20.
-Tu... tu, enfin de quoi tu parles ? paniqua soudain mon géniteur.
Je vis presque la sueur froide se former sous son nez. Pourtant, il voulut jouer la carte de l'ignorance la plus totale et eut un petit nerveux :
-Enfin, c'est ridicule, ne...
-Je t'ai vu avec elle, je sais aussi que tu passes tes week-ends chez elle, qu'elle a déjà deux fils en bas âge, qu'elle est plus jeune que toi et que tu vas quitter maman pour elle.
Son teint ne fut pas blanc mais verdâtre et de panique, il accrocha ma main pour me tirer hors de la petite rue dans laquelle se trouvait la maison. Je me fis trainer nonchalamment tout en gardant ma froideur pour ainsi le fixer de toute ma hauteur.
Ma rage pouvait se transformer en antipathie la plus brutale. Néanmoins le voir se comporter ainsi ne me fit pas jubiler comme je l'avais prévu à l'époque.
-Comment tu as su ? chuchota-t-il d'un air tremblant.
-Ça importe vraiment, ça ?
Il déglutit alors et se passa une main éberluée sur le visage :
-Je... je ne voulais pas que tu l'apprennes comme ça...
-Ah oui ? Comment est-ce que tu voulais que je l'apprenne ? Le jour tu quitteras maman pour elle ?
Soudain il se raidit et répondit durement :
-Certainement pas ! Je n'ai pas l'intention de quitter ta mère.
Ah. Alors il était trop tôt dans le timing.
-Tu le feras, assurai-je en me sentant étrangement puéril à répondre de cette manière.
-Mais, enfin, ne sois pas ridicule comme cela ! répliqua-t-il en reprenant subitement du poil de la bête. Je n'ai jamais eu l'intention...
-Tu le feras, répétai-je simplement, elle va certainement te demander de choisir entre elle ou ta femme et tu choisiras. Je ne veux pas savoir pourquoi, je m'en fous.
Il parut abasourdi par mon discours et j'inspirai profondément par le nez avant de reprendre :
-Tout ce que je veux c'est que ça se passe pour le mieux et pour ça, il faudra que tu divorces proprement.
-Je...
-Hors de question de t'enfuir ou de bâcler les choses. Proprement et simplement, tu devras divorcer. C'est tout ce que je souhaite dans cette histoire. Tu es un adulte, tu prends tes responsabilités. Si effectivement il y a un problème dans ta relation entre toi et maman, ça ne me regarde pas. Par contre, je veux pas que tu oublies que j'existe.
-Bien sûr que je sais que tu existes, bafouilla-t-il.
-Alors il faudra divorcer proprement, assénai-je.
Il parut secoué mais se reprit :
-Ta mère ne voudra jamais.
-Je sais.
Il parut encore une fois un peu perturbé par mes mots mais je ne voulus pas faire grand cas de ses sentiments ou de ses émotions.
Je savais.
-J'y ai pensé... avoua-t-il après un silence, j'y ai pensé, à divorcer, mais je...
Cela parut lui demander un effort de me l'avouer :
-J'ai déjà consulté un avocat, je... je n'ai pas l'intention de vous quitter mais... au cas où je voulais avoir si... enfin, comment pouvait faire. Oh-na m'a déjà demandé de choisir mais j'ai...
Ce fut à moi d'être confus, je n'avais jamais entendu le nom de la femme jusqu'à aujourd'hui. Si le peu d'informations sur elle avait réussi à filtrer avec les années, on n'avait jamais parlé autrement d'elle que comme « l'autre femme » sans même la nommer.
-Ça ne me serait pas venu à l'idée de partir comme ça, sans rien faire, insista-t-il avec sérieux.
Mes sourcils se froncèrent et un affreux doute me saisit. Une idée ancienne, à laquelle j'avais déjà pensé par le passé mais que j'avais chassée.
Et si...
-Ta mère ne me laissera pas faire, j''ai déjà essayé de lui en parler ces dernières années mais...
Tout d'un coup, ce fut comme si on avait inversé mon monde, mes yeux s'écarquillèrent si durement qu'ils me firent mal.
-Comment ça, vous en avez déjà parlé ?
-Oui, ça fait au moins cinq ans que je veux que nous consultions un thérapeute de couple mais... Oh Yoongi, je suis désolé de te dire tout ça, c'est si mal avisé mais...
Je le regardais marmonner dans sa barbe, s'excuser, se justifier comme une âme en peine et je pris conscience de la partie de l'histoire que j'avais non seulement octroyé mais qu'on m'avait retirée. Et s'il n'était effectivement jamais parti du jour au lendemain ? Si c'était ce que ma génitrice m'avait fait croire ? S'il n'avait pas été lâche en fin de compte ?
-Je peux m'en occuper, lâchai-je simplement.
Il se tut puis secoua légèrement la tête sans comprendre.
-De maman, je m'en occupe. J'essaierai de lui parler.
J'ignorais d'où me venait cette soudaine assurance alors que je savais pertinemment que rien ne pourrait changer.
-Mais...
-Je ne le fais pas pour toi ! insistai-je.
J'étais certain que la voisine nous observait derrière ses rideaux mais je n'en avais que faire.
-Je ne le fais pas pour elle non plus ! Je le fais pour moi. Moi qui me trouve au milieu de votre conflit sans avoir rien demandé !
Cette fois-ci, il eut l'air coupable, sincèrement mais je détournai le regard. Le prendre en pitié maintenant ne m'intéressait pas.
-Prends ta décision mais je veux en être informé, je veux être là le jour où tu déposeras les papiers du divorce. Rentrons maintenant, on se les pèle et elle nous attend.
-Yoongi.
Je m'arrêtai, ne lui offrant seulement qu'un demi-regard en coin.
-Je crois que... commença-t-il.
-Je ne veux pas de tes excuses, l'avertis-je, mais ma voix eut du mal à ne pas chanceler.
Je le plantai là, devant le petit portail avant de rentrer. Ma génitrice arriva, l'air confuse :
-Qu'est-ce que vous faisiez dehors tout ce temps ? Vous vous disputiez ?
Je ne répondis pas et la contournai pour m'assoir à la table déjà dressée.
J'avais l'arrière-goût d'un travail inachevé, de quelque chose de mal accompli. Je réclamais justice au fond de moi et pourtant, en apercevant le petit coup d'œil gêné de mon géniteur qui s'installait à côté de moi sous les questions de son épouse, je sus que de cette fracture il pouvait se passer à présent quelque chose de différent.
J'ignorais seulement si ce serait pire ou mieux.
*******
-Mec, j'ai besoin d'un service.
Je soupirai lourdement en me levant tout en remettant la lanière de mon sac sur mon épaule avant de toiser Jaehyo avec scepticisme.
-Je préfère pas.
-S'il te plait, s'il te plait, s'il te plait.
Wooji qui se trouvait à deux pupitres de là, faisait mine de ne pas nous écouter et je repensai douloureusement à ce qu'il avait dit la dernière fois.
Il était vrai que j'avais égoïstement rejeté les liens qui m'unissaient à ces trois-là, simplement parce que je n'avais que très peu de souvenirs d'eux. J'agissais ainsi car je supposais que s'ils n'étaient pas restés longtemps dans mes souvenirs cela avait été du temps perdu. Pourquoi restaurer une amitié qui serait forcément abandonnée des années plus tard ?
Pourtant, la culpabilité me poussa à dire :
-Bon, d'accord.
J'avais tout de même des remords d'agir aussi insensiblement avec eux en stipulant que c'était leur faute s'ils n'étaient pas restés dans ma vie par la suite. Mais est-ce que ça n'avait pas été de la mienne aussi ?
Jaehyo se leva de sa chaise tandis que le reste de la classe se dissipait à présent que la fin des cours avait sonné. Il fut joyeux et souriant avant de dire :
-Tu m'accompagnes en double rencard.
Et merde.
-Je n'ai pas le temps ! répliquai-je.
-Juste quelques heures, me supplia-t-il. Promis ça durera pas longtemps, c'est l'occasion, les vacances d'été sont là...
-Justement elles sont là, c'est la dernière ligne droite avant la fin. Le suneung arrive en novembre !
-On est large !
-Pas du tout !
-J'ai déjà confirmé que tu venais, s'il te plait, je ne veux pas me disputer avec Eunha !
Je fermai les yeux, dépité. J'allais dire oui mais je sentais que j'allais le regretter.
-J'ai des choses importantes à m'occuper, ce mois-ci, essayai-je encore.
-Deux heures, deux heures et demie, retenta-t-il.
-Deux heures et c'est tout, ensuite je me barre.
Il en fut enchanté, bien trop d'ailleurs, ce qui me parut étrangement suspect, et je le laissai partir, annoncer la bonne nouvelle à sa belle tandis que Wooji tirait Minho hors de la classe sans me saluer. Le ménage du soir commençait, je n'étais pas de corvée cette fois-ci alors je me dirigeai vers la bibliothèque dans un premier temps pour tâcher de me concentrer sur mes révisions. Puis, comme habituellement lors de sa fermeture, je rejoignis Kim au dernier étage.
Il était installé devant une grande toile immense, bien plus grande que toutes les autres sur le chevalet des autres élèves. De ce que je voyais, une grande partie de sa toile était peinte en noir. La pièce était plongée dans un silence studieux, et presque tous les chevalets étaient utilisés par des élèves de différentes années.
Je tentais de lui faire signe silencieusement sur le seuil pour ne pas déranger mais il sembla faire mine de pas me voir.
Celui-là, quand il ne voulait pas me voir, il y arrivait bien.
Je finis par faire vibrer son téléphone et il fit une moue farouche en me raccrochant au nez avant qu'une insulte bien tournée ne lui parviennent aux oreilles. Cela sembla choquer trois filles qui peignaient non loin de lui mais Kim, lui, n'eut même pas la prétention de se sentir gêné.
Sale gosse de merde.
-Comment fais-tu pour avoir des toiles qui n'ont pas des tailles conventionnelles ? le hélai-je une fois qu'il me rejoignit plusieurs dizaines de minutes plus tard.
Il avait encore de la peinture plein les doigts.
-La prof m'autorise à en avoir.
-Qui est le prof qui gère le club d'art ?
-Celle de littérature coréenne.
On se dirigeait vers l'extérieur jusqu'au portail principal mais ce qui le rendit encore plus morose qu'habituellement, ce fut de remarquer que je ne l'écoutais pas vraiment.
Je repris mes esprits une fois sur le parvis du lycée et Kim fit la moue.
-Tu n'écoutais pas, déclara-t-il avec un ton de reproche phénoménal.
-Désolé, éludai-je, j'essaye de gérer l'organisation de ces prochains jours.
Il sembla légèrement se radoucir mais garda ses sourcils froncés.
-À cause de tes parents ?
-Pas seulement. Samedi, Jaehyo me traîne à un rencard alors si tu veux passer à la maison, vient en milieu d'après-midi ou alors le matin mais tu resteras tout seul pendant deux heures...
Un seul de ses sourcils se leva et sa moue se fit presque dégoûtée :
-Un rencard ?
-Je vois que tu prends du bon temps... ajouta-t-il d'un air acide.
-Je ne le fais pas de gaieté de cœur, me justifiai-je, piqué au vif.
Il ne semblait pas me croire et je me pinçai l'arête du nez.
Qu'est-ce que j'essayais de faire au juste ?
J'avais encore cette terrible impression d'être dans un nœud, emmêlé par différents fils. Pris dans une toile d'araignée à m'agiter désespérément pour me libérer. À quel moment devais-je agir ? Avant, après ? Est-ce que j'avais le droit de me concentrer sur des éléments de ma vie et laisser quelques instants le problème Kim Taehyung de côté ? Où allais-je être puni pour ça ?
-Je suis perdu.
Kim me fixa mais il ne répondit pas, demeurant ainsi, silencieux avec ses yeux acérés braqués dans ma direction. J'ignorais à quoi il pensait et il se gardait bien de me le dire. C'est de cette manière qu'il me quitta pour rentrer chez lui. Il me laissa sans réponse comme il savait si bien le faire.
Une fois arrivé au domicile familial, l'atmosphère de la maison de mes géniteurs ne me parut pas vraiment tendue. Les non-dits planaient et mon géniteur semblait tout faire pour me fuir depuis notre précédente conversation. J'étais figé dans le nœud, au milieu de la toile.
À quoi ressemblerait l'araignée qui viendrait me dévorer ?
*******
Kim Taehyung se pointa le samedi suivant dès les premières heures de la matinée. Après un message qu'il m'avait envoyé aux alentours de six heures et demie, il était arrivé comme une fleur devant la maison familiale. De ce fait, ma génitrice lui avait ouvert la porte et il était venu me réveiller par la suite.
Sans même se préoccuper de mon pauvre sommeil, le gamin s'était installé dans ma chambre et avait dessiné quelques croquis sur le bloc de papier et avec les crayons à dessin que la prof de littérature coréenne, et aussi référente du club d'art, lui avait donnés. On ne parla pas vraiment de la matinée, encore moins au déjeuner. Il s'occupa seul pendant quelques heures le temps que je révise avec acharnement puis que je ne m'habille pour ce fameux « rencard » pour lequel Jaehyo m'envoyait des messages depuis son réveil.
En me voyant enfiler un tee-shirt banal, Kim leva la tête de ses dessins, extrêmement sombre pour changer, et eut un petit rictus moqueur.
-Tu n'es pas censé bien t'habiller pour ce genre d'occasions ?
-Certainement, supposai-je.
Je faisais fi des conventions habituelles et le saluai nonchalamment, l'informant que je reviendrais dans quelques heures. Sa seule réponse fut de zieuter sur mon lit avec envie comme s'il semblait particulièrement heureux que je déserte la chambre pour se vautrer sur mon matelas et faire quelques parties de jeux-vidéos ou pouvoir regarder des films seul, sans moi.
En revenant après mon brossage de dents il y était déjà, en train de trier les dvd, et je soupirai lourdement. L'énigme qu'était ce gosse me laissait toujours stupéfait. Je ne savais pas comment agir avec lui et il ne semblait pas particulièrement vouloir créer du lien avec moi. Tout se passait comme s'il n'avait besoin de rien venant de moi et pourtant, en récupérant mon téléphone, mes yeux tombèrent sur le carnet de croquis et la noirceur de ses dessins, de ses portraits réalistes mais morbides me fit hérisser le poil. Avais-je vraiment le droit de partir en rencard quand bien plus grave et plus important se trouvait sous mes yeux ?
La sonnerie de la porte d'entrée me rappela à ma la réalité et je soupirai lourdement, encore pris entre deux feux. Jaehyo s'impatientait au rez-de-chaussée et ma génitrice m'appela du bas de l'escalier.
-Ne fais pas de bêtise en mon absence, hélai-je le gamin.
Il me jeta un regard torve et désagréable :
-Parle pour toi.
Au rez-de-chaussée Jaehyo semblait vraiment étrange et nerveux. Il avait fait un effort dans sa tenue, ses vêtements paraissaient neufs et ses cheveux un peu trop bien coiffés.
-Taehyung ne vient pas avec vous ? s'étonna ma génitrice.
-Non. J'en ai pas pour longtemps.
Elle ne s'en étonna pas mais me donna rapidement une liste d'achats à faire sur le chemin du retour :
-J'ai envoyé un message à ton père mais il ne me répond pas, tu pourras faire les courses en rentrant ?
M'avait-il menti ? Était-il déjà parti ?
Jaehyo me coupa dans mes pensées anxieuses et me tira par la manche pour quitter la demeure.
-On a rendez-vous dans un café près de la station de métro Banwoldang. Les filles voulaient absolument boire un bubble-tea dans ce nouveau café à la mode parce que...
Je ne l'écoutais pas vraiment. Mon esprit avait repris de vieilles habitudes de calculs, de chiffres et ici, en l'occurrence, de date. Le milieu d'année approchait et je savais que la date du départ de mon géniteur arriverait incessamment sous peu, mais en lui parlant, en anticipant quelque chose de différent, avais-je tout précipité ? Changé la timeline ?
Avais-je été trop naïf de le croire ? Il m'inspirait de la colère mais dans le fond est-ce que je n'étais pas resté un gamin sensible à ce que son paternel pouvait lui dire ?
-Yoongi ?
Je relevai la tête, la rame de métro freinait, arrivant à la station centrale des deux lignes qui parcouraient la ville. C'était bondé. Nous étions un samedi après-midi ensoleillé de printemps, même si la floraison des cerisiers était passée, c'était tout de même la période de l'année la plus agréable, celle où les coréens prenaient quelques jours de repos avant la mousson et sa chaleur étouffante.
Je laissais Jaehyo me guider et on attendit devant un café à l'allure moderne avec un logo très mignon, jusqu'à ce que les deux filles nous rejoignent.
Eunha, la petite amie de mon camarade de classe était là et je fronçai les sourcils en voyant Minha à ses côtés qui parut aussi nerveuse que l'était Jaehyo une fois à ma hauteur.
Mais ce qui ne me plut pas, ce fut que l'apparition de ces deux filles avait entrainé une nouvelle impression de déjà-vu et en me retournant pour observer la devanture du café, je sus, indéniablement, que j'avais déjà vécu cette scène-là. Ça m'apparut clairement une fois assis sur les chaises de bois renforcés en cuir et un bubble-tea devant moi, la spécialité de la maison : le matcha.
La première et dernière fois que j'avais avalé cette boisson-là.
Mon esprit était embrouillé. Emmêlé comme habituellement. Est-ce que je luttais pour rien ? Est-ce que je m'efforçais de faire des chose pour finalement n'obtenir rien de différent ?
Ma vie suivait son cours, encore et toujours.
Tout suivait son cours, j'étais toujours dans la même histoire avec peu de variations. Est-ce que c'était ça que Kim Namjoon essayait de m'inculquer ?
-Tu es bien silencieux...
Je papillonnai des yeux et tournai la tête vers la jeune fille. Son visage était rond, pâle, ses joues réhaussées d'un fard très naturel, ses cheveux longs étaient bruns, brillants et une frange lui mangeait tout le front. Elle ressemblait à une poupée. Elle me paraissait incroyablement jeune et frêle mais pourtant pour l'avoir vu parler à son ignoble frère, le Boss, dont la testostérone se voyait sous ses chemises d'uniformes, je me doutais qu'elle devait avoir du caractère.
Je l'observais sans rien dire, elle avait un petit nez, un grain de beauté au poignet visible quand elle remettait ses cheveux derrière ses oreilles dans un geste timide et que la manche de son pull se relevait.
Alors c'était elle ?
J'étais venu dans ce café trente ans en arrière, je n'étais même pas certain que les deux autres soient là dans mes souvenirs. Les images de ce rencard me revenaient sans être parfaitement nettes.
Qu'est-ce que je devais en faire au juste, à présent ?
-Désolé, j'ai un peu la tête ailleurs.
-À cause du choix de formation ? Jaehyo nous a dit que tu n'avais pas encore écrit ton souhait pour la rentrée prochaine...
-Il y a de ça... Tu as rendu le document ?
Elle hocha la tête en souriant :
-Oui, je suis décidée depuis l'âge de dix ans alors je n'ai pas hésité.
-Que veux-tu faire ?
-On en a déjà parlé, me fit-elle remarquer soudain un peu vexée.
-Désolé, je ne m'en souviens pas.
-C'est rien, je veux devenir fleuriste et ouvrir un magasin. Je suis obsédée par les fleurs, j'essaye de retenir tous les noms en latin...
Un flash me revint et j'observai mes mains. La dernière fois, dans l'autre vie j'avais dû venir avec des fleurs, je connaissais déjà cette histoire...
Mon cerveau agissait comme s'il essayait de me rappeler que quelque chose d'important mais sur lequel j'étais incapable de poser le doigt, pour l'instant inatteignable. Elle tâcha de reprendre notre conversation mais un échange un peu hostile nous arrêta. À la table d'à côté, une dispute avait éclaté entre Jaehyo et Eunha, et ces deux-là sortaient à présent du café, continuant de se parler de vive voix pour une raison qui m'échappait.
Minha soupira :
-Moi qui pensais que ça les réconcilierait...
-C'était pour ça alors, l'idée du double rendez-vous ?
Elle parut surprise et rosit encore avant de balbutier :
-Enfin oui, mais... pas vraiment...
Je me sentais tellement à distance de son comportement, tellement loin, tellement vieux, tellement insensible à cette parade d'adolescence, à ces premières affres de la jeunesse, de l'affection, du charme. Du recul que j'en avais, c'était en effet si évident que je lui plaisais et l'ancien moi de dix-neuf ans avait sûrement dû mettre des mois à s'en rendre compte et devenir fou en l'apprenant.
Mais qu'est-ce qu'un type comme moi devait faire de cette scène-là ?
-Minha.
Elle me fixa avec ses grands yeux de biches, sa figure innocente et pure, de ce regard bienveillant mais qui dans le fond avait suffisamment d'intelligence pour comprendre que les choses ne tourneraient pas à son avantage. Les filles avaient vraiment une manière habile de nous faire croire que certaines choses venaient de nous alors qu'elles mettaient tout en place de manière subtile dans ce but.
-Je vais m'en aller.
Son visage se défit et elle parut abasourdie.
-Mais...
-Ce n'est pas que je m'amuse pas, c'est que j'ai beaucoup de choses à gérer en ce moment.
-Je pensais que...
Elle parut se ressaisir :
-Je pensais qu'on pourrait retenter l'expérience, sans eux, juste nous deux la prochaine fois...
Oui, maintenant ça me revenait entièrement. Nous avions effectivement eut un rencard, elle et moi dans ce même café. J'avais vraiment dû être heureux à l'époque de savoir que je plaisais à une fille pareille mais jamais rien ne s'était fait car les événements de ma vie avaient tout désintégré. Cette petite et jolie histoire, bien faible, n'avait pas résisté à la fracture de mon existence puis des années plus tard je l'avais presque intégralement oubliée.
-Je suis désolé, je ne le souhaite pas.
Je me surpris à lui parler doucement en tentant d'être le plus délicat, le plus bienveillant possible. C'était si différent de lui parler à elle alors que je m'adressais à Kim avec ce qu'il me restait d'aigreur et d'irritabilité.
-Prends soin de toi, je te souhaite d'être heureuse.
Elle hocha doucement la tête en silence mais ses yeux se perlèrent de larmes et je me levai, laissant le bubble-tea à peine entamé sur la table. Je croisai Jaehyo qui rentrait à nouveau dans le café, complètement malmené par sa dispute, le visage contrarié, et pourtant je crus y distinguer une pointe de soulagement.
Il me fixa en fronçant les sourcils alors que je venais à son encontre :
-Qu'est-ce que tu fais ?
-Je m'en vais. À lundi.
-Mais... et Minha ? Tu ne peux pas partir et la planter ici ?
-Je pense que nous nous sommes dit ce que nous avions à nous dire.
Je lui tapotai l'épaule en sortant, tandis que ses yeux s'écarquillaient de confusion mais aussi d'une rage que je ne compris pas. Sans m'en préoccuper davantage, je repris la direction du métro.
Mes pensées s'embrasèrent et pourtant je fermai volontairement les poings. Certes j'étais dans une mêlée, dans un nœud, bloqué, et tout semblait se dérouler en dehors de ma volonté. Pourtant, c'était mes choix et mon positionnement qui pouvaient rendre les chose différentes et je n'allais pas laisser mon géniteur fuir sans me battre.
Je n'allais pas laisser non plus Kim s'enfoncer dans la noirceur qui recouvrait les pages de ses dessins.
Bon dieu, qu'est-ce que j'avais peur des conséquences sous-entendues de Kim Namjoon ou même de revenir en arrière, mais je ne pouvais pas rester sans prendre des risques, sans essayer.
Je sortis mon téléphone une fois à l'air libre et appelai pour la première fois ce qui me servait de père. Il ne décrocha pas alors je réessayai plusieurs fois et lorsqu'enfin sa voix me parvint je lançai :
-Où est-ce que tu es ?
Il mit quelques secondes à répondre :
« Au travail ».
-Où est-ce que tu es vraiment ?
Son soupir sembla presque las mais il lança :
« Tu sais où je suis. »
-Tu comptes ne pas rentrer ?
« Si mais... pas ce week-end. »
-Quand ?
« Mercredi. »
-Tu ne comptes en parler à maman ce jour-là ?
« Oui, sûrement... »
-Je serai là.
« Yoongi, tu... »
-Il est l'heure.
Ma voix se serra :
-Il est l'heure de faire un choix.
« Mercredi alors, je viendrai avec les papiers. »
-Je t'attendrai, si jamais tu oses ne...
« Je serai là. »
Sa voix me parut faillir et pourtant je le crus encore une fois, très probablement comme le fils naïf que j'étais.
Je raccrochai brutalement.
Il était l'heure de croire en l'avenir même s'il n'arrivait jamais, même si j'étais renvoyé avant de pouvoir le toucher, même si je devais tout recommencer à zéro, encore une fois.
J'étais fatigué d'avoir peur d'essayer.
Les courses en main, plusieurs dizaines de minutes plus tard, je déposai les sacs sur la table de la cuisine.
-Ton père dîne avec ses collègues ce soir, il rentrera tard... m'informa ma génitrice avec un petit sourire candide.
Elle ressemblait à Minha, en plus âgée évidemment. Elle avait cette même pureté des traits, cette forme expression simple et innocente de personne gentille et aimante. Mais dans leurs regards, il y a avait ces étincelles d'intelligence. De celles qui savaient les choses. Ma génitrice savait et c'était bien parce qu'elle n'allait rien faire de ce savoir que tout se précipiterait dans le chaos le plus total. Cependant je ne prononçai rien, je ne fis aucune remarque et retournai dans ma chambre.
Kim Taehyung était là, somnolant sur mon lit, la manette de jeux-vidéos encore dans les mains, de nombreux dessins autour de lui. Il se réveilla un peu en me voyant entrer mais ne fit aucune remarque. Mon expression était-elle si effrayante que ça ?
Je vis qu'il avait d'éparpillé autour de lui non seulement ses dessins, mais aussi ma fiche d'orientation pour mes vœux concernant l'année prochaine. Je tirai la feuille à demi froissée par les draps.
-Mercredi, annonçai-je.
-Qu'est-ce qu'il y a mercredi ? s'étonna-t-il.
-La fracture arrive. Je ne suis pas certain que tu puisses venir ici avant quelque temps, ça risque de ne pas être très accueillant...
Il se redressa, paraissant soudain très éveillé :
-Ton père... je veux dire ton géniteur, il va...
-Mettre fin à la relation avec ma génitrice, oui.
Je me laissai tomber sur ma chaise de bureau qui roula un peu avant de cogner à la fenêtre derrière elle.
-Peut-être que Kim Namjoon va apparaitre et me foudroyer, me renvoyer encore dans le passé parce que je me serais occupé de ce qu'il ne voulait pas, au lieu de toi. Je m'en excuse. Tu peux croire que je suis encore qu'un sale égoïste qui ne fait les choses que dans son intérêt... J'en suis conscient mais je ne peux faire autrement.
Kim Taehyung ne bougea pas, il ne fit aucune remarque, ne semblait nourrir aucune rancœur, ses yeux paraissaient dans le vague, dirigés droit sur la feuille d'orientation que j'avais déposée sur le bureau. Pourquoi y avait-il touché ? Était-il curieux de ce fichu morceau de papier qu'il allait devoir lui-même remplir en dernière année ? Soudain, je pris mon crayon et griffonnai une réponse dans l'encart avisé. Cela sembla le réveiller :
-Tu fais quoi ? m'interrogea-t-il soudainement.
-Je marque mon vœu, pour la rentrée prochaine. Faculté de mathématiques.
Mon crayon gratta le papier puis je déposai le document dans mon sac pour le début de semaine suivante. Kim me regarda faire et il sembla sur le point de dire quelque chose mais se ravisa.
Cette nuit-là je fis un cauchemar, toujours le même pour lequel je me réveillai en sursaut et si je fus certain de l'avoir réveillé, il ne se leva pas pour se glisser à côté de moi comme il avait pris l'habitude de le faire.
J'eus presque la pénible perception qu'ainsi il me punissait de quelque chose.
Je ne savais pas encore de quoi, mais je refusais que ce fil-là, que je tentais désespérément de retenir, m'échappe encore.
Dans le gouffre de ma vie, étais-je un fou qui pensait qu'il pourrait tout réussir ?
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Chapitre corrigé par automnalh
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