27.
La neige s'était enfin arrêtée de tomber pour la première fois depuis six jours en ce jeudi 7 décembre 2011 et pour la seule fois, depuis quasiment une semaine, la température fut un peu moins glaciale qu'habituellement. Voilà plus de sept mois au total que nous étions sur la capitale et rien, ou presque, n'avait changé dans notre quotidien.
La routine s'était installée et je voyais le temps filer sans être particulièrement rassuré devant son avancée. J'étais revenu dans cette vie le 29 septembre 2009 et voilà que d'ici quinze jours nous allions encore changer d'année.
Je préférais ne pas y penser.
Pour la énième fois mon vibreur m'interrompit dans ma préparation d'exposé sur l'amortissement dégressif en fonction des coefficients fiscaux à rendre pour demain. Les yeux fixés sur mon écran d'ordinateur installé sur la petite table qui me servait de bureau dans ma chambre, j'attrapai mon téléphone rapidement pour y jeter un coup d'œil avant de soupirer bruyamment.
C'était Sooyoung et elle insistait durement depuis une heure déjà pour que je la rejoigne à une soirée sur Hongdae dans un club dans lequel je n'avais pas envie le moins du monde de foutre les pieds. J'avais simplement proposé qu'on se voie seulement tous les deux, chez elle, mais comme habituellement elle avait ce besoin viscéral d'aller faire la fête.
Ça commençait sérieusement à me gonfler.
Il ne me restait que deux semaines avant la fin de mon année et de mes examens et je n'avais pas la moindre envie de perdre mon temps et mon argent à faire autre chose.
Le problème, c'était que justement, le temps se perdait. Indéniablement. C'était terriblement frustrant pour moi d'en être pleinement conscient.
Je lui répondis à nouveau que j'avais des révisions à effectuer. Pour une fois que je n'avais pas à bosser à l'Entrepôt, j'avais bien l'intention de m'avancer dans mes cours et mes révisions et ce, même si globalement la plupart de mes notes se trouvaient déjà être assez bonnes. Ça n'empêchait que parvenir à garder une bonne moyenne était un effort constant. Entre ça, les horaires de boulot, les galères financières, l'annonce du probable remariage de ma mère à un type inconnu au bataillon dans son village natal, mes cauchemars toujours présents et Kim Taehyung dans tout ce qu'il était, c'était loin d'être une partie de plaisir. C'était tout sauf évident de trouver un juste équilibre.
Mon téléphone sonna encore et je jetai un nouveau coup d'œil à l'écran que je n'avais pas verrouillé :
« S'il te plaît, viens. Moi aussi j'ai envie de te voir, ça fait des semaines qu'on n'a pas passé du temps ensemble... Il s'est passé un truc important hier soir dont il faut absolument que je te parle. Passe au club et promis on rentre ensemble ensuite à mon appart. »
Puis une nouvelle notification suivit la dernière :
« ps : C'est Jaebom qui est de service ce soir, il te fera rentrer sans payer. »
J'hésitai durement et reportai mes yeux sur mon ordinateur. Il était déjà vingt heures passées et connaissant Kim Taehyung, il n'avait absolument pas daigné aller commander quelque chose ou préparer à manger.
Il devait être devant sa toile ou son carnet, plongé dans son propre monde là où rien ne pouvait lui arriver.
Éventuellement, si dans deux heures j'arrivais à la fin de la préparation de mon exposé, je pourrais éventuellement passer. J'avoue qu'elle me manquait un peu. Cela faisait bien un mois et demi que nous n'avions pas eu beaucoup de temps pour nous voir chez l'un ou chez l'autre, à part dans le contexte du travail, mais notre responsable Seungnim semblait avoir flairé le truc et avait évité de nous mettre sur les mêmes lignes de traitement de colis.
Les quelques fois où l'on avait réussi à se voir ces trois derniers mois, c'était seulement pendant des soirées. Il n'y avait aucun autre contexte de rencontre que celui-là mais sur place elle abusait bien trop de l'alcool ou des substances toxiques et n'était plus clairement en capacité de savoir ce qu'elle faisai. Je préférais alors partir et rentrer chez moi avant que ça ne dégénère. Tout ce que je voulais, égoïstement peut-être, c'était tenir les conditions du deal que nous avions passé ensemble dans sa cuisine durant le mois de mai.
Sûrement parce que j'avais déjà vécu une histoire semblable, je préférais rester en retrait de tout ce qui la composait, excepté cette partie-là. Je passais sûrement pour un insensible qui ne pensait qu'avec son entrejambe mais j'avais suffisamment de choses à gérer dans ma propre vie pour éviter d'autres problèmes. En tout cas, concernant cette soirée, je demeurais curieux face à ce qu'elle allait me dire et là encore, j'avais clairement d'autres intentions avec elle après cette soirée.
-Taehyung, tu commandes à manger ? criai-je depuis ma chambre.
-Je suis occupé là, répondit sa voix traînante depuis l'autre pièce.
-Moi aussi, tu ne veux pas le faire pour une fois ?
-J'ai pas faim.
Quel menteur.
Dépité, je me levais, quittant ma chambre et le trouvant exactement dans la situation que j'avais imaginé : dans la grande pièce ouverte assis devant son carnet, sans pinceaux entre les mains cette fois.
-Tu fais quoi, tu dessines ?
-On doit faire son autoportrait, soupira-t-il.
-Tu t'es finalement décidé à récupérer des points sur tes cours en options ? m'étonnai-je.
-Hum.
Il ne lui restait plus qu'une semaine avant le suneung et têtu qu'il était, il n'avait clairement pas envie de redoubler sa troisième année de lycée. J'avais suffisamment souffert en revivant le lycée pendant deux années consécutives pour le comprendre sur ce plan.
Ainsi, avec beaucoup de mauvaise volonté, et ce depuis un mois, il tâchait de suivre les cours et s'employait à respecter les consignes qu'on lui demandait. Je jetai un coup d'œil par-dessus son épaule en cherchant dans mon téléphone le numéro du livreur habituel.
-C'est censé être quelqu'un, ça ?
-C'est censé être moi, répliqua-t-il avec agacement.
-Ah.
Il parut me foudroyer du regard mais je ne voyais toujours pas ses yeux. Même si la semaine dernière il se les était coupés lui-même, pour le rendu d'un devoir d'art auquel je n'avais rien compris, il avait gardé malgré tout une frange si longue que ça rendait tout contact visuel impossible.
-L'autre jour, quand tu as fait le portrait de l'acteur Song Joon-ki à partir du magazine tu t'en es bien sorti, non ?
Je décrochai la carte du menu de l'aimant en forme de croissant de lune sur le frigo avant de la lui tendre tandis que je lançais l'appel.
-Jajjangmyon, scanda-t-il sans même regarder le fascicule.
Pour quelqu'un qui n'était pas censé avoir faim, je le trouvais bien présomptueux tout d'un coup.
-Seulement s'ils prennent des bons de réduction... ça va nous revenir à trop cher sinon, répliquai-je.
Il râla mais ne répondit pas et je passai une commande m'assurant que le coupon de promotion découpé récemment sur un flyer de rue était valable. En raccrochant, Kim reprit :
-J'arrive pas à tenir mes mesures, je ne comprends pas...
Clairement le portait de son acteur préféré pour lequel il avait râlé, renié et réalisé à la dernière minute avait été incroyablement bien dessiné. Il avait même rendu l'acteur Song Koon-ki encore plus charismatique qu'il ne l'était vraiment. Kim avait des capacités indéniables et ce même pour des choses qu'il ne maîtrisait pas ou qu'il n'avait encore jamais essayées. Néanmoins, son dessin actuel ressemblait à ce qu'un enfant de huit ans aurait pu faire.
-C'est parce que c'est ton visage, soupirai-je, on est tous incapable de se voir objectivement dans le miroir. Tu as essayé de te prendre en photo ?
-Je ne me prendrai pas en photo, déclara-t-il fermement avec un ton que je reconnaissais sans mal.
-Fais comme tu veux, éludai-je. D'ailleurs, je sortirai sûrement ce soir, tard, ne dors pas dans mon lit.
-Je ne vois pas pourquoi j'irai dans ton lit si tu n'es pas là à faire des cauchemars... lança-t-il en retouchant quelques traits sur son croquis.
-Alors c'était quoi la dernière fois ? Pourquoi tu étais là ?
-Le chauffage du salon a lâché je te rappelle, j'avais froid.
Quel piètre menteur.
-Ne commence pas, s'arrêta-t-il soudainement comme s'il m'avait entendu, ce n'est pas ce que tu crois, je peux parfaitement dormir seul.
-J'y compte bien, scandai-je. C'est mon lit.
-Tu vas où ce soir ? m'interrogea-t-il soudainement en se tournant dans ma direction.
-Dans un club, je rejoins Sooyoung et ses potes, normalement je ne devrais pas rentrer cette nuit mais je serai là tôt demain matin pour me changer avant d'aller en cours.
Il ne répondit pas et tenta désespérément de gommer les traits malhabilement tracés de son dessin.
-Toujours rien de prévu pour samedi ? lui lançai-je en sortant de quoi me préparer un café.
-Non.
-Et ce garçon et cette fille de ta classe qui t'avaient invité à cette expo ? m'étonnai-je en humant à plein nez l'odeur du paquet de café.
-Annulé à cause de la neige et de toute façon, je ne voulais pas y aller.
-Faudra un jour que tu m'expliques pourquoi toi qui adores la peinture, tu ne vas pas voir des musées, ou des expos...
-Tu ne comprendrais pas.
De toute façon avec ce gamin, je ne comprendrais jamais rien.
Deux bonnes heures plus tard, l'exposé pour demain terminé, j'arrivais au quartier d'Hongdae, me faufilant parmi les individus, cherchant à semer le froid. Même pour un jour de la semaine en plein hiver, les rues déversaient du monde des bars, des restaurants mais aussi des magasins encore ouverts une bonne partie de la nuit. Mes mains gantées étaient profondément enfoncées dans ma doudoune polaire, un bonnet sur le crâne et des petites bouillottes quasiment invisibles dans chaque poche.
Quand il faisait ce temps-là, je ne cessais de repenser à mon autre vie, à cette nuit notamment. Ça ne me rendait que plus prudent sur les routes et les passages piétons, presque paranoïaque.
Le froid était aussi mordant qu'à l'époque et ce même si dans cette vie j'avais les moyens de m'en protéger. Le danger me semblait partout et même l'odeur de l'hiver, des clopes, de la pollution me renvoyait des flashs que j'avais du mal à gérer.
Je ne pouvais pas rester bloqué par cet accident éternellement, traumatisé au point de ne pas quitter mon appartement tout l'hiver durant. J'avais décidé de prendre le parti de me battre, d'affronter la réalité, de continuer à vivre. Pourtant, je scindais la foule, espérant ne pas me faire percuter par un Kim Namjoon aussi effrayant que charismatique.
Je saluais Jaebom une fois à destination, passant devant la file d'attente qui attendait leur entrée dans le club. Ce dernier me héla en retour, se décalant pour me faire passer alors que nous échangions des banalités vides de sens.
-Ils sont à l'étage, m'informa-t-il finalement.
-Merci.
J'avisai le club et ses tables pleines, les quelques personnes sur la piste, l'odeur de renfermé, de fumée, de transpiration et d'alcool avant de grimper l'escalier menant à un balcon aménagé. Comme attendu, Sooyoung était là avec sa bande composée de huit personnes. Le groupe était majoritairement masculin, d'une tranche d'âge entre 21 et 25 ans et parmi eux, certains travaillaient ou avaient travaillé avec nous à l'Entrepôt, d'autres étaient les membres ou les anciens membres de son groupe de musique qui ne cessait de changer depuis plusieurs mois. Comme à chaque fois que toute cette fine équipe sortait, ils commandaient beaucoup trop de bouteilles d'alcool et partaient de manière organisée aux toilettes, un sachet de cocaïne dans la poche. Lorsqu'ils revenaient, leurs pupilles étaient dilatées et leurs rires plus forts, leur sourire déformé par la came les rendaient joyeux, hilares à rien.
Visiblement les tours aux toilettes avaient déjà eu lieu avant que je n'arrive, ça riait déjà bien trop fort alors que je m'avançais pour les saluer. J'eus beau répéter ma salutation pour qu'ils l'entendent, certains avaient déjà des problèmes de concentration ou étaient bien trop pris dans leur conversation ou leur consommation pour me capter.
Sooyoung, elle, m'aperçut et s'accrocha à mon cou rapidement dans une embrassade étrange, qu'elle n'avait encore jamais eue jusque-là, surtout devant les autres. Lorsqu'elle recula et que j'aperçus ses pupilles, ma déception gonfla mais je n'en prononçai rien. Elle connaissait mon avis sur le sujet et moi le sien, nous étions déjà partis sur un désaccord et il aurait été contre-productif de tenter de se convaincre mutuellement. Elle n'était pas ma compagne ni vraiment une amie, elle restait libre de faire ce qu'elle voulait peu importe mon avis sur la question.
-Oh Yoongi, mec, comment ça va ? me salua soudain une voix hilare et grave.
Danghae était le chef de cette petite bande, l'un des colocataires de Sooyoung et le leader du groupe de musique. Lui et elle se connaissaient depuis la maternelle. C'était un grand type au torse large, au visage rond et au nez un peu écrasé. La raison pour laquelle je ne l'appréciais pas, c'était à cause de sa grande gueule. Danghae était un gueulard défoncé en permanence, toujours en train de rouler des mécaniques et à jouer au m'as-tu-vu devant quiconque lui donnait de l'attention. Donc absolument tout le monde ici.
Un putain de roi du monde de pacotille au milieu de sa cour.
Il m'était insupportable et j'ignorais si c'était de l'hypocrisie ou sa naïveté presque enfantine qui faisait qu'il ne le remarquait pas mais il se montrait étrangement sympa avec moi.
-Tu savais toi, pour Sun ? m'apostropha-t-il en me voyant debout devant eux et m'invitant à m'asseoir.
Maintenant qu'il l'évoquait, La Grande Perche n'était étrangement pas là. Habituellement elle collait Sooyoung comme de la glue et elle, pour le coup, ne m'appréciait toujours pas. Heureusement à l'Entrepôt nous n'avions pas souvent des horaires en commun ce qui m'épargnait ses regards glacials et ses remarques acerbes quand nous devions travailler ensemble.
C'était, par contre, étonnant qu'elle ne soit pas là, dès que Sooyoun allait quelque part elle la suivait comme si elle ne pouvait pas se décrocher d'elle plus d'une soirée. Ce qui devait malgré tout lui coûter des efforts car elle se distinguait complètement de cette bande de drogués qui dépensaient or et argent dans leurs consommations.
-Je t'avais dit de pas le dire, on va arrêter d'en parler maintenant, hein... babilla Sooyoung d'une voix étrangement aiguë en direction de son ami d'enfance.
-Non mais je veux savoir si on était les seuls à être pris pour des cons, insista Danghae. Yoongi, tu savais, toi ?
-Savoir quoi ? demandai-je en zieutant rapidement sur la préparation d'un verre qu'on me servait qui semblait contenir plus d'alcool que de diluant.
Il voulait me voir faire un coma éthylique ou quoi ?
-C'est un mec.
Cette fois je tournai brusquement la tête vers lui, pour la première fois intéressée parce ce qu'il disait. Tout exalté qu'il était, les yeux injectés de sang et la mine radieuse comme particulièrement heureux de cette information, il répéta :
-C'est un mec.
-C'est chaud, on bosse avec depuis quoi, six mois ? Un an ? lança Chulwook qui était un de nos collègues le plus souvent cantonné à la livraison.
-Personne n'a jamais capté ? s'étonna une voix féminine que je ne connaissais pas.
Probablement une nouvelle petite amie de l'un d'eux.
-Allez, on arrête d'en parler, supplia Sooyoung d'un ton miaulant et presque infantile.
-Tu savais ? m'interpella brusquement Danghae comme s'il lui était vital d'avoir ma réponse.
-Non, je ne savais pas, répondis-je honnêtement.
-Attends le nombre de soirée où elle... il... putain comment on l'appelle du coup ?
-Un mec avec une queue ça ne peut qu'être « il », lança vindicativement Junghwa qui paraissait toujours propre et bien élevé, auquel les ahjummas du quartier auraient pu lui donner le bon dieu sans confession si seulement il ne dealait pas à longueur de temps.
-Ça n'empêche que ce n'était pas très brillant de lui demander de montrer sa queue, justement, lâcha Yoona, l'une des amies proches de Sooyougn avec qui je n'avais parlé qu'une ou deux fois.
Elle faisait partie des amies d'enfance des deux autres et était accro à l'ecstasy et aux tatouages qui parcheminaient une grande partie de son épiderme.
-C'était pour vérifier, se défendit Danghae avec cette même mine réjouie complètement inappropriée au ton pourtant arbitraire qu'il avait.
-Parce que Sun était là ? m'inquiétai-je soudainement.
-Oui, y a genre dix minutes avant que tu arrives, souffla Yoona en cherchant ses clopes dans son sac à main.
-Qu'est ce qui s'est passé ? insistai-je, soudain préoccupé par la façon dont la soirée avait dû tourner pour la Grande Perche.
Je bougeais un peu après avoir reniflé mon verre et l'avoir reposé intact. Sooyong qui semblait somnoler contre mon épaule se réveilla un peu en papillonnant des yeux.
-On avait juste envie de savoir, Soo nous l'a dit hier soir, s'exclama Danghae d'un ton exalté, évidemment elle l'a mal pris ! Brusquement elle a commencé à s'emporter puis à pleurer...
-Avant ou après que tu lui as demandé de baisser son froc ? lançai-je soudain virulemment.
Il se mit à rire, suivi par ses amis, certains nous écoutaient en s'enchaînant des verres sans la moindre envie d'intervenir.
Le problème avec les rois, c'était que pour leur plaire il valait mieux aller dans leur sens et pour cela se taire.
-Ok, c'était pas malin, avoua le prétendu leader, mais c'est un putain de mec qui se fait passer pour une nana...
-Tu as juste les boules parce que tu as voulu la choper et qu'elle t'a rejeté et maintenant, tu apprends en plus que c'est un mec, cingla Yoona. T'assumes pas et puis c'est tout.
La jeune femme n'était pas concernée par l'apanage autour du roi Danghae, et, contrairement à Sooyoung, elle semblait moins craindre de le renvoyer sur les roses. Malheureusement, cette fille était visiblement romantiquement intéressée par l'abruti congénital qui faisait une scène.
-Je ne suis pas gay, se renfrogna-t-il soudainement.
-Pourquoi tu leur as dit ? hélai-je Sooyoung dont la tête dodelinait sur mon épaule.
Mais visiblement elle paraissait à la fois gênée et défoncée ce qui la rendait mutique et étrangement au bord de la nausée.
-La question maintenant, c'est de savoir ce que vous allez faire, pour ceux qui bossent avec lui à l'entrepôt... C'est pas comme si on pouvait faire semblant de ne pas savoir, souleva Junghwa en remontant ses lunettes sur son nez.
-Comment ça ce qu'on va faire ? m'exclamai-je. Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
-C'est gênant, non ? Enfin, moi je trouve, si tu sais que c'est un mec mais qu'il se déguise en femme.
Il y avait la fatigue, l'odeur, leur état, la vision de la table collante d'alcool et de traînées de poudre mal reniflées, le côté maladif de Sooyoung mais surtout cette intolérance à tout qu'ils me servaient à chaque soirée. C'en était trop. Je n'appréciais pas la Grande Perche mais cela m'agaça de savoir qu'elle avait dû subir tout ça directement sans personne pour l'aider ou la défendre.
-En quoi exactement ça te regarde ou même que ça nous regarde ? Sun fait bien ce qu'elle veut, je ne vois pas en quoi cette « révélation » change sa façon de travailler ou non, cinglai-je.
-On ne peut pas faire semblant de ne pas savoir.
-Tu n'as pas compris ce que je viens de dire ou tu n'as pas écouté ?
- Hé Yoongi, mec, ne t'énerve pas, s'interposa Danghae comme un intermédiaire au pacifisme déplorable.
Plus que tout, ce fut lui avec sa tronche de dessin animé qui paraissait avoir toujours tout vu, tout fait, comme s'il avait été béni par les cieux, qui m'énerva profondément. J'imaginais le fou rire qu'il avait dû avoir à la révélation et le culot avec lequel il avait dû demander à Sun de se déshabiller, quelque chose emprunt d'une fausse hypocrisie et d'une véritable cruauté.
-Je trouve ça lamentable que vous soyez allés jusqu'à la faire pleurer. Je vous rappelle que Sun a toujours été là pour réparer vos conneries, payer quand vous étiez à sec, vérifier que vous preniez bien vos taxis quand vous étiez trop défoncés en soirée ou même nettoyer votre appart. Et maintenant quoi ? Vous la rejetez simplement parce que vous ne comprenez pas ? C'est toujours la même personne à ce que je sache. Putain, vous ne manquez pas de culot.
- On n'a pas dit qu'on la rejetait non plus, lança Danghae en prenant un air innocent qui ne lui allait pas.
-Tu lui as demandé de baisser son pantalon...
-C'était juste pour m'assurer de...
-Tu sais quoi, ferme ta gueule, scandai-je en me levant. Allez tous bien vous faire enculer. Vous n'êtes bons qu'à vous défoncer le crâne sans rien branler de votre vie. Vous êtes inutiles et désespérants mais en plus si vous vous félicitez de votre connerie, alors vous êtes pitoyables. Je me casse.
En sortant du groupe dont la lenteur des réactions démontrait toute la merde emmagasinée dans leurs corps, Sooyoung tenta de m'arrêter en vain. Je partis sans me retourner, furax et avec le sentiment décevant d'avoir perdu mon temps. J'avais presque atteint la sortie quand elle me rattrapa. Elle manqua de tomber après avoir couru, comme incapable de maîtriser complétement son corps.
-Attends, attends... souffla-t-elle pliée en deux.
-Je n'ai pas envie de te parler quand tu es dans cet état-là, cinglai-je.
-Ça va, ça va, je ne suis pas défoncée, je pige tout ce que tu dis, hein... répliqua-t-elle d'un ton sec en se relevant à moitié.
Non et c'était si minable que ça faisait peine à voir.
-Y a rien de grave, pourquoi tu fais la gueule comme ça ?
-Rien de grave ? répétai-je férocement. Tu plaisantes j'espère ? C'est censé être ton amie ! Mais pourquoi tu leur as dit ? Je suis certain que Sun t'en a parlé rien qu'à toi en pensant que tu garderais le secret mais tu es allée balancer ça à tes abrutis d'amis qui n'ont pas deux neurones qui se connectent entre eux...
-Je n'ai pas fait exprès, se défendit-elle comme une enfant soudain punie.
Elle fit un grand geste qui affaissa presque tout son corps.
-Pas fait exprès ? Mais est-ce que tu te rends compte des dégâts que...
-C'est Sun, ça ira, baragouina-t-elle en levant les yeux au ciel.
-C'est ça, marmonnai-je sarcastiquement. Je file chopper le dernier métro. Bonne soirée.
-Non, on a dit qu'on passerait la nuit ensemble, minauda-t-elle en posant ses mains sur la ceinture de mon pantalon.
-Certainement pas, surtout dans l'état où tu es, la rejetai-je en repoussant ses mains. Tu sais quoi...
Je pris une grande inspiration en prononçant ce que j'aurais dû lui dire depuis deux mois déjà :
-Je n'aurais jamais dû venir... On devrait arrêter de se voir, je mets fin au deal. J'en ai ras-le-bol. Je te souhaite une bonne continuation.
Sur ce, je quittai définitivement le club, la laissant derrière moi avec cette impression étrange de faire un pied de nez à ma propre histoire et à la répétition de celle-ci. Ça me paraissait stupide d'agir ainsi sur ma propre vie mais j'avais la sensation d'en reprendre le contrôle.
D'éviter que des choses du passé se reproduisent à nouveau.
*******
Deux jours plus tard, quand j'ouvris la porte de l'appartement, après avoir couru sous la pluie glacée depuis la sortie du métro pour éviter de finir trop trempé, en vain, je sus irrémédiablement, à la tête de Kim, que quelque chose de désagréable était arrivé.
Il finissait ses cours plus tôt que moi et il était en général rentré à l'appartement quand j'arrivais. Il se mettait à grignoter beaucoup de gâteaux très sucrés et très transformés avant de s'atteler à ses peintures. Mais pas aujourd'hui, pas cette fois. Rien qu'à sa posture, sa façon de marcher jusqu'à moi, ses poings serrés, ses lèvres pincées, je sus qu'il était contrarié.
Et pas qu'un peu, visiblement.
-Qu'est-ce qu'il y a ? l'interpellai-je en enlevant mes chaussures, grimaçant parce que mes chaussettes étaient elles aussi trempées.
-Pourquoi elle est là ? siffla-t-il entre ses dents si bas que j'eus du mal à l'entendre.
Au fond du couloir, j'aperçus la silhouette maigre aux vêtements bariolés et déchirés de Sooyoung et mes sourcils se froncèrent immédiatement.
-Je ne sais pas, avouai-je brusquement.
-Fais-la dégager, continuait-il de marmonner sèchement. On a un accord sur le fait que personne ne vienne ici !
-Elle ne reste pas je t'assure, tentai-je de le rassurer.
-Tu lui as quand même donné l'adresse et elle connaît l'appartement, ça veut dire tu l'as fait venir ici malgré notre accord !
Grillé.
-Je t'expliquerai plus tard.
-Tu fais chier, m'insulta-t-il durement.
Il me laissa là au milieu de l'entrée et bruyamment il emporta sa toile, ses pinceaux, ses pots de peintures jusqu'à ma chambre avant de fermer violemment la porte sous les yeux un peu décontenancés de la jeune femme qui amorça d'entrée de jeu :
-Je savais que tu avais un coloc mais je ne m'attendais pas à ce qu'il soit si... chelou.
-C'est parce que tu es là, répondis-je, on avait convenu que tu ne reviendrais plus et surtout quand je ne suis pas là.
-Je devais absolument te parler puisque tu filtres mes appels et mes messages, me reprocha-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine.
Ah, elle avait l'air sobre aujourd'hui.
-Je crois que ce qui s'est passé au club suffit comme explication.
-Justement, c'est pas si clair dans mon esprit et ça me fait chier qu'on se soit disputés pour ça.
-Pas moi, admis-je en me débarrassant de mon manteau trempé et en cherchant de quoi essuyer les gouttes qui glissaient de manière désagréable dans ma nuque.
-Ne prends pas ce ton, siffla-t-elle.
-Quel ton ?
-Ce ton paternaliste, insensible, pédant presque, c'est insupportable, s'agaça-t-elle. On dirait que tu te prends mon père.
-Je prends le ton que je veux. On n'a pas de compte à se rendre. On avait un deal, j'y mets fin. C'est tout.
Elle reprit une grande inspiration secouant la tête.
-Tu es seulement en colère vis-à-vis de cette histoire avec Sun. Je ne vois pas pourquoi tu me reproches ça alors que tu n'es pas elle et que ça ne te concerne pas.
-Par principe, c'est la goutte d'eau dans un vase déjà plein. C'est pas comme si j'avais caché mon manque d'amitié avec ta bande d'amis ou mon scepticisme face à vos comportements...
-Ça y est, tu recommences. Tu vois, tu prends ce ton condescendant, me reprocha-t-elle.
-Arrête de détourner le sujet ! Tu t'es excusé auprès de Sun au moins ?
-Y a pas que toi qui filtres mes appels si tu veux savoir, s'énerva-t-elle en faisant les cent pas dans notre salon qui servait uniquement d'atelier peinture à Kim.
-En même temps... supposai-je en retirant mes chaussettes mouillées et en vérifiant si les chauffages étaient bien allumés.
-En même temps quoi, finis ta phrase, scanda-t-elle d'un ton sec et accusateur.
-En même temps, je n'arrive pas à croire que tu aies balancé cette info aux autres. Tu as trahi sa confiance, j'espère que tu le sais.
Elle perdit un peu de sa superbe, retrouvant cette moue infantile d'enfant punis ou conscient d'avoir fait une grosse bêtise.
-J'étais défoncée et je n'ai pas fait exprès, je m'attendais pas aux réactions des autres...
Je ne répondis pas et elle se mordit les lèvres, soudain désespérée :
-Je suis désolée si j'ai mal réagi c'est juste que.... Je ne savais pas quoi faire de cette info, je m'y attendais pas à ce qu'elle vienne se confier comme ça ...
-Ne me dis pas que tu es vraiment aussi naïve... ironisai-je doucement.
-Quoi ?
-Tu sais bien qu'elle a des sentiments pour toi, même moi je le sais. Elle essaye désespérément de se rapprocher de toi.
Elle se mordit les lèvres avant d'avouer à demi-mot :
-Oui évidemment que je le savais, mais je m'attendais à une confession dans les règles de l'art, pas à la révélation qu'elle a été un garçon avant son opération...
Elle souffla en se reprenant, gênée :
-J'ai merdé, ok ? Je le sais, et je suis désolée mais ça me fait chier qu'on se déchire sur ça. J'ai... j'ai envie de continuer à te voir.
-Moi je suis fatigué de ça, répondis-je calmement. Je ne veux pas de toutes ces soirées, de toutes ces drogues, de ces comportements d'autodestruction dont tu ne te rends même pas compte...
-Je le sais, c'est juste que j'ai des tas de problèmes... je...
Elle semblait s'apprêter à dire quelque chose mais se retint avant de me jeter un regard larmoyant :
-S'il te plaît.
Elle glissa sa main dans la mienne et je sentis les effluves de son parfum remonter jusqu'à mes narines, mes yeux dérivèrent vers sa bouche non maquillée, ce que je préférais mais pourtant je reculai en relâchant ses mains.
-Non, désolé.
Je crus qu'elle allait pleurer mais elle ne le fit pas, semblant garder par fierté ses émotions avant d'acquiescer doucement. On resta là, comme deux individus qui ne se connaissaient plus vraiment et pour lesquels plus aucun mot ne pourrait être pertinent.
Je ne ressentais rien face à cet échange, qu'une vague culpabilité à l'idée de lui causer de la peine mais tout n'était qu'un sentiment de vide pur. Mon esprit était déjà dans un calcul, projeté sur mes révisions.
Je me sentais insensible, glacé jusqu'au fond de mon âme.
En la voyant remettre ses chaussures avant de s'en aller sans se retourner, sans me saluer, j'eus la même sensation que lorsque j'avais dû rejeter Minha, comme un élément indésirable dans mon programme. Comme un effort nécessaire pour mon plan de carrière et c'était comme si aucune émotion ne venait me frôler.
Oui, je crois qu'en revenant dans le temps mon cœur s'était figé, fermé comme si j'étais fait de pierre. Je ressentais la peur, l'angoisse, la mort et rien d'autre que ça.
Une partie de cette vie me semblait délibérément interdite, comme si j'avais conscience que même si j'essayais, dans mes relations futures, de rencontrer quelqu'un, je continuerai de n'être qu'un bloc de glace se forçant aux relations humaines.
C'était ça alors, mon prix à payer pour cette vie-là ?
Ça me perturba suffisamment pour rester sur place, figé dans mon attitude. Au final, quand exactement mon cœur s'était-il emballé la dernière fois ? Quand est-ce que j'avais ressenti une émotion brûlante au-delà du sentiment de mort ?
Est-ce que j'étais vraiment en vie ?
Je me ressaisis et fis quelques pas avant d'ouvrir la porte de ma chambre pour prévenir le lycéen que mon entrevue était terminée. Malencontreusement j'ouvris si fort qu'il se cogna dedans. Je le fixai, ahuri par sa position tandis qu'il se relevait en se tenant le front tout en jurant.
-Tu écoutais ? m'étonnai-je.
-Pourquoi je ferais un truc pareil ? s'écria-t-il sur la défensive, la main sur son visage.
-Qu'est-ce que tu faisais là alors ?
-J'avais fait tomber un crayon...
Il se pencha et ramassa le-dit instrument au sol avant de se relever puis de se triturer les lèvres.
Il avait encore l'air mécontent.
-Alors qu'est-ce qu'elle voulait ? Elle ne reviendra pas hein ? Quand je pense que tu l'as fait venir ici pour...
Il s'arrêta, fit une grimace en fixant mon lit :
-J'ai changé les draps quand c'est arrivé, détends-toi, lançai-je platement encore perturbé par mes pensées récentes.
-J'espère bien !
Puis de but en blanc il s'écria tandis que je me dirigeais vers le placard pour mettre des vêtements secs :
-Tu l'as trompé avec l'autre fille, c'est ça ? C'est le type que tu es ?
Pardon ?
-Tu as écouté aux portes mais tu n'as rien compris, soupirai-je.
Je lui expliquai rapidement la situation, ramassant mes affaires et l'aidant à rebasculer son matériel dans sa chambre. Je voulais éviter à tout prix que sa peinture tache ma couette.
-Et Sun, elle va bien ? s'inquiéta-t-il.
Ce fut la première fois qu'il semblait s'enquérir de la santé d'autrui.
-Je ne sais pas, elle ne m'apprécie pas trop tu sais....
-Débrouille-toi pour savoir !
-Je suppose que je la verrai à l'Entrepôt... éludai-je.
-Il faut faire plus que ça ! s'alarma-t-il soudainement. Tu dois être certain qu'elle va bien et qu'elle ne doit pas porter d'intérêt à ce que ces abrutis ont dit...
Je l'observais en silence tandis qu'il rangeait ses affaires avant de lancer :
-Ça te tient à cœur.
-De quoi ?
-Ce qui arrive à Sun.
Il se rembrunit avant de relâcher la pression dans ses épaules :
-Un peu...
Après un silence j'osai prononcer ce qui me semblait important :
-Tu sais, si je n'étais pas revenu en arrière, si je ne t'avais pas rencontré, pu vivre le harcèlement pour ta sexualité, il est peu probable que j'aurais été aussi impacté que maintenant par ce qui lui arrive.
-Pourquoi ? s'étonna-t-il.
-Je ne sais pas. Pas que ça ne m'aurait rien fait, je n'étais pas si insensible et si malveillant, mais je pense que j'aurais eu l'impression que ça ne me concerne pas ou que je ne peux pas comprendre. J'aurais estimé que ce ne sont pas mes affaires ou mon rôle d'intervenir...
-Et pas dans cette situation-là ?
-Non... ça a été plus fort que moi. Je ne sais pas, mais j'ai envie de faire quelque chose et puis... et puis ça me donne l'impression de ressentir quelque chose.
D'avoir l'air un peu humain.
-Et d'être une meilleure personne, osai-je avouer tandis qu'il semblait me fixer sans comprendre.
-Si toi tu n'es pas une bonne personne, alors qui suis-je, moi ? lança-t-il après un silence.
On demeura à se fixer quelques secondes avant de chacun se détourner et reprendre nos activités mais cette question me perturba pour le reste de la soirée.
Je n'avais pas la réponse à cette question, finalement.
*******
Le lundi suivant, alors que j'effectuais à l'Entrepôt les horaires 4h-11h avant d'embrayer sur ma journée de cours, relativement courte, je m'aperçus que mon binôme de la journée avait changé. De crainte d'avoir mal lu, je vérifiai à nouveau les feuilles de plannings placardées sur un grand tableau de liège dans l'office de gestion.
-Heena a changé son horaire c'est pour ça qu'on a des modifs ? demandai-je au manageur devant son ordinateur, un téléphone toujours collé entre le menton et l'épaule.
-Non, mais Sun n'est pas venue travailler trois jours de suite, faut qu'elle rattrape toutes ses heures du coup j'ai changé les plannings, me répondit-il.
Dans l'allée B12 qui gérait les arrivages des colis en direction de la sortie nord, la Grande Perche était déjà là. Elle portait un masque noir sur le visage mais même on voyait clairement son état de fatigue, ses cernes marqués et la pâleur de son épiderme.
-Ça va ? m'enquis-je en la rejoignant.
Elle ne semblait pas particulièrement heureuse que je sois son nouveau binôme pour la journée et me foudroya du regard avant de lâcher, comme à son habitude :
-Ne me sers pas ta pitié, Nain de Jardin, je n'ai pas besoin de ça.
-J'ai l'air de te regarder avec pitié, peut-être ? C'était une simple question.
-Garde tes questions.
-Ça n'empêche que tu n'as pas répondu.
Elle souffla bruyamment pour marquer son agacement, faisant claquer son scanner sur le carton qu'elle tenait sans rien répondre. On travailla pendant quatre heures dans le silence.
Aux alentours de huit heures du matin ce fut la pause et sans un mot on se dirigea vers les machines à café tandis qu'une nouvelle équipe embauchait, s'éparpillant sur les autres lignes de tri disponibles.
Il ne me restait plus que trois heures à faire dans cet enfer de carton et j'anticipais déjà combien de minutes il me faudrait passer sous la douche des vestiaires et me changer avant de me rendre à la fac pour déjeuner puis me diriger tranquillement à mon prochain cours. En réalité je détestais me lever mais j'étais bien plus heureux à travailler le matin car je me sentais plus actif et que ça me donnait la sensation d'avoir plus de temps.
-Hé, m'alerta Jiyoon avec qui je me retrouvais souvent en binôme.
Il étudiait à la même fac que moi, dans mon département mais il avait pris des options différentes. Nous avions malgré tout régulièrement les mêmes horaires alors plusieurs fois par semaine, nous nous retrouvions ensemble à travailler sur une ligne de gestion de tri. C'était un type pas beaucoup plus grand que moi qui avait dû faire une permanente à ses cheveux car il les portait épais, ondulés comme une touffe impressionnante sur le haut du crâne. Il souffrait de son physique et de ses notes plutôt moyennes dans certaines sections, par contre, il était un cinéphile hors pair.
Il pressa le pas pour me rejoindre tandis que la sonnerie résonnait, marquant la fin de la pause.
-On vient de me raconter un truc vraiment bizarre...
-Un truc bizarre ?
-La fille avec qui tu es en binôme aujourd'hui, Sun, selon certains collègues ce ne serait pas une fille en fait.
Je m'arrêtai virulemment avant de lui jeter un regard tranchant :
-Comment cette info est arrivée jusqu'ici ?
-Donc tu le savais déjà ? C'est vrai, au moins ? J'ai l'impression que certains inventent n'importe quoi pour nous décrédibiliser aux yeux du manageur...
Mais voyant que je ne répondais pas, et supposant que j'attendais la réponse à la question alors que j'étais simplement en train d'anticiper jusqu'où la perversité de Danghae et sa bande avait pu aller, il reprit :
-J'ignore qui a raconté ça, quelqu'un l'équipe du week-end peut être. Les sunbae sont presque tous au courant...
Je comprenais mieux les étranges chuchotements devant la machine à café, et les coups d'œil particuliers qu'on s'était pris en arrivant il y a une dizaine de minutes.
-Et ça te pose un problème ?
Jiyoon sembla surpris par mon ton radical et il bafouilla :
-Bah non, enfin je ne sais pas vraiment, c'est pas mes affaires et je me permettrais pas de juger. Je voulais juste que tu le saches, en refaisant les plannings le manageur t'a collé avec elle encore pendant trois jours...
Le binôme de mon camarade de classe nous rejoignit alors, c'était un homme d'une quarantaine d'années au visage buriné, qui sentait souvent la sueur et qui avait la mauvaise habitude de râler et de refourguer ses corvées aux plus jeunes ou aux nouveaux dès qu'un élément du planning lui déplaisait.
-Gamin, on va faire passer une pétition pour demander au chef de le virer, on veut pas bosser avec ça parmi nous. Faudra que tu la signes.
Je m'arrêtai brusquement me tournant entièrement vers lui :
-Une pétition ? Vous ne trouvez pas que ça va trop loin ? En quoi exactement cette information change quelque chose à son travail ? C'est quoi le problème exactement ?
-Les travestis ne travaillent pas ici, voilà le problème, me cracha-t-il.
-Les gars... tenta malhabilement Jiyoon.
-Rien ne te dit que c'est un travesti, cinglai-je durement en m'approchant, et qu'est-ce que ça peut te foutre ? On est ici pour bosser, pas pour se juger les uns et les autres à ce que je sache. Sun fait son travail de manière irréprochable on ne peut pas en dire pareil de toi...
-Les gars, vous devriez parler moins fort... tenta mon camarade de classe une fois encore.
-Parce que tu le défends en fait ? cingla-t-il. T'es comme lui, c'est ça ? Je trouvais bien que tu avais l'air efféminé...
Jiyoon m'arrêta avant que mon poing ne parte et un supérieur nous rappela durement à l'ordre :
-Allez bosser, vous trois ! Si vous vous battez dans les locaux c'est un blâme chacun !
En me retournant, la rage au cœur et le poing serré, je m'aperçus que Sun avait été là tout ce temps. Le regard qu'elle me jeta ne brillait toujours d'aucune chaleur mais elle avait enlevé son masque et demeurait ainsi, avec sa haute stature, son indéniable côté aristocratique, son visage bien découpé, à me fixer tandis que je la rejoignais.
On ne prononça rien et on retourna sur notre tapis plein de colis. Une fois encore, on travailla sans un mot et je ne réussis qu'à jurer en me démenant pour gérer un vélo mal emballé qui avait été mal étiqueté et qui aurait dû se retrouver à Busan plutôt qu'ici.
En revenant vers la bonne allée de destination après avoir transporté le colis, Sun lâcha :
-Ne compte pas sur moi pour te remercier, je n'avais pas besoin d'être défendue.
-Je m'en doute, admis-je.
Puis après un instant de latence, elle reprit :
-Je pensais que tu serais plus con que ça.
-Désolé de te décevoir, lâchai-je ironiquement en réactivant mon appareil pour scanner les codes-barres après qu'il se fut mis en veille.
Après un temps qui me parut long sur la dernière heure avant la débauche, je redemandai :
-Comment tu te sens ?
Pour la première fois elle me répondit sans m'envoyer chier :
-Comme dans n'importe quel jour dans cette putain de vie.
-Vachement rassurant, ironisai-je.
-Tu voulais une réponse, tu l'as eue.
-Sinon, tu fais quoi en sortant d'ici ?
-Pourquoi tu demandes ça ? s'étonna-t-elle en se figeant dans son geste répétitif.
-Comme ça...
Puis, repensant à Kim Taehyung et ses ordres impérieux, je soufflai :
-On pourrait aller manger quelque part ou boire un autre café.
Elle fit une moue dégoûtée avant de cingler :
-T'essaye de me draguer ?
-J'ai une gueule à te draguer ? répliquai-je, vexé.
-Bah t'as l'air « efféminé » selon l'autre vieux con, alors on sait jamais... répondit-elle avec un petit sourire en coin.
-Va te faire foutre.
Pour la première fois elle se mit à rire, quelque chose de mélodieux et qui semblait authentique. Ce fut bref parce qu'elle reprit rapidement sur son ton aigre :
-Tu ne vois pas Sooyoung aujourd'hui pour forniquer quelque part comme c'est le cas habituellement ?
-Déjà on ne fornique plus depuis des lustres, réfutai-je, et ensuite non. J'ai coupé contact, on ne se verra qu'au taf si encore elle arrive à tenir ses horaires.
-Je demandais pas tant de sacrifices pour ma petite personne, plaisanta-t-elle mais en ayant l'air surprise.
-Je ne le fais pas pour toi mais par principe, c'est tout. Déjeuner ou café alors ?
-Déjeuner, j'ai la dalle et on fait cinquante-cinquante, si tu payes pour moi je te casse la gueule.
-Vendu.
On se serra la main comme si nous venions de conclure une affaire rondement menée.
Ce fut le déjeuner le plus insupportable que je n'avais jamais vécu. Sun n'avait certainement pas sa langue de sa poche et je me pris tout un tas de remarques – vraies mais désagréables- au point où j'eus envie de la surnommer Langue de Pute.
Mais étonnamment, sans que rien ne puisse le pressentir, on passa un bon moment. C'était sûrement parce qu'elle avait de la répartie et moi aussi que ça donnait un sentiment d'un échange divertissant, amusant mais sans mauvaises intentions. On évita le sujet de la soirée, se contentant des banalités, de la découverte de l'autre après six mois à travailler pourtant ensemble. Mais même avec ça, ça demeura agréable. Je sentis clairement, après avoir réglé ma part de la note et la saluant à la station de métro, que quelque chose de l'ordre amical s'était mis en place entre nous. Elle dut le sentir aussi parce qu'elle me cria :
-Hé, Nain de Jardin, ne crois pas parce que je te parle que je vais devenir ta pote, je t'aime toujours pas.
-Comme si j'avais envie de voir ta tronche tout le temps, Grande Perche.
Mais au final aucun de nous deux ne le pensait vraiment et dans les semaines qui suivirent, on se rapprocha indubitablement, à coup de remarques, d'ironie, de sarcasme au point de se montrer finalement honnêtes. On traversa la pénibilité de cet emploi ensemble, heureux de se trouver en binôme, elle n'eut pas à subir de désagrément au travail quand le manageur Seungmin trancha en pleine réunion que la pétition ne servirait à rien et qu'il ne virerait personne pour ces raisons-là. On ne fit pas de soirée mais beaucoup de déjeuners, elle adorait venir à la fac quand bien même elle n'était pas étudiante.
Elle avait un an et un mois et de moins que l'âge que j'étais censé avoir mais refusa catégoriquement de m'appeler oppa. Elle avait sacrifié l'argent de ses études pour être la personne qu'elle voulait être. Elle s'intéressait à la politique comme rarement j'avais vu quelqu'un de si jeune le faire. On parla de nous, d'elle, du monde et aussi de Kim Taehyung. Leur rencontre demeura toujours un mystère pour moi parce qu'il l'autorisa à venir à l'appartement comme s'il lui réservait un privilège. Ils ne prononcèrent pas grande chose, parlèrent de peintures sans que je ne comprenne rien et après les avoir laissés dans le salon, partant faire quelques courses pour le dîner je les avais retrouvés chuchotant l'un à côté dans une amicalité que je n'avais jamais vue ni chez elle ni chez lui. Il l'appelait "noona" avec quelque chose d'un peu enfantin et elle le prenait pour un chiot. Elle avait cette proximité avec lui que je supposais que personne d'autre, ni même moi, n'aurait jamais.
Tandis que le soir déclinait derrière le balcon de l'appartement et que Sun s'essayait à quelques dessins en peintures dans un coin d'une toile, tandis que je sortais les boissons fraîches du frigo et lui tendait une bière et un coca pour le plus jeune, j'eus cette impression à nouveau, plaisante et légèrement effrayante, d'avoir fait un nouveau choix.
Cette amitié n'appartenait pas à la vie d'avant, encore moins cette personne, et ça me rendit heureux l'espace d'un instant.
Heureux que dans ce cœur gelé que je me trimballais, il y avait un peu de sentiments, un peu d'amitié humaine.
*******
Chapitre corrigé par pina_lagoon et automnalh
*******
Chapitre exceptionnellement assez long. Je n'ai pas pu me résoudre à couper celui-ci en deux ;)
En espérant que la lecture vous aura plu,
A la semaine prochaine ~ ❤️💜
*******
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro