut s'intoxiquer avec cette merde.
-Non, non, j'ai une meilleure idée, attends tu vas voir.
Je fronçai davantage les sourcils mais m'appliquai à suivre ses directives. Il déposa quelques gouttes de jaune sur ses doigts et j'observais avec méfiance sa main venir peindre sur mon visage par deux petits touches rapprochées.
-Qu'est-ce que tu fiches ? râlai-je.
-Ne bouge surtout pas, je vais chercher l'appareil...
-Quoi ?
Il se leva et je l'entendis courir à vive allure dans l'appart, manquer de glisser sur les flaques de peinture qu'on avait laissées traîner sur le sol et je restai, attentif et encore un peu fatigué. L'entendant faire valdinguer ses affaires. Je me relevai finalement sur mes coudes, curieux mais il me disputa farouchement :
-Reste allongé, fais ce que je te dis !
Le ton avait changé, l'ambiance bon enfant aussi et je me rallongeai malgré tout. Il revint alors, je l'entendis pousser lentement un des rideaux et mon œil gauche se plissa sous le rayon de lumière qui m'aveugla un instant.
-Qu'est-ce que tu fiches, bon sang ? grognai-je.
J'avais presque oublié qu'il faisait jour.
-Reste avec un œil fermé, ne bouge pas, laisse-moi juste faire les réglages.
Il avait repris sa position au-dessus de moi, me surplombant totalement, son appareil photo entre les mains, l'œil dans l'objectif. Ses mains tachées et salies ajustaient les filtres de l'appareil avec facilité.
-Tu veux me photographier ? balbutiai-je sans parvenir à savoir si j'en avais envie ou pas du tout.
-Oui...
-Pour quoi faire ?
-Pour me souvenir de cet instant.
Sa réponse me surprit alors je le laissais faire et suivis ses directives. Il joua plusieurs fois avec le rideau et la lumière, me mettant en scène. Ça me rendait mal à l'aise mais parce qu'il avait l'air si concentré, si décidé, je n'osais pas lui avouer que j'avais froid à présent sans tee-shirt, recouvert de peinture et la fatigue me pesait, mon dos me lançait et la faim faisait grogner mon estomac. Pourtant dans le déroulement de ces minutes étranges, je sentis qu'il y avait quelque chose de glorifiant, d'agréable à être ainsi photographié. Je sentis doucement mon ego me faire part de satisfaction.
Je me sentais un peu mieux.
Le bruit ancien de l'appareil à pellicule cinglait à travers le salon dévasté et je me demandai combien de clichés il pouvait faire avec jusqu'à ce qu'un bruit caractéristique, aigu et mécanique mette fin à la séance. La pellicule était terminée.
Kim demeura boudeur, soudain frustré mais le reposa dans un coin avant de revenir vers le canapé où je m'y laissai tomber de tout mon long.
-On va devoir tout nettoyer.
Ce fut ma seule pensée sur l'instant mais je n'eus pas de regret. Taehyung revint s'accroupir à côté de moi, se mettant à ma hauteur, il semblait étrangement lumineux pendant un instant, il avait de la peinture partout dans les cheveux. Ses longues mains vinrent soudain prendre mon visage en coupe et je clignai des yeux, surpris.
-Tu es beau, hyung, comme ça.
Était-ce la première fois qu'il m'appelait ainsi ?
Je me relevai à demi, retirant sa main de ma mâchoire. J'étais en partie surpris, gêné aussi, et en m'essayant, lui se mit debout, me surplombant avant de recommencer, collant son front contre le mien. Cette proximité me fit sursauter et je sentis mon cœur s'emballer face à cette soudaine ambigüité. Je l'observais, la bouche sèche, incapable de savoir quoi dire ou répondre, un peu ébahi par cette tendresse nouvelle dont il n'avait jamais fait part envers moi.
Dont personne n'avait jamais fait part envers moi.
-Merci.
-...de rien, bafouillai-je tandis qu'il reculait.
-Je crois que ça y est, j'ai envie de peindre à nouveau...
J'aurais pu sourire, hocher la tête, lui donner une tape dans le dos et l'encourager mais je restai figé, un peu embrouillé par son attitude. Nos regards s'accrochèrent et je sentis un nœud se faire dans mon estomac. Je ne comprenais pas ce regard mais il était si saisissant que j'avais du mal à regarder ailleurs. Ainsi debout devant moi, je me sentais encore plus petit qu'habituellement. Lui qui avait grandi si vite me dépassait d'une tête à présent. S'il mangeait suffisamment, sa carrure aussi pourrait se révéler plus large que la mienne. Ses pupilles détaillaient mon visage, s'attardaient sur ma bouche et j'eus une inquiétude soudaine.
Nous n'avions jamais vraiment reparlé de ce baiser, de ce moment de confusion. Aurions-nous dû le faire quand il était encore temps ?
Au final, Taehyung fut le premier à échapper à cet échange de regard, il recula lentement.
-Je vais nous trouver du produit pour retirer la peinture. Je prends la salle de bain toute la journée pour développer les photos rapidement.
-D'accord, laisse-moi me laver et elle est à toi, répondis-je seulement.
Ainsi le moment s'arrêta et l'on retourna à la réalité, dans notre quotidien rythmé, régulier, routinier, sans vraiment de mots. Pourtant, quelque chose avait changé.
Un lien s'était renoué.
Je n'osai même pas parler de cet instant à Sun, de peur de ne pas savoir comment le lui expliquer. C'était comme une scène hors du temps, quelque chose d'étrange, d'incompréhensible pour lequel je n'arrivais pas à comprendre ce qui avait pu se jouer.
Tout ce que je savais, par contre, c'était que ce moment de peinture avait semblé réactiver un élan chez lui. Du renouveau.
J'ignorais seulement à quel point.
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Chapitre corrigé par automnalh et pina_lagoon
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