23.
Les jours étaient passés, les semaines aussi. Le temps avait filé.
La mousson était repartie, nous libérant de sa chaleur étouffante et poisseuse, même les vacances d'été étaient à présent un souvenir oublié. La température commençait à refroidir, le temps à se gâter en cette fin septembre de l'année 2010.
Rien n'avait changé en l'espace de trois mois et c'était presque déplorable de le constater mais j'avais décidé de passer au-delà de tout ça. C'était une tâche particulièrement difficile car chaque jour, chaque détail, chaque événement ne cessaient de me rappeler que j'étais dans le passé.
Et que je ne pouvais rien faire pour le changer.
À présent le temps me paraissait stagner au même endroit, la routine s'était installée, aussi ennuyante mais rassurante qu'elle pouvait l'être. Chaque jour était la même chose : les cours, le déjeuner, les révisions à la bibliothèque, voir Kim Taehyung dans la salle d'art, parfois revenir avec lui au domicile, parfois pas.
Le suneung approchait, ce qui rendait l'environnement nettement plus anxiogène pour la plupart des dernières années mais, dans l'ensemble, je ne faisais rien d'autre que d'étudier. Kim peignait toujours ses œuvres sombres et chimériques, un mélange de fantastique et de morbide qu'il arrivait à rendre fascinant malgré tout. Jaehyo se rapprochait de plus en plus de Minha, Minho paniquait maintenant qu'il devait étudier sérieusement et Wooji restait fidèle à lui-même.
Hoseok avait commencé à me rejoindre le soir à la bibliothèque et parfois, nous culpabilisions de ne faire que discuter plutôt que d'étudier.
Je me découvrais une capacité à me dissiper inéluctablement en sa présence.
Mon géniteur, lui, n'avait plus donné de nouvelles depuis ce fameux jour. Le souvenir du sac de sport au pied de la porte d'entrée, débordant de chemises jetées à la va vite restait encore gravé dans mon esprit. C'était il y a trois mois à présent. Ma génitrice, elle, fuyait les conversations. Nous dînions dans une atmosphère tendue, parfois désagréable, où rien n'était dit et où les mots devenaient d'une superficialité effarante. Son départ était un tabou, scellé tel un secret.
Même si j'avais verbalisé l'idée d'abandonner tout moyen de changer la situation, notamment familiale, dans le fond je gardais l'ultime espoir pour l'examen du suneung. La dernière fois, je l'avais loupé, très certainement parce que les événements, la sidération due au départ de mon géniteur puis la colère ne m'avaient pas aidé à réviser. Mais, peut-être, pouvais-je espérer que cette fois-ci ce serait différent.
Après tout, je nourrissais toujours ce vieux regret de ne pas avoir pu me rendre à l'université.
Puis, comme s'il suffisait de se rendre compte de la redondance de son quotidien pour que les choses s'enclenchent différemment, un événement lié à Kim Taehyung s'avéra particulièrement important.
Ce jour-là, le temps annonçait de la pluie et les nuages s'étaient agglutinés dans le ciel dans un chassé-croisé avec le soleil. La sonnerie du déjeuner avait retenti depuis quelques minutes et j'avais laissé mes trois camarades habituels pour me diriger vers le dernier étage.
Les deux bentos sous le bras, je fis le chemin automatiquement sans même y prendre conscience. Mes jambes étaient habituées à parcourir ce même trajet. Mais devant la salle d'art close, je me résolus à attendre que Kim arrive. Je pris le temps de m'accouder à la fenêtre, d'observer le paysage et les bâtiments avant de commencer à m'impatienter.
Qu'est-ce qu'il fichait bon sang ?
La patience n'étant toujours pas mon fort, je fis marche arrière jusqu'à ce que survienne le doute. La dernière fois que ce type d'absence avait eu lieu, j'avais retrouvé mon camarade trempé dans les toilettes des garçons du deuxième étage. En ni une ni deux je me mis à courir, descendant l'escalier avec inquiétude avant de me figer au bout de quelques marches. Cette fois, Kim n'était pas trempé et il n'était pas en compagnie du quatuor insupportable dont la face de Park Jimin ne me revenait toujours pas. Non, il était bien là, mais en présence d'une femme.
Je la reconnaissais comme étant un professeur mais j'ignorais quelle matière elle enseignait.
-... Je voudrais que vous y réfléchissiez, c'est une chance en or, vous savez.
-Oui, au revoir.
La nonchalance de Kim ne me semblait pas sympathique à voir mais la femme ne s'en formalisa pas. Néanmoins, elle ne cacha pas un long soupir désabusé de tristesse avant de prendre le prochain escalier. La voyant partir, le deuxième année sembla se diriger dans ma direction mais son pied se figea sur la première marche en m'apercevant. Ses cheveux avaient désormais totalement repoussé et il était devenu aussi difficile qu'au début de voir son visage, cependant, parce qu'il avait relevé la tête pour m'apercevoir à un mètre au-dessus de lui, je pus constater qu'il n'avait pas l'air particulièrement heureux de découvrir que j'avais été témoin de la scène.
-Qu'est-ce qu'il y a ? m'étonnai-je.
-Rien.
-Qu'est-ce qu'elle voulait ? l'interrogeai-je encore, en reprenant finalement mon chemin lorsqu'il atteignit ma hauteur.
-Rien.
Je n'en rajoutai pas et Kim sortit sa clef pour ouvrir la porte de la salle d'art quelques mètres plus loin. À l'ouverture du battant coulissant, je repérai immédiatement son tableau. Non seulement parce qu'il était tourné de moitié dans notre direction mais aussi parce que c'était la seule toile sombre et effrayante parmi tous les chevalets. Ces jours-ci, Kim peignait un individu momifié dont on ne voyait pas le visage et dont les bandes de tissu semblaient le rendre prisonnier, l'enserrer violemment au point de le faire saigner. De loin cela donnait l'impression d'un cocon au centre d'une grande toile d'araignée.
À noter que les chevalets des autres élèves étaient tous éloignés du sien, comme s'ils avaient volontairement pris leurs distances.
Je tendis un bento au plus jeune avant de trouver un siège pour m'installer mais, en débarrassant quelques feuilles de journaux, mes yeux tombèrent sur un prospectus froissé mais lisible indiquant un concours organisé par un établissement dont le nom me disait vaguement quelque chose. Soudain, Kim me l'arracha des mains et le réduisit en boule avant de le jeter dans la première poubelle venue.
-C'était quoi ? l'interpellai-je.
-C'était rien, ne t'occupe pas de ça.
-Rien ? Comme le « rien » d'il y a cinq minutes avec ta prof ?
Je ne vis pas ses yeux lorsque son visage se tourna dans me direction mais je fus sûr qu'il m'avait lancé un regard mauvais.
-Pourquoi tu es contrarié ?
-Je ne suis pas contrarié, se renfrogna-t-il.
-Kim... soupirai-je tout en m'asseyant et en ouvrant ma boîte de repas.
Il hésita un instant, son repas posé sur ses genoux, le regard rivé en direction de son tableau avant de marmonner sombrement :
-Elle veut que je m'inscrive pour un concours d'art.
-C'est une bonne idée ! m'exclamai-je en prenant ma première bouchée de riz.
-Je savais que tu serais du côté de cette connerie, pesta-t-il.
-Quelle connerie ? Si elle te le propose c'est qu'elle estime que tu as des chances de gagner, non ?
-Non et je ne veux pas, c'est tout.
-Qu'est-ce que tu as à perdre ?
-Ce n'est pas une question de perdre ou de gagner, c'est comme ça. La peinture, c'est à moi, je n'ai pas envie qu'on la voie.
Le sujet semblait clos, alors je n'insistai pas et on resta ainsi, à déjeuner avec seulement le silence qui était devenu habituel et réconfortant et avec comme décor cette toile sur laquelle je n'osai pas poser plus de questions. Kim ne me parlait pas plus de lui qu'il ne le faisait auparavant et moi non plus. Ainsi, il n'avait pas non plus bronché, ni voulu me questionner quant à la situation de la dernière fois et je n'avais pas osé en reparler.
Que pouvais-je dire de plus ?
Nous semblions nous être mis silencieusement d'accord pour ne pas évoquer ce sujet. Après tout, j'avais passé ma vie à voguer sur une mer de non-dits, j'étais rodé, habitué à la non-communication. Je savais que Kim ne me questionnerait jamais spontanément sur quoi que ce soit, alors, comme un lâche, je faisais semblant d'oublier ce sujet.
Ce n'était pas une bonne idée, j'en étais conscient, mais c'était la seule chose que je savais à peu près bien faire.
Plusieurs heures plus tard, après être revenu avec le deuxième année jusqu'à la maison familiale pour dîner dans un silence embarrassant avec ma génitrice, dont le masque de perfection commençait doucement à se briser, je l'avais laissé accéder à la salle de bain en premier.
Non seulement je devais réviser mais j'allais encore devoir gratter quelques heures de sommeil bien mérité. Alors que je répétais une énième fois des mots de vocabulaire en anglais je me mis soudain à repenser à cette histoire de concours. L'idée s'installa et parasita ma concentration au point où je finis par sortir l'ordinateur portable oublié de mon géniteur que j'avais récupéré il y a plus de deux semaines. Je lançai une recherche un peu au hasard, tâchant de me rappeler au mieux du nom de l'école, avant de finir par aboutir sur le bon site.
Le flyer coloré s'affichait sur toute la surface et tandis que Kim rentrait dans la chambre, une serviette sur ses cheveux trempés, je m'exclamai :
-Attends, mais tu m'as dit que c'était un concours, mais c'est mieux que ça, c'est un concours d'admission pour une grande école d'art !
Il se figea et je vis ses épaules se crisper :
-Je t'ai dit de laisser tomber !
-Mais enfin, c'est une super opportunité, insistai-je. Cette école a bonne réputation, au moins suffisamment bonne pour que quelqu'un comme moi qui n'y connais rien à l'art en ai entendu parler.
-J'irai pas.
Il était buté. Dommage, je l'étais tout autant.
-La salle de bain est libre, me somma-t-il sèchement.
-Pourquoi tu ne veux pas tenter de voir ce que ça peut donner ? Être admis dans une grande école à Seoul, n'est-ce pas là quelque chose que tu voudrais faire ?
-Non.
-Alors que veux-tu faire ?
Il ne me répondit pas et je sentis le sujet devenir suffisamment épineux pour craindre ses réactions à nouveau. Soupirant, en abandonnant la partie temporairement, je marmonnai malgré tout :
-Tu as du talent, c'est une évidence et tu as un côté artistique indéniable. Tes peintures font la différence et peut-être que ça mériterait que certaines personnes les voient.
Je me levai pour prendre la direction de la douche à mon tour et il cracha, durement :
-C'est facile de dire ça quand toi, tu seras là et moi là-bas.
Je me figeai, fronçant les sourcils d'incompréhension :
-Attends, quoi ?
-On dirait que tu essayes de te débarrasser de moi à nouveau, lâcha-t-il.
-Comment ça « à nouveau » ? quand est-ce que j'ai essayé de me débarrasser de toi, au juste ?
Il m'ignora superbement en se laissant tomber sur son matelas.
-Kim, c'est quoi le problème ?
-Y a pas de problème...
-Ça suffit ! Pourquoi tu penses que je veux me débarrasser de toi ?
-Tu as fait ton vœu d'université devant moi, s'écria-t-il soudainement, tu veux rester ici et m'expédier là-bas !
Le problème avec les non-dits c'était leur temps limité. On pouvait faire l'autruche autant que nous le voulions, plonger la tête dans le sable, mais au final ce n'était qu'une tentative illusoire de croire que rien ne se dirait jamais.
Je soupirai lourdement :
-J'ai fait mon vœu pour les études universitaires, par pour les universités elles-mêmes, rectifiai-je, que ce soit ici ou à Seoul, ça m'importe peu.
-Mais...
-Je n'ai pas l'intention de te lâcher, Kim. Pas avec l'idée que tu vas sauter d'un autre toit quelque part. Si tu pars à Séoul, je pars aussi.
Il parut décontenancé mais secoua la tête, les bras croisés, l'air de vouloir se protéger d'un mal dont j'ignorais tout.
-Ça n'arrivera pas.
-Pourtant ce n'est pas ce que tu souhaites, finir ton lycée ailleurs ? Être pris dans un établissement d'art spécialisé qui peut ouvrir sur des études supérieures dans les beaux-arts ? Quitter ce trou a rat, cette ambiance, ce Park Jimin de mes couilles et ton...père ?
Il replia ses cuisses contre lui, les enfermant de ses bras :
-À quoi bon ? Rien ne changera jamais. Ça ne peut pas changer.
-Kim, tentai-je.
-Pourquoi croire qu'un jour ça ira mieux alors que je sais que jamais je ne me sentirai bien avec moi-même ? Les années passent et tout se répète...
Il releva le visage tandis que des gouttelettes quittaient les pointes de ses cheveux sombres pour tomber sur ses genoux noueux.
-N'est-ce pas ce que ce Kim Namjoon voulait t'apprendre de la situation avec tes parents ? N'est-ce pas la preuve, avec ce que tu vis, que tout est inéluctable ?
Mes épaules se relâchèrent, ma tête se baissa et je ne répondis pas.
-Alors, voilà, n'en parlons plus, termina-t-il.
Le sujet était clos et ça me rendit triste de le voir ainsi, secoué par tout ça. Cela me donna un sentiment d'impuissance et de culpabilité.
Je ne savais toujours pas quoi lui dire car je n'avais jamais, moi-même, trouvé de réponse à cette question.
Comme une âme en peine je me dirigeai vers la salle de bain.
Il avait semblé plus impacté que je ne l'imaginais à l'idée qu'après le suneung, réussite ou non, je pourrais partir de Daegu. Est-ce que nous nous étions attachés l'un à l'autre, ou est-ce que nous étions devenu dépendants l'un de l'autre ? Je l'ignorais.
Je ne m'étais encore occupé que de moi, que de mon examen à venir, de ma volonté égoïste de quitter ma génitrice, de la laisser dans son déni, vivre ma vie sans jamais plus attendre le retour de mon géniteur. Mais je n'avais pas vraiment pensé à Kim.
Pourtant il était là.
Le paradoxe était son instabilité émotionnelle, couplée à la stabilité de sa présence autour de moi, chez moi. Je l'oubliais pour encore ne me préoccuper que de ma petite personne alors que lui, il avait anticipé la suite avec inquiétude.
Mais c'était sa vie qu'on m'avait demandé de changer, et ça, je ne devais pas l'oublier.
Trois jours plus tard, je n'avais toujours pas pu répondre à cette question. Le fait qu'il ait évoqué mon ancien prof d'anglais m'avait soudain inquiété. J'étais à la fois désespéré de ne pas voir surgir Kim Namjoon et soulagé de ce fait. Je commençais enfin à m'apaiser en revoyant les images dans mon esprit, j'espérais ne jamais le recroiser sous peine de me liquéfier d'angoisse à nouveau.
-Yooni ?
En enfilant mes chaussures, mon uniforme sur le dos, mon sac de cours dans une main, sur le départ tandis que Jaheyo m'attendait à l'extérieur dans la rue parallèle, je pivotai vers ma génitrice.
Elle tenait dans les mains les documents que je reconnus immédiatement.
-C'est quoi ça ? m'interpella-t-elle.
Je fis quelques pas, claudiquant d'un pied pour éviter de salir le sol avec mes chaussures de ville qui ne pouvaient entrer entièrement dans la demeure et lui arrachai les documents avant de les remettre dans mon sac.
-Cesse de fouiller dans mes affaires, assénai-je.
-Si je ne fouille pas, je ne saurai pas, répliqua-t-elle d'une voix aigüe. Pourquoi tu remplis ces formulaires pour des universités jusqu'à Seoul ? Et cette demande de logement étudiant pour...
-On en a déjà parlé, mon avis n'a pas changé.
-Yooni, tu ne peux pas quitter cette maison, asséna-t-elle.
-Je la quitterai que tu sois d'accord ou pas, arguai-je sur le même ton sec que le sien. Je dois y aller, Jaehyo m'attend, on va être en retard.
-Pourquoi tu es comme ça avec moi ? Pourquoi tu te comportes comme ton père ?
Je me figeai, à deux doigts de louper l'unique marche, la main sur la poignée. La comparaison fut douloureuse, d'autant plus que je savais qu'en vieillissant je lui ressemblerais encore davantage, physiquement. Blessé dans ma fierté, je réussis néanmoins à ne pas me retourner.
-On pourrait être heureux ici tous les deux, en attendant que... commença-t-elle d'un ton que je trouvai étrangement suppliant et désagréable, cette fois.
-Maman, l'interrompis-je durement.
Le trémolo dans ma voix fut audible mais je gardais désespérément le regard fixé droit devant moi.
-Qui est vraiment heureux ?
Elle ne répondit pas.
-Ni toi, ni moi, ni personne. Alors pourquoi s'efforcer de continuer quelque chose qui nous fait aussi mal ?
Le silence nous embrassa, faisant gonfler l'angoisse, la gêne, la douleur, les remords, les regrets et de beaucoup d'autres choses que je ne pouvais saisir entièrement. Le cœur en peine et sûrement une grimace douloureusement peinte sur le visage, je franchis le seuil. Sur les quelques pas qui me séparaient du portail, je sentis mon uniforme me gratter, j'étais comme un imposteur dans ce corps d'adolescent aux cheveux gras.
Mes mots semblaient vides, insensés, comme des tentatives désespérées de faire du mal à l'autre pour évacuer un peu de sa propre douleur.
-Ça va ? s'enquit mon voisin de quartier.
-Oui, désolé pour l'attente...
-Pas de problème. Tu veux en parler ? proposa-t-il maladroitement plusieurs mètres plus loin.
-Pas maintenant.
-Ça marche, répondit-il avec légèreté alors que toute son attitude montrait malgré tout son malaise.
Il aurait pu me taper le dos avec une phrase banale mais je fus heureux qu'il ne le fasse pas. J'aurais eu l'impression d'avoir besoin d'être encore réconforté. Dans le fond, j'ignorais si c'était ce que je désirais ou ce que j'abhorrais, ou même si j'étais un enfant ou un adulte. Ou même si je n'étais rien.
Plus rien.
Lors du cours d'éducation sportive plusieurs heures plus tard, et comme habituellement après avoir été éliminé pendant un match, j'étais resté dans un coin de la salle à ruminer. Je fus bien vite rejoint par Wooji et Minho pas plus sportifs que moi. Si le grand d'entre nous s'installait stratégiquement pour observer la classe de filles de l'autre côté du filet qui séparait la salle de ping-pong en deux, Wooji ne semblait pas particulièrement intéressé.
Jaehyo nous rejoignit, après avoir gagné les trois quarts de ses manches et m'apostropha :
-Tu y vas après la pause, déposer tes dossiers ?
J'acquiesçai silencieusement.
-Toujours décidé à postuler dans cinq universités ? m'interpella Wooji.
-Toujours.
-J'arrive pas à croire que tu risques de partir, soupira Minho dont les yeux ne décrochaient pas de l'autre côté du terrain. Notre bande va être séparée...
-Tu pourrais partir avec moi, l'interpellai-je, voir d'autres villes, essayer d'autres opportunités....
-Et prendre le risque de vivre loin de Yujeonh de la classe B, alors que c'est peut-être la femme de ma vie ? Certainement pas, répliqua-t-il à moitié sérieusement.
Je roulais des yeux tandis que Jaehyo pouffait.
-J'essaye de saisir le plus d'opportunités possibles, à la fois en mathématiques mais aussi en finance et en comptabilité. Je veux pouvoir me laisser toutes les chances de mon côté.
-On pourrait faire une colocation tous ensemble, s'exclama soudain Minho en décrochant enfin son regard de le gente féminine quelques mètres plus loin. Ce ne serait pas le truc le plus cool de l'univers ?
-Pas sûr, affirma Wooji.
-Financièrement ça pourrait être intéressant, admis-je.
-On va surtout rester chez nos parents, souffla le plus petit d'entre nous, ça, financièrement, c'est mieux.
-Ouais mais impossible d'inviter des filles, déplora le plus grand. Alors que la coloc, comme dans les séries américaines, ce serait l'éclate totale, la liberté, les soirées.
-Tu regardes trop Friends, marmonnai-je
-Au fait, Jaey, avec Minha ça se passe comment ? s'enhardit soudain Minho sans même m'écouter.
-On s'est dit qu'on se ferait un rendez-vous après le suneung, confia-t-il, un peu gêné, en me jetant un coup d'œil. On est trop pris par les révisions actuellement. Mais on s'appelle tous les soirs pour s'encourager...
-Je suis jaloux à mort.
Puis se tournant vers le ciel, il argua :
-Je veux une meuf !
Wooji secouait la tête de manière affligée en regardant son meilleur ami.
-Vous quatre, nous héla le professeur, pas de tir au flanc, reprenez vos matchs.
En soupirant on se leva, avec une motivation proche de zéro et je n'avais qu'une hâte : que cette journée se termine.
Le soir même après nos révisons à la bibliothèque, Hoseok m'interpella aussi sur le même sujet, comme si nous n'avions que ces interrogations-là en tête chaque jour et qu'il fallait absolument que nous en parlions.
-Tu es sûr que tu n'as pas juste rempli les dossiers pour faire peur à ta mère ?
Je me retournai vers lui avec mauvaise humeur mais il se contenta de hausser ses sourcils en me souriant. Il eut, en plus, le culot de se foutre de moi.
-Je ne fais pas ça par pure provocation, répondis-je en changeant mes chaussures de mon casier pour enfiler celles pour sortir du bâtiment.
-C'est dommage tout de même que Taehyung ne soit pas prêt à passer ce concours, marmonna-t-il.
-Je ne vais pas lui forcer la main, même si je pense sincèrement que c'est une connerie de ne pas au moins tenter les choses.
-Il n'est pas comme toi.
-C'est-à-dire ?
Il referma la porte de son propre casier et me rejoignit dans ma rangée :
-Il a peut-être peur, supposa-t-il. Le changement, ce n'est pas rien, déménager d'environnement, de ville, ça peut être effrayant.
-Oui, mais ça reste une opportunité, c'est dommage de ne pas la tenter simplement par frayeur.
Il secoua un peu la tête en s'adossant à la rangée de casiers gris à côté de moi.
-Tu agis comme si, toi, tu n'avais peur de rien, mais il est n'est pas comme toi.
-Je sais bien qu'il n'est pas comme moi...
-Alors qu'est ce qui t'agace ?
-Je sais que lorsqu'on loupe une opportunité parfois ça... ça peut tout changer, et je ne lui souhaite pas.
Il fronça les sourcils mais je fis un mouvement de main en prenant la direction de la sortie.
-De toute façon ça ne change rien, et si je n'ai pas mon suneung, la question ne se posera même plus...
-Y a pas de raison que tu ne l'aies pas, hyung.
Pourtant, il y avait beaucoup de raisons qui me prouvaient l'inverse.
Les propos de Kim me revenaient : « tout est inéluctable ». Étais-je un idiot de croire que je pouvais réussir à changer quelque chose d'inévitable ?
-Je serai content pour toi si tu vas à Séoul, mais ça restera dommage, avoua-t-il alors qu'on approchait de l'abri à vélo.
-Je sais, admis-je, mais je ne pouvais refuser de tenter au moins des universités là-bas. Quelque chose m'attire vers cette ville...
Sûrement parce que j'y avais passé plus de la moitié de ma vie dans ma précédente existence.
Dans le fond, est-ce que je souhaitais vraiment que Kim soit pris dans la capitale pour lui ou pour moi-même, pour me donner une excuse supplémentaire pour y aller ? Tout se passait comme si, en me réveillant il y a plusieurs mois, j'avais déjà anticipé que je quitterai Daegu définitivement.
-Minho t'a parlé du projet coloc ? gloussa-t-il. Quand je l'ai croisé ce soir, il délirait presque sur le sujet...
-Crois-moi, tu as loupé la longue conversation qu'il nous a sortie en cours de sport sur sa vision de la déco, l'emplacement, les soirées et les règles si on doit avoir des rapports sexuels au sein de notre demeure fictive...
Hoseok éclata de rire.
-Ce qui est le plus drôle c'est qu'il est parfaitement incapable de se séparer de sa mère, et c'est pourtant lui qui rêve d'indépendance, pouffa-t-il tandis que nous quittions la cour du lycée.
Je me mis à sourire à mon tour :
-C'est pas une bête idée, cette coloc...
-Tous les cinq ? Carrément ! Mais ça serait absolument invivable. Toi et Wooji, vous vous étriperiez en permanence pour des histoires de fierté mal placée...
-Hé ! m'offusquai-je.
-Minho serait drôle mais insupportable, on n'arriverait jamais à bosser nos cours dans cette ambiance et Jaehyo serait encore plus mal à l'aise de ramener Minha chez vous si tu habitais aussi avec lui.
-Ça finira par lui passer, je ne fais absolument aucune remarque sur le sujet, il se met mal à l'aise tout seul...
-C'est trop récent, hyung, cette fille est très certainement encore attachée à toi.
-Certes...
-Et puis il y a Taehyung, il ne mettrait jamais un pied dans cette coloc, ce serait l'enfer pour lui, non ? supposa Hoseok.
Imaginer Kim parmi ce bordel coloré me fit pouffer légèrement.
-Pas faux.
-Tu vivrais vraiment dans un endroit où il ne pourrait pas venir ?
Sa question m'interpella, tandis qu'on était grimpés tous les deux sur le vélo. Il gardait le pied sur la pédale sans avancer.
-Pourquoi tu me dis ça comme ça ?
-Je ne sais pas mais, quitte à faire une colocation, ce serait pas plutôt avec lui que tu devrais l'envisager ?
-Pourquoi pas toi et moi ? répliquai-je d'un ton amusé, tu ne voudrais pas de moi chez toi ?
-Si, ce serait fun, admit-il en souriant. Mais moi, je n'ai pas besoin de toi pour vivre, hyung. Lui, je crois que si.
Il me fixa et je restai étonnement coi et silencieux.
-Tu n'y as jamais pensé ? s'étonna-t-il.
-Si, bien sûr, mais c'est la manière dont tu présentes la chose...
-Hyung, ça se voit que ce hoobae tient à toi. Il n'a que toi en ami après tout...
-Je sais bien.
Le savais-je vraiment ?
C'était une chose de le savoir et une autre de l'entendre dire.
-Je ferai mes choix d'universités en fonction de Kim, avouai-je finalement. Il lui reste encore une année au lycée alors je resterai sur Daegu, ensuite...
Ensuite quoi ? Y a-t-il même un ensuite qui puisse exister ? Et si Kim ne souhaitait jamais aller sur Séoul, devrais-je refouler mes propres désirs pour tenter à tout prix de rester avec lui ?
Je commençais à me faire des nœuds au cerveau.
On fit le trajet jusqu'à chez moi tranquillement mais je restais perdu dans mes pensées. Tandis qu'il freinait en direction du portillon de la demeure familiale, je le remerciai de m'avoir ramené en quittant ma place. Il m'interpella alors :
-Ça ira pour ta mère ?
-Bien sûr que non... mais ce sera bien mieux que si j'étais amené à rester, crois-moi. Et toi, tu en es où sur tes dossiers ?
-J'ai pas beaucoup avancé, mais de toute façon, même avec ou sans études, mon frère aîné me prendra quand même en apprentissage. Tu me vois, hyung, porter bientôt un costume et vendre des maisons ?
-Absolument.
-Tu me flattes, ricana-t-il, gêné mais content malgré tout. Tu sais parfois je m'en veux de ne pas avoir plus d'ambitions que ça et de suivre la voie de mon père et de mon frère, surtout quand je vous vois vous démener pour trouver ce que vous voulez faire. Ça me rend un peu jaloux...
-Rien ne t'empêchera de suivre ta voie, quand tu la trouveras et tu te sentiras prêt. Au moins, tu as le côté rassurant de savoir où tu seras d'ici quelques mois et de pouvoir gagner déjà de l'argent...
-Je t'inviterai à boire notre première bière, hyung ! s'exclama-t-il en passant un bras autour de mes épaules.
Je le regardai rire et l'écoutai me raconter encore autre chose, comme si nous avions le temps et que rien ne nous pressait à quoi que ce soit. Pourtant le pincement dans ma poitrine ne voulait pas partir. Bien sûr qu'il allait réussir à épater le monde, changer de voie même après avoir travaillé si longtemps avec son père, et c'était ma jalousie de cette époque qui avait consumé notre amitié.
Cette histoire-là se répéterait-elle aussi ?
Tout était-il vraiment inéluctable ?
*******
Octobre arriva et, avec lui, la pluie et le vent glacial. Il ne restait plus que deux mois avant le suneung et cette fois même Minho ne tirait plus au flanc. Ma solitude à la bibliothèque avait été littéralement balayée maintenant que Jaehyo, Minho, Wooji, Hoseok et moi-même nous y étions installés. Nous n'étions pas les seuls à profiter de ces moments studieux, mais malgré tout en minorité comparés au nombre d'élèves qui prenaient soudain des cours du soir.
L'heure était à l'inquiétude.
Ce soir-là du 7 octobre, comme chaque semaine, Kim rentrait avec moi au domicile. Il avait les mains littéralement pleines de peintures et l'uniforme taché mais ça ne semblait pas le préoccuper. On fut surpris par la pluie, un raz-de-marée tonitruant, et je dégainai avec retard le petit parapluie, le levant au-dessus de sa tête pour que nous puissions éviter le plus de gouttes possibles.
Tant pis si la partie droite de ma veste allait être trempée.
En arrivant, ruisselants, à la maison familiale, ma génitrice sortit de la cuisine pour nous accueillir. Pour la première fois, je vis qu'elle ne semblait pas heureuse de voir Kim, chose qui n'était jamais arrivée jusqu'alors. D'habitude, elle l'accueillait à bras ouverts et continuait de le gâter de nourriture et ce même si je me doutais que le compte bancaire familial diminuait à vue d'œil.
Alors pourquoi avait-elle eu cette expression ?
-Le dîner est prêt, j'ai préparé des collations pour plus tard dans la soirée si tu dois réviser, Yooni...
-D'accord, merci.
La médiocrité du dîner m'interpella. Jusqu'alors elle avait tout fait pour faire façade et ne laisser planer aucun doute d'un éventuel changement dans notre quotidien. Comme si elle voulait croire que Kim Taehyung n'était absolument pas au courant de la situation. Même si le riz fut très bon, le peu d'omelette et les quelques radis blancs marinés dans leurs sauces faisaient peine à voir.
Le deuxième année mangea sans broncher, ne faisant aucune remarque, et on écouta la télévision en fond sonore comme on le faisait depuis trois mois, chaque soir.
Comme si on cherchait à compenser une absence par du bruit.
-Taehyung, chéri, tu devrais aller prendre un bain en premier, Yooni va m'aider à débarrasser, nous interpella-t-elle
Je croisai le regard de Kim et il dut comprendre tout autant que moi, le message. Quelque chose d'inhabituel était en train de se tramer dans cette grande mise en scène chargée de non-dits, de secret et de déni. Je me levai, ramassai les plats terminés avant de les déposer dans l'évier. Kim, lui, remercia ma mère pour son repas puis sortit de la pièce.
-Je vais faire la vaisselle, proposai-je.
Elle ne broncha pas et ça me décontenança d'autant plus. Elle refusait souvent que je la fasse. Je ne m'étais jamais penché avec elle sur une discussion autour de la question de la « place », du « rôle », car je savais que nos avis ne tomberaient jamais d'accord.
-Yooni.
Sa voix était faible et hésitante et je m'arrêtai, l'éponge dans les mains, la mousse coulant entre mes doigts :
-Qu'est-ce qu'il y a ?
Son hésitation la rendait étonnement enfantine, fragile, et pourtant la fatigue qui marquait son visage lui donnait soudain dix ans de plus.
-Ça ne va pas ? m'inquiétai-je. Quelque chose de grave est arrivé ?
Elle prit une grande inspiration et ouvrit un des tiroirs du meuble de cuisine dans lequel elle entreposait les modes d'emploi des appareils électroménagers. Le four, le micro-onde, la machine à riz entre autres, mais aussi tous les petits sachets plastique des pièces de rechanges fournies à l'achat. Un tiroir que personne n'ouvrait jamais.
Pourtant, elle sortit d'en-dessous des fascicules de papiers blancs dans toutes les langues un document épais.
-J'ai signé.
Le verre que je tenais glissa, tomba contre l'évier dans un drôle de bruit mais je me fichai bien de savoir s'il s'était cassé ou non parce que debout au milieu de la cuisine, les yeux écarquillés, je crus à un rêve éveillé. J'avais dû m'assoupir à la bibliothèque, fantasmer ou pire, me trouver hors réalité d'un délire qui me laissait voir entendre ce que j'avais toujours souhaité.
Mon cœur s'emballa avec espoir et inquiétude et ma génitrice se mordit les lèvres à deux doigts de pleurer :
-J'ai réfléchi et je me dis que si... si tu n'es pas heureux, alors... alors ça n'en vaut pas la peine de rester ainsi.
Elle hésitait, tordait le papier maintes et maintes fois froissé comme s'il était passé à deux doigts d'être déchiré, et pourtant son écriture ornait chaque bas de page, prouvant ses dires.
Me prouvant à moi ce qu'elle avait véritablement réalisé.
Néanmoins elle refusait de me tendre les documents, comme s'il lui restait encore un choix, un dernier sacrifice à faire. J'étais trop sidéré pour bouger, mes yeux parcouraient son visage fatigué, son chignon défait où quelques mèches voltigeaient de manière désordonnée autour de ses yeux et je gravai dans mon esprit cet instant, comme celui d'une renaissance.
D'un changement.
-Ça ira, maman, finis-je par murmurer, la gorge serrée. Ça ira, je te le promets. Merci...
Elle fondit en larme et je sentis ma gorge me faire mal dans un reflex pour retenir un sanglot, avant de tenter de la serrer dans mes bras maladroitement. J'avais les mains trempées et je n'osais pas la toucher comme si j'avais peur de la salir ou pire, qu'elle puisse se briser.
Ça devait être disgracieux à voir de l'extérieur mais je fus sûr que, depuis que j'avais grandi, depuis que j'étais un petit garçon, il n'y avait pas eu une seule fois où nous nous étions étreints à nouveau comme aujourd'hui.
Je me sentis comme un enfant d'abord puis, en tentant de la bercer doucement pour calmer ses pleurs, comme un adulte rassurant.
Ce fut comme la croissance de ma vie en un instant.
On se détacha en reniflant chacun de notre côté et elle déposa le document sur le plan de travail propre et sec à ma droite avant de marcher, tanguant légèrement, jusqu'à sa chambre.
Je bâclai la vaisselle, essuyant ensuite rapidement mes mains sur un torchon propre avant d'attraper le contrat. Les documents défilèrent entre mes doigts, vérifiant qu'à chaque bas de pages les initiales y avaient été apposées jusqu'à la signature finale.
Mon cœur sauta dans ma poitrine tandis que je grimpais l'escalier avant de débouler dans ma chambre. Kim sursauta, allongé sur son matelas, un crayon de papier entre les doigts en train de dessiner une autre forme obscure et morbide sur un carnet de croquis. Ses yeux se déposèrent sur le document entre mes bras, serré contre ma poitrine comme un objet sacré. Le sourire qui s'étirait sur mon visage me faisait presque mal aux joues.
-Qu'est-ce qu'il y a ? s'étonna-t-il.
Alors, lentement, je lui tendis le contrat qu'il récupéra maladroitement sans comprendre, ses yeux sombres sous ses mèches trop longues se posèrent sur l'intitulé et ses épaules s'affaissèrent.
Il releva la tête, la bouche ouverte, figé et choqué et je finis par lancer :
-Ça a changé...
Une de ses mèches glissa, dévoilant son œil gauche et ses longs cils sombres, il me fixait ahuri, comme s'il ne parvenait pas à y croire. Dans le fond, j'étais trop noyé dans ma propre béatitude pour comprendre la mesure du regard qu'il portait. Ce n'était pas le contrat signé par ma mère qui le sidérait mais tout ce que ça symbolisait.
Tout pouvait changer.
Lui, moi, nous, sa vie, la mienne, la nôtre.
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Chapitre corrigé par automnalh
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L'Accident reprend ses publications à compter d'un chapitre par semaine, chaque jeudi
A très vite 💜 ~
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